dimanche, 01 décembre 2019
Jean-Claude Pirotte, « La pluie à Rethel »
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« Je n’ai jamais réussi à mettre de l’ordre dans ma vie, ou mes vies, et ce n’est pas aujourd’hui, où j’essaie d’en agencer des bribes, que je réussirai. Les lieux et les visages se sont estompés. Rarement, une surface réduite dans cette étendue d’ombre s’illumine, comme, sur une plaine où roulent des nuages bas, soudain un coin de champ, un bout de terre reçoivent l’éclairage inattendu d’un rayon de soleil. Cela ne dure pas, et l’horizon entier se bouche à nouveau. Il faut se contenter de ces clignotements désordonnés ; chercher à fixer une couleur, la forme tourmentée d’un grand arbre, l’ondulation à peine perceptible d’un ressaut de terrain, la lueur accrochée à un toit mouillé, le sillon noir et blanc d’un vol de pie, un cri très éloigné, l’appel perdu d’une voix dans un chemin creux. À partir de ces visions incohérentes, construire est illusoire. On n’invente pas ce qui est mort.
Chercher des images, patience de sourcier. Mais quelles images ? Quelle nappe d’eau fraîche découvrir sous les strates accumulées par l’indifférence universelle ? Je cherche des images, qui seraient mon musée d’Épinal à moi. Musée bien dérisoire. Je me promène dans des salles obscures où je m’arrête parfois, espérant qu’un écran quelque part va s’éclairer, dérouler un film sautillant, suggérer le faux-semblant d’une merveille perdue. Je fais des phrases. Et j’attends d’elle un événement inimaginable, quelque chose comme la résurrection d’une banalité sanctifiée, est-ce que je me fais comprendre ? Je ne me fais pas comprendre. Je regarde le ciel et j’écoute la pluie. C’était un autre ciel, une autre pluie. Non, ce sont les mêmes. Il n’y a que moi qui… Moi ? Rien, il n’y a rien. Le mot rien, le mot vide, le mot néant, encore des mots. Et se colleter avec des mots, à quoi ça peut bien servir ?»
Jean-Claude Pirotte
La pluie à Rethel
Préface de Jean-Paul Chabrier
Luneau-Ascot, 1981, rééd. La Table ronde, coll. La petite vermillon, 2018
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mardi, 05 décembre 2017
Philippe Rahmy, « Monarques »
DR
« Tel-Aviv. Nulle envie de quitter ma chambre. Il fait beau. Les oiseaux chantent et je pleure comme, trente ans plus tôt, je pleurais la mort de mon père. Il y aussi ces lettres rouges sur fond blanc, cette histoire dans l’histoire. Herschel Grynszpan, mort, mon père, mort, et moi qui fait semblant de vivre, incapable de trouver des mots pour dire combien j’aimais ce père, pour raconter l’histoire de Grynszpan, parce que je porte un secret, un petit tas malpropre qui m’empoisonne depuis trop longtemps. Il faudrait reprendre au début. Ouvrir la matriochka de ces récits emboîtés pour les poser à plat. Répliques l’une de l’autre, grande Histoire et petites histoires, elles affichent toutes le même sourire figé. Le même masque mortuaire. »
Philippe Rahmy
Monarques
La Table ronde, 2017
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samedi, 22 juillet 2017
Jean-Claude Pirotte, « Un voyage en automne »
juin 2004 © cepdivin
« Marcel Schwob enfant s’enfermait au grenier pour lire “en mangeant un morceau de pain trempé dans un verre d’eau”. Que de charmes aux enfances des “aventuriers passifs” célébrés par Mac Orlan. Je crois que je faisais pareil, la nuit, lorsque, sur la pointe des pieds, j’allais écouter dormir mes parents en collant mon oreille à la serrure de leur chambre, avant de monter jusqu’au palier des mansardes, un livre et une bougie dérobés à la main. Lire était l’activité clandestine et ténébreuse par excellence. Elle l’est restée. Je levais les yeux et je voyais la lune apparaître entre deux nuages, au coin de la lucarne. Les rayons glissaient sur la page d’où semblaient s’élever comme un parfum les signes brouillés qui promettaient le bonheur et le mystère. Aujourd’hui encore je ne peux me défendre de penser que je suis aussi l’auteur des livres que j’aime. “Le plus haut plaisir du lecteur, comme de l’écrivain, est un plaisir d’hypocrite”, avoue Schwob. “Le vrai lecteur, dit-il encore, construit presque autant que l’auteur : seulement il bâtit entre les lignes.” C’est cela, et je n’aurai rien bâti qu’entre les lignes, ce qui me paraît une assez bonne façon de jouer à colin-maillard avec soi-même, et avec le monde. »
Jean-Claude Pirotte
Un voyage en automne
La Table Ronde, 1996
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mercredi, 22 mars 2017
Jim Harrisson, « L’éclipse de lune de Davenport »
DR
« Le temps nous dévore crus.
Pour mon anniversaire, hier,
je n’étais que d’un jour plus vieux
bien que j’aie commencé unicellulaire
il y a dix millions d’éternités dans le bourbier de la vieille ferme.
* * *
Assurément les poissons n’ont pas inventé l’eau
ni les oiseaux, l’air. Les hommes ont bâti des maisons
en partie pour la gêne que leur donnent les étoiles,
et élevé leurs enfants sur des insignifiances,
puisqu’ils ont massacré tout dieu au fond d’eux-mêmes.
L’homme politique sur les marches de l’église croît
dans la grandeur même de cette stupidité,
lampe grillée qui jamais n’imagina soleil.
