dimanche, 26 mars 2017
Juliette Mézenc, « Laissez-passer »
DR
« &
je m’applique à être
c’est pas donné à tout le monde
à certains oui, c’est donné, c’est ce qui paraît en tous cas
c’est naturel pour eux
Ils SONT.
ils sont ils sont et puis voilà
j’ai toujours trouvé ça injuste
parce que pour moi c’est pas la même : il faut sans cesse que je m’applique à la vie
je m’applique à la vie par toute une série d’exercices
et même comme ça, en m’appliquant très fort, je n’y arrive pas, pas toujours, et même : plus je m’applique plus elle me fuit, la vie, j’ai l’impression
mais comment faire
parce que parfois ça marche
des fois, je réussis à réduire l’espèce de no man’s land qui me sépare de la réalité, je franchis tout l’espace d’un bond d’un seul
des fois, je fais partie c’est une joie
mais c’est tout un travail pour moi
et je vois bien que c’est plus de boulot pour certains que pour d’autres
y en a ils sont et puis voilà
et puis y en a d’autres
un jour qui a duré des mois et des mois, et je me suis retrouvé coupé, complètement séparé de
…
j’ai retrouvé ça, cette sensation-là, dans un jeu vidéo hier, j’avançais dans la map et puis d’un coup : blanc ! rien que du blanc et moi perdu là au milieu sans plus aucun repère dans cette immensité blanche et lumineuse, sans aucune aspérité, le vide le plus pur
et rien qui te raccroche à rien
juste la voix du médecin qui avait prononcé des mots “perte des notions de l’espace et du temps”
il y avait donc un nom pour ça
nommer c’est déjà ça
une main courante
c’est juste après que j’ai commencé à écrire »
Juliette Mézenc
Laissez-passer
L’Attente, 2016
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dimanche, 08 mars 2015
Xavier Person, « Une limonade pour Kafka »
17 novembre 2008, Ritournelles © cc
« Dans son livre de dialogue avec Frédéric-Yves Jeannet, Rencontre terrestre, Hélène Cixous parle de légèreté et de transparence à propos d’une des dernières phrases griffonnées par Kafka sur son lit d’agonie :“Limonade tout était si infini.” De cette phrase qui est “de ces phrases absolues, détachées absoutes en lesquelles se précipite toute une vie dans un souffle ultime”, à partir de cette phrase, surgissement et adieu, improbable apparition, elle dit son rêve d’atteindre cette liberté de l’ultime, de pouvoir écrire “à la fin”, alors même qu’on a plus de compte à rendre à personne, dans cette “grâce”.
Résolution : on va continuer avec la littérature pour l’espoir de parfois rencontrer ou produire un tel énoncé, pour l’étrangeté de cette rencontre avec une phrase qu’on n’aurait pas pu écrire, qu’on n’aurait pas écrite, pour tout ce qui s’y déplace, pour cette sorte d’espoir léger qui s’y lève, cette littéralité heureuse, ce retour de la lettre à elle-même, cette idiotie ou ce retour en enfance, cette découverte étrange qui d’un coup nous fait entrer dans un rapport inouï à nous-même, à nos significations ordinaires, dans un dégagement, recrachant la mort qu’on avait coincée dans la gorge. Dans une libération. »
Xavier Person
Une limonade pour Kakfa
Coll. Philox, éditions de l’Attente, 2014
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jeudi, 29 janvier 2015
Juliette Mézenc, « Elles en chambre »
« Parce que si on écrit de tout son corps… qu’en est-il des auteurs qui écrivent avec un sexe de femme ? Le sexe ne fait-il vraiment rien à l’affaire, comme le proclamait Monique Wittig : “on est écrivain ou pas” ? Nombreuses aujourd’hui sont les femmes qui écrivent, et c’est sans précédent, la littérature s’en trouve-t-elle modifiée ? Sachant par ailleurs qu’entre Barbie et sa rivale Bratz la guerre désormais fait rage, comprendre qu’elles se portent comme des charmes, que les moules sexués semblent loin bien loin d’être brisés, qu’en est-il de la femme qui écrit, échappe-t-elle à son genre ?
