dimanche, 17 mai 2020
Àlex Susanna, « Deux poèmes »
DR
« Nature morte
à Miquel Vilà
Sur la table reposent des livres,
des lunettes, un cahier, un crayon :
les instruments de quelqu’un qui a perdu
son temps à lire et à écrire,
à essayer de peaufiner quelque poème
où entrer et se reposer, ou bien se terrer dans son trou
après une journée plutôt morose…
Avant on trouvait encore des gens qui construisaient
des temples, et même d’imposantes cathédrales :
aujourd’hui nous nous contentons, la nuit venue,
d’une grotte, d’un abri quelconque
pour échapper à cet excès de mauvais temps
et cacher le froid qui par dedans nous ravage.
Sur le son et sur le sens
Il arrive que cette langue, la nôtre,
claque encore comme bois vert :
la verrons-nous brûler un jour
en silence comme ses sœurs ?
Tous ces crépitements, ces grésillements,
ces craquements, ces braillements à foison,
la danse de tous ses sons exacerbés
après tant d’années de prostration,
distrait et charme, excite même
mais finit par lasser :
dans le silence de la nuit,
lorsque d’une langue nous attendons
quelque chose de plus qu’une bonne musique,
nous voudrions arriver à entendre,
tout au fond de chaque vers,
le bourdonnement persistant d’une sobre
combustion, le lointain ressac
des jours à jamais perdus,
les brusques poussées des marées
qui trop souvent nous expulsent
de ce que nous croyons vraiment nôtre,
et tout l’enchevêtrement de courants
et de contre-courants d’un temps transformé,
plutôt qu’en un poulain écervelé
qui fuit sans savoir où il va,
en un coureur de fond
de plus en plus épuisé
qui revient constamment sur ses pas
pour voir si jamais il trouve la sortie
du labyrinthe où sans le vouloir
un beau jour il est entré par distraction. »
Àlex Susanna
Inutile poésie
Poèmes traduits du catalan par Bernard Lesfargues
Bilingue
Fédérop, 2001
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vendredi, 15 mai 2020
Kenneth Rexroth, « Deux poèmes »
DR
« Au pied du mont Soratte
L’autre jour, dans des rangées
Inexplorées au fond de la bibliothèque,
Cerné par les volumes sévères
De la Patrologie de Migne,
Debout, je lisais les déchirantes
Plaintes d’Abélard. Soudain,
Je m’aperçus que depuis un moment,
Un parfum doux et léger
M’entourait, très subtil, très chic,
Puis, j’entendis le tintement
De fins bracelets et une respiration
Qui ne cessait de monter et descendre.
Dans l’allée, de l’autre côté,
Un garçon et une fille
Faisaient l’amour dans le coin
Le plus reculé du savoir.
La roue tourne
Tu portais robe de satin et voile de gaze
À présent tu séjournes avec moi en montagne près des cascades.
J’ai lu jadis ces vers que Po Chu Yi*
Composa quand il avait un certain âge.
Ils surent me toucher malgré ma jeunesse.
J’ignorais alors que, à mi-vie,
Une ravissante et jeune danseuse
M’accompagnerait près des chutes de cristal,
Sous les sommets de neige et de granit.
Je savais moins encore qu’elle serait
À la différence de Po, ma propre fille.
La terre tourne vers le soleil.
L’été s’installe sur les cimes.
Des coqs de bruyère bleus tambourinent dans les sapins rouges
Au long des jours lumineux.
Tu piques des plumes de geai bleu et de colapte
Dans tes cheveux.
Deux fois deux hirondelles d’un vert violet
Jouent au-dessus du lac.
Les oiseaux bleus sont revenus
Nicher sur la petite île.
Les hirondelles boivent au vol,
Badinent, zigzaguent, piquent
Et rappellent celles qui virevoltent
Sur le Ponte Vecchio et sous ses arches
Une pluie fine traverse le lac
Dans un léger sifflement. Après l’ondée,
Des vesses de loup géantes, pareilles à des carapaces
De tortues, naissent au bord du pré.
Les neiges de mille hivers
Fondent sous le soleil d’un unique été.
Des cyclamens sauvages éclosent près du ruisseau.
Des truites tournent dans l’eau transparente.
Cris des marmottes, le soir dans les rochers.
Le Scorpion s’enroule sur les champs de glace qui miroitent.
Un moineau nocturne à couronne blanche chante au coucher de lune.
Le tonnerre gronde dans le lointain.
Notre campement, lumière isolée
Au cœur de cents monts et cascades.
Les voix entremêlées de l’eau
Qui chute conversent la nuit durant.
Au chaud dans ton duvet,
Joues et paupières éclairées par les étoiles,
Ton souffle s’abaisse et s’élève
Avec un minuscule nuage dans la nuit gelée.
Dix mille chants d’oiseaux saluent le jour.
Dix mille années tournent inchangées.
Cela fut et ne se retrouvera plus. »
* Po Chu Yi ou Bai Juyi — 772-846 —, aussi appelé L’ermite du Mont parfumé (Note du blogueur)
Kenneth Rexroth
L’automne en Californie
Traduit de l’américain et présenté par Joël Cornuault
Bilingue
Fédérop, 1994
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jeudi, 14 mai 2020
Denise Levertov, « Deux poèmes »
DR
« Le lit
Nous sommes une prairie où bruissent les abeilles,
l’esprit, le corps sont presque confondus
lorsque le feu s’avive dans le poêle
et que nos yeux se ferment,
et que, bouche à bouche, blottis
dans la tiédeur de la laine,
nous dormons comme dorment les chevaux dans l’herbage,
à l’unisson. Pourtant l’automne froid
enserre notre lit, et pourtant tout le jour
nous sommes singuliers et souvent solitaires.
Les esprits apaisés
Le voyageur arrive enfin, au cœur de la forêt,
dans la cabane où, lui a-t-on promis,
un sage le recevra.
Mais il n’y a personne ; des oiseaux, des bêtes menues
s’agitent, disparaissent, puis reviennent pour l’observer.
Nul regard humain ne l’accueille.
Pourtant, dans la cabane, il trouve de la nourriture,
gardée chaude près des tisons,
des habits odorants, à sa taille,
pour remplacer les haillons de l’errance,
et une couche de bruyère des collines.
Il reste là, il attend. Chaque jour
quelqu’un charge le feu, remplit la cruche
pendant qu’il dort.
Lui-même tire l’eau du puits,
écrit le récit de ses voyages, guette le bruit d’un pas.
Peu à peu il découvre
que l’absent, le sage, lui parle,
qu’il est présent.
C’est ainsi
que vous m’avez parlé, ainsi que — surprise —
je vous ai entendus. Lorsque j’en ai besoin,
un livre ou une feuille de papier
apparaît dans ma main, où la vôtre a écrit : messages
qui m’attendent sur les étagères de la cave,
dans des boîtes oubliées,
jusqu’à ce que j’écoute.
Vos esprit s’apaisent ;
maintenant, elle regarde, murmurez-vous,
maintenant elle commence à voir. »
Denise Levertov
Un jour commence
Poèmes traduits de l’anglais et préfacés par Jean Joubert
Coll. Comme, Les Cahiers des brisants, 1988
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jeudi, 07 mai 2020
Durs Grünbein, « Deux poèmes »
DR
« Un mouvement
Ce petit coup de vent éphémère, tourbillon aérien
infinitésimal, quand un
moineau effrayé s’envola sous
mon nez, déjà il était
hors de vue, et une des
feuilles les plus légères le suivit déchiquetée dans
son sillage. (1988)
D’un livre des faiblesses
Un gigantesque agenda, cette vie –
Si différente de ce qu’on attendait, et pourtant telle.
Nous nous voyons, en fermant les yeux,
Dans un ascenceur qui passe par les années comme par des étages.
Souvent, quelqu’un descend en route, court dans le couloir
À la rencontre de lui-même, son propre double.
On trébuche une moitié du chemin, on frappe à la mauvaise porte
Parce qu’un cœur est dessiné dessus. Et alors –
S’affaisser d’épuisement fait tellement de bien.
Chaque jour à présent un pétale tombe
Du bouquet de fleurs délirant qui, hier, manquait
De faire exploser le vase par sa splendeur.
Hortensias bleus, anémones sauvages, tulipes noires –
Tout ça à l’air d’une improvisation libre :
Études pour un piano d’enfant – vers inconsistant.
Et cette inconsistance veut dire : nous mourons
Imperceptiblement ; et soudain nous prenons plaisir
À vivre comme si nous étions immortels,
Alors que l’écriture nous endigue et que le moindre
Mot est crucial. Alors vas-y,
Écris un livre sur tes faiblesses quotidiennes. (2017) »
Durs Grünbein
Presque un chant
suivi de « Notes sur moi-même » par l’auteur
Traduits de l’allemand et présenté par Jean-Yves Masson & Fedora Wesseler
Coll. Du monde entier, Gallimard, 2019
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dimanche, 03 mai 2020
Yves Bonnefoy, « Deux poèmes »
DR
« L’arbre, la lampe
L’arbre vieillit dans l’arbre, c’est l’été.