* * *
C’était lundi matin pour la plupart des gens
et mon cœur était près d’exploser selon
mon tensiomètre numérique,
ce qui me fait dire que je ne peux plus bosser
pour être le mineur le mieux payé au monde.
Je veux me maintenir à la surface et aider le héron
qui a du mal à se poser au bord du ruisseau.
Il vieillit et je me demande où il sera une fois mort. »
Jim Harrisson
L’éclipse de lune de Davenport et autres poèmes
Traduit de l’américain par Jean-Luc Piningre
Bilingue
La Table Ronde, 1998, rééd. La Petite Vermillon, 2017
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mardi, 03 mars 2015
Bashō, « Seigneur ermite »
212.
Regardant respectueusement l’image de Tchouang-tseu
Papillon, papillon,
laisse-moi te questionner
sur la poésie chinoise
314.
En ce début novembre, sous un ciel flottant, j’ai l’impression d’être une feuille dans le vent.
« Voyageur »
appelez-moi ainsi –
Première averse d’hiver
403.
Sur la route de Mino, partant vers l’est du Japon, j’écris dans une lettre pour Riyü.
Ah ! Si je pouvais faire la sieste
dans les liserons
sur la « montagne de lit » !
613.
Es-tu un papillon
ou suis-je Tchouang-tseu
rêvant d’un papillon ?
774.
Jour de l’an
D’année en année
faire porter un masque de singe
à un singe, pourtant…
Bashō, L’intégrale des haïkus
Édition bilingue
Traduction, adaptation et édition établie par
Makoto Kemmoku & Dominique Chipot
La Table ronde, 2012, rééd. Poésie Points, 2014
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samedi, 03 mai 2014
Lambert Schlechter, « Le silence inutile »
« Le dix-huitième jour du septième mois de l’année passée j’avais terminé la première lecture ; je lisais les tous premiers poèmes, ceux que tu écrivis à Tan Chow, en 1101, l’année de ta mort. Mon cœur ressemble déjà à la cendre de bois / mon corps à une barque sans amarre. J’avais mis à lire tout le livre exactement trois mois, ce qui fait en gros un poème par jour : n’est-ce pas trop vite ? Maintenant j’ai ta voix dans mes oreilles et tes poèmes j’y retourne lune après lune. Le dix-huitième jour du septième mois, c’était aussi l’anniversaire de ma femme, le dernier. Trente-huit ans. Tes poèmes, je les lisais soir après soir, le long d’elle allongé. Vieil ami, te voilà au courant, ne sois donc pas soucieux.
Lettre à Su Tung Po, 30 04 89
Me voyant marcher sur ce sentier, elle pleurerait. En janvier, comme moi, elle a dû y penser, elle a dû me voir seul marcher sur ce sentier, un jour, bientôt. Nous parlions peu, presque pas, j’avais mon bras autour de son épaule. Il y avait grand vent. Un vent exagéré. Soudain elle s’arrêta, vint contre moi, pleura. Nous restions ainsi, immobiles, muets, et alentour les arbustes criaient. Et le vent soufflait : je suis le présage, je suis le malheur. Je disais : ne pleure pas, je ne sais ce que j’ai dit encore. Je crois que je n’ai rien dit d’autre.
30 04 89
Soudain, après deux mois, c’était un dimanche, dernier jour du quatrième mois, l’encre s’est mise à couler, j’ai écrit. Et maintenant j’écris. Je ne sais pas encore ce que j’écris. Des mots se sont accumulés, le barrage s’est rempli, puis rompu. Et maintenant ça coule ; j’écris ce qui coule. Je ne contrôle ni ne calcule. Les mots viennent tout seuls. Le ton aussi. Je laisse faire. Fieri sentio. De petits mots, de petites phrases, de petites notes pour un petit livre. Le livre de toujours. Une femme une vie un amour. Et un seul lecteur, moi. Et un deuxième, troisième, peut-être. Mais ce livre, lecteur, n’est pas à ta merci.
01 05 89 »
Lambert Schlechter
Le silence inutile
Éditions Phi, 1991
Rééd. La Table Ronde, 1996
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vendredi, 18 janvier 2013
Valérie Rouzeau, « Vrouz »
Valérie Rouzeau est accueillie par Permanences de la littérature — http://www.permanencesdelalitterature.fr/ — jusqu’au 25 janvier à Bordeaux et Coutras. Elle était au 91 (librairie Mollat) le 17 janvier, interrogée par Florence Vanoli. Vous pouvez écouter l’entretien et la lecture ici : http://www.mollat.com/player.html?id=65019729
« Au fond du ciel à gauche peut-être on verra bien
Les effets spéciaux pluie amour cinéma pluie
La liste est longue d’amour au cinéma il pleut
Sur les cheveux d’une belle comme des papillons bleus
Elle lui plaît il lui plut dès le premier regard
À Cherbourg à Hong-Kong en Septembre sur la route
La route de Madison on ne vit qu’une seule fois
Crève les yeux crève l’écran l’eau vive avec le feu
Coup de foudre émotif gnôle pour les anonymes
Une goutte aura suffi à griser les amants
L’amour passion déborde moissons d’apocalypse
Déluge et pieds dans l’eau les escarpins les bottes
Ça monte à la tête droit par le cœur emballé
D’un homme et une femme beaux à Deauville ville d’eau. »
Valérie Rouzeau
Vrouz (Prix Guillaume-Appolinaire 2012)
La Table Ronde, 2012
16:17 Publié dans Écrivains | Lien permanent | Tags : valérie rouzeau, vrouz, la table ronde, permanences de la littérature, mollat