Parce qu’écrire c’est s’arracher, faire cette tentative de bondir hors des frontières, celles assignées par la nationalité, le genre, l’espèce, hors des murs de l’identité qui délimitent trop souvent le territoire d’un moi étriqué et mesquin, hors de ce que l’on croit connaître, savoir, hors des formes répertoriées qui ronronnent, partir ! Le travail, quelle belle chose parfois ! et parce que c’est en poïeinant et en se réjouissant de poïeiner qu’on pourra faire la nique à tous ceux qui nous coupent de cette sauvagerie, ils sont légion (poïeinerie, n.f. du grec poiein “faire, fabriquer, produire, créer” qui a également donné poiêma puis poème, bref : poïeinerie = travail sauvage et irrécupérable).
Parce que je crois sentir, encore, malgré tout, dans ma bouche, parfois, le fantôme de Scold’s bridle*…
Parce qu’heureusement Virginia Woolf**… »
Juliette Mézenc
Elles en chambre
L’Attente, 2014
* Scold’s bridle est un dispositif de punition utilisé en Écosse puis en Angleterre jusqu’au xixe siècle à l’encontre des femmes dont le discours était jugé « médisant », « séditieux » ou « gênant ». Il s’agissait d’une muselière de en fer avec un mors, souvent garni de pointes, qui prenait appui sur la langue.
** Une chambre à soi est une conférence que Virginia Woolf a donnée à des étudiantes de l’Université de Cambridge sur les conditions matérielles et culturelles de la création.
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samedi, 21 décembre 2013
Jean-Paul Chague, « Expansion sans profondeur »
« tant de nos livres sont muets
à quoi l’attribuez-vous des corps
pourtant y passent entre les lignes
ni cris ni revendications qui les fassent
se retourner désir plaisir même
demeurent affaire privée
ils passent ce sont des entités
ni hoquets ni râles ni murmures
ni douleur à opérer l’organique
nous est une langue étrangère
et tombe de la bouche une mélopée »
Jean-Paul Chague
Expansion sans profondeur
Coll. Philox, L’Attente, 2013
14:55 Publié dans Écrivains, Édition | Lien permanent | Tags : jean-paul chague, expansion sans profondeur, l'attente
samedi, 23 février 2013
Sandra Moussempès, « Acrobaties dessinées »
« lorsque je me questionne je pense à penser à ma place je pense avec mes lèvres je souris mais je réfléchis sans penser en fait la pensée parle à ma place le son de mes lèvres n’existe pas si ce n’est dans la fiction sonore je voudrais vous parler je voudrais tout dire mais tout dire entraîne une réalité qui n’est plus ma façon de dire et d’être et si un film obscurcit mon champ de vision je pense alors qu’il s’agit d’un remake je pense aussi aux sous-titres aux langues lues entendues apprises je pense en pensée disent-ils pour ouvrir leurs lèvres ils clignent des yeux ma bouche est ouverte à présent je présélectionne une pensée je pense à votre place je me divise en pensée dans mes rêves la pensée s’inscrit tout au long des visages les couleurs ont une pensée propre qui remplit chaque plan en mode plein écran on voit les lèvres des acteurs on voit qu’ils ne pensent pas les acteurs ne pensent pas puisque leur vie est une contrainte momentanée une photographie de miroir sans tain les acteurs jouent à l’écran tandis qu’hors champ l’acteur pense au rôle il est donc hors du rôle et je me désigne parfois comme actrice de ma pensée pensée, pensée parlée, pensée pensée à l’instant puis décrite tant bien que mal, je me désigne alors que ceux qui pensent recevoir mes confidences n’ont rien entendu ne m’ont pas vue, ceux-là ont des idées mais pas de pensée propre, ce pourquoi la pliure des commissure entraine une réponse affirmative
j’aime bien les voix pouvait-elle dire j’aime bien ne pas synthétiser ne pas raconter ne pas retracer au lieu de me taire, je m’interroge et ma réponse est une question qui devient le remake de ma précédente vie supposée, suivez le son qui sort de mes lèvres en différé suivez ce qui en sort en pensée pensez-vous alors que l’on peut devenir une personne qui reviendra que l’on peut revenir en pensée dans la pensée de ceux qui vous questionnent ? »
Sandra Moussempès
Acrobaties dessinées & cd Beauty Sitcom
L’Attente, 2012
photographie © A. Donadio
14:15 Publié dans Écrivains, Édition | Lien permanent | Tags : sandra moussempès, acrobaties dessinées, l'attente