L’oiseau franchit le chant de l’oiseau et s’évade.
Le rouge de la robe illumine et disperse
Loin, au ciel, le charroi de l’antique douleur.
Ô fragile pays,
Comme la flamme d’une lampe que l’on porte,
Proche étant le sommeil dans la sève du monde,
Simple le battement de l’âme partagée.
Toi aussi tu aimes l’instant où la lumière des lampes
Se décolore et rêve dans le jour.
Tu sais que c’est l’obscur de ton cœur qui guérit,
La barque qui rejoint le rivage et tombe.
Une voix
Combien simples, oh fûmes-nous, parmi les branches,
Inexistants, allant au même pas,
Une ombre aimant une ombre, et l’espace des branches
Ne criant pas du poids d’ombres, ne bougeant pas.
Je t’avais converti aux sommeils sans alarmes,
Aux pas sans lendemains, aux jours sans devenir,
À l’effraie aux buissons quand la nuit claire tombe,
Tournant vers nous ses yeux de terre sans retour.
À mon silence ; à mes angoisses sans tristesse
Où tu cherchais le goût du temps qui va mûrir.
À de grands chemins clos, où venait boire l’astre
Immobile d’aimer, de prendre et de mourir. »
Yves Bonnefoy
Pierre écrite
Mercure de France, 1965
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samedi, 02 mai 2020
Malcolm Lowry, « Deux poèmes »
© Júlio Pomar
« Poème bizarre
J’ai connu un homme sans cœur :
Il dit que des enfants le lui ont arraché
Et l’ont donné à un loup affamé
Qui s’est enfui l’emportant dans sa gueule.
Et les enfants ont fui avec l’instituteur ;
L’animal aussi s’est enfui bien vite,
Et derrière lui, bizarre poursuite,
Titubait encor cet homme sans cœur.
J’ai vu cet homme l’autre jour,
Gonflé d’un orgueil ridicule,
Le cœur remis en place et la mine égayée ;
À son côté, tout radouci, trottait le loup.
Pierres blessées
Parfois l’enfant ne sait pas dire son chagrin,
Mais il entend, le soir, les étranges présages
Qui annoncent aux pierres blessées, à même le sol,
Leur libération, ou il apprend que les pierres
Cœurs brisés, ont parfois l’éclat dur d’un langage.
Le bruit de la mer rugit au vestiaire
— Et un reproche ; mais cela même est rassurant :
Un reproche de moins entre lui et la mort…
Et là, sur le tapis devant la cheminée,
Il regarde l’enfer et voit son avenir
— Qui sait, peut-être une chambre de chauffe ? —
Pourtant l’enfant, je pense, a connu des fous-rires
(On dit que de la vie ce sont les seuls remèdes),
Et puis, n’eût-il pas survécu,
Saurait-il que Rimbaud a connu ces chagrins,
Rimbaud dont l’âge d’homme aussi, comme le sien,
Fut déserté d’amour et privé de langage ? »
Malcolm Lowry
Pour l’amour de mourir
Traduit par J.-M. Lucchioni
Préface de Bernard Noël
Goauches découpées de Júlio Pomar
Coll. Le Milieu, éditions de la Différence, 1976
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mardi, 19 novembre 2019
Chen Zu-ang, « Deux poèmes »
Wang Shimin, 1653
« Quittant un ami par une nuit de printemps
La fumée bleue de la bougie d’argent
La coupe d’or digne d’un vin unique.
Sortir vibrant aux luths et aux cithares
Se séparer pour sillonner le monde.
La lune sombre au-delà des grands arbres
La Voie Lactée fond dans le ciel de l’aube.
En route vers Lo-yang — tristesse douce
À quand une soirée de retrouvailles ?
Chanson en montant sur la terrasse de Youzhou
Devant on ne voit pas l’homme d’avant —
Derrière on ne voit pas l’homme d’après. —
Pensant aux cycles infinis de l’univers
La solitude amère et les larmes qui coulent. »
Chen Zu-ang — 661-702
in Ombres de Chine
« Douze poètes de la dynastie Tang (680-870) et un épilogue »
Choix, traduction et commentaires : André Markowicz
Inculte / Dernière marge, 2015
15:39 Publié dans Chine, Écrivains, Édition, Livre | Lien permanent | Tags : chen zu-ang, deux poèmes, ombres de chine, andré markowicz, inculte, dernière marge