lundi, 30 mars 2020
Henri Cole, « Deux poèmes »
DR
« Anniversaire
Quand j’étais enfant, c’était pour moi une punition
que d’être enfermé dans une pièce. L’évident
désintérêt de Dieu touchant les affaires du monde
semblait impardonnable. Ce matin,
grimpant les cinq étages jusqu’à mon appartement,
je me rappelle la voix exaspérée de mon père,
mêlée d’angoisse et d’amour. Comme toujours,
la possibilité d’un foyer — au mieux d’un idéal —
reste illusoire, alors je lis Platon, pour qui l’amour
n’a pas subi de crevaison. Vautré sur le tapis,
tel un ver de compost, je comprends des choses
dont la connaissance empirique me manque.
La porte est fermée à clef, mais je suis libre.
Comme sur une carte obsolète, mes frontières bougent.
Au loin
Si je ferme les yeux, je te revois devant moi
comme la lumière attire à elle la lumière. Debout
dans le lac, je crée avec mes bras un