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critique du jugement

  • Pascal Quignard, "Tout ce que je publie est le cœur de mon cœur." extrait de Critique du jugement

    pascal quignard,critique du jugement,compléments à la théorie sexuelle et sur l'amour, aline piboule, fauré ou le dernier amour, seuil

     

    « J’aime ce que je fais et je paie volontiers pour continuer de le faire. La joie de composer est supérieure au tourment qui l’efface comme une ardoise magique dont l’opération de décoloration ou le progrès de la désinscription durent un mois de temps tandis que les feuilles s’amoncellent dans la boue du sol et que les pluies augmentent en volume. C’est comme l’agenouillement et la pénitence qui suivent la confession de ses fautes et le pardon qu’entraînait cet aveu dans les allées des cathédrales et le froid plein d’encens âcre et humide. Ce peu de peine pardonne les joies qu’on retire de ses vices, qu’on va pouvoir reprendre un à un, l’âme vide, et tout regret éliminé. Donner consiste aussi à rembourser toutes les dettes qu'on s'est faites même si on ne sait pas du tout quand on se les ait faites et même si on en ignorait jusque-là de bonne foi les principaux acteurs, qu’on découvre sans qu’on y ait songé, et qui sont pour la plupart tous morts. Je donne la plus grande part de mon temps (non pas l’essentiel de mon temps) à la “récréation” de créer et puis, ensuite : “Pensez ce que vous voulez mais ce que vous en pensez, cela ne compte pas beaucoup à mes yeux. Il me faut écrire ces pages avant de mourir. C’est tout”. Je paie cette indifférence de ce collier de jours et de ce pèlerinage que je fais une gourde rouge à la main et une coquille noire dans l’autre dans la banlieue de l’année qui finit.

    * 

    Tout ce que je publie est le cœur de mon cœur. Tout ce qui voudrait le rabrouer ou le contraindre me blesse au plus haut point. Or, je ne puis me protéger de ces blessures car je ne veux point quitter ce qui les passionne. Préserver un cœur singulier — le battement singulier d'un cœur singulier — vaut tous les sacrifices.

    * 

    Ne plus lire les comptes rendus qui paraissent dans les colonnes pâles de la presse ou sur le cadran bleuté des téléphones ou les écrans noirs des tablettes numériques.

    Rilke : « Je n’ai pas besoin d’entendre parler de ma passion. Je détesterais voir rassemblés et imprimés les jugements des autres sur la femme que j’aime ».

     

    Pascal Quignard

    “Les expiations mystérieuses”, extrait

    in Critique du jugement

    Galilée, 2015

     

    Pascal Quignard vient de publier un livre merveilleux, Compléments à la théorie sexuelle et sur l‘amour, dans la collection Fiction & Cie, aux éditions du Seuil. J'y reviendrai.

    Il vient de créer samedi 27 janvier,  à la Philarmonie de Paris, un si beau récit-récital, Fauré ou le dernier amour, avec l'épatante Aline Piboule au piano (ici un Gaveau de 1929, dont c'était le premier concert depuis sa restauration).

    Afin de passer un moment avec quelques fondamentaux de son travail, j'ai recopié ceci.

    Bonne lecture aux amis.

  • Pascal Quignard, « Critique du jugement »

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    © : cchambard

     

    « La beauté est comme l’oiseau qui se réveille sur la branche dans l’aurore. Il prend son envol dès le premier rayon du jour. L’embellissement de la beauté au sein d’elle-même, telle est la modification de l’aube. Elle n’a pas d’autre fin que l’envol dans la première lueur pour rejoindre la source de la lumière naissante. La moindre araignée, la moindre mouche s’insère dans le jaillissement de tout ce qui est neuf, innocent, intact, irradiant. Alors la beauté est ce qui vient flotter dans l’extrême fraîcheur d’une espèce de natalité sans fin. Vague invisible dans l’air qui s’élève, qui ne retombe tout à coup que pour se réélever d’une façon toujours plus neuve. Éclaboussement toujours imprévisible. La beauté est contiguë à une liberté sans fin. »

     

    Pascal Quignard

    « Sur la merveilleuse ignorance divine »

    Critique du jugement

    Galilée, 2016

  • Pascal Quignard, « Critique du jugement »

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    © : cchambard

     

    « En 1993 je me souviens avoir senti physiquement, de façon progressive mais physiquement, ma pensée s’émanciper de la faculté de juger. Noein se disjoignait de krinein. D’étranges muscles s’assouplirent. Je vis soudain clairement la Urteilskraft en action : en train de mener toutes ses guerres, guerres d’intégration, conflits d’honneur, guerre morale, guerre de religion, guerre de goût, guerre de classe (guerre faite précisément au nom d’un goût précisément dit “de classe”, classicus, classique).

    Le jugement, fait d’opinions, est communautaire, c’est-à-dire linguistique, dialogique, fratricide. Le jugement est vigilance.

    Attention : “Attention !”.

    Il sépare, discrimine, hiérarchise, montre du doigt, exclut, tourne le pouce. C’est cette modalité de la pensée collective (judicare, krinein) que je me résolus finalement à quitter. C’était le printemps. C’était le mois d’avril. Je traversais le pont qui mène au Louvre à rebours gagnant la rue de Beaune. Je privilégiais soudain la pensée au sens plus ancien, plus radical, plus originaire, de noèsis. Pensée qui cherche la trace. Qui suit à la trace la proie qu’elle ignore et dont son flair est si curieux dans l’invisible. Veillance infiniment souple qui rêve son désir. Noein est ce museau qui re-cherche, individuellement, de vestige en indice. Yeux fermés. Étrange attention inattentive qui va jusqu’à franchir la limite de la contemplation elle-même dans l’extase (c’est le théorétique chez Aristote, c’est l’extatique chez Loggin le Rhéteur, c’est la nuit de l’âme chez Jean de La Croix). Je quittais la lecture consciente, appliquée, jugeante pour la lecture insconsciente, œuvrante, voyageante. Un autre mode de vie se cherchait dans l’habitude jusque là orientée et monotone des jours. Je poussais la porte du bureau de mon ami Antoine Gallimard et lui disais adieu. Je prévins trois amis par téléphone. Aussitôt l’Agence France-Presse distribua la nouvelle et on ne me vit plus. »

     

    Pascal Quignard

    Critique du jugement

    Galilée, 2015

     

    ce 23  avril 2016, bon anniversaire Pascal

  • Pascal Quignard, « Critique du jugement »

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    photo © cchambard

     

    « Publier c’est quitter la solitude, les retraits, l’errance, la nuée de la création, la pénombre de l’origine pour une espèce de tourisme dans l’horreur cancanière et fiévreuse des congénères. Le temps de la parution assujettit à un voyage sans confort et barbare (voiture, train, autocar, métro, avion). Pourquoi le faire ? Pour aller où ? Il faut le faire sans barguigner pour se rendre dans la solitude qui suit et que l’expiation elle-même protègera. Il ne faut pas hésiter à dire : “Comprenez-moi, amis que je vais visiter chaque année, il faut bien voir où le voyage mène : le paradis”. Le lieu solitaire et le temps béni et la liberté où je passe mes jours supposent le sacrifice d’un mois et demi tous les ans dans l’ombre de l’automne, sous les nuages pleins de pluie froide, dans les petites salles enfumées couvertes de livres et emplies de rhumes, de toux, de moucheries, de maussaderies, de fièvres, qui précèdent l’hiver. Ce sont des gouttes d’amertume, qui déculpabilisent la joie solitaire. Elles en sont la condition et les grippes et les angines qu’elles entrainent forment d’étranges médecines. Ce châtiment de la promotion des livres publiés fortifie la concentration de l’esprit, ravive tous les traumatismes que le corps et l’âge et sa mémoire fuyaient, et accroît son désir de recouvrer sa solitude et de connaître à nouveau le repos. Étrange balance infernale qui doit s’effectuer entre le souffle resserré, l’angor, les hoquets hémorragiques du sang, puis une âme qui se dilate, qui s’effrite, qui s’éparpille, qui s’envole enfin à nouveau. L’évacuation de l’œuvre dans le réel, l’oubli de l’œuvre dans sa parution, équilibrent la quête à l’état pur dans la solitude, la lecture, l’amour, la compagnie si flegmatique, si fidèle, si eurythmique des chats, la soumission miraculeuse des touches des pianos à double articulation, les gargouillements des radiateurs, les fleurs soudaines du silence, l’amitié rare et discrète, la sensualité rituelle, violente, cachée, profonde, imprédictible, secrète. »

     

    Pascal Quignard

    « Les expiations mystérieuses » in  Critique du jugement

    Galilée, 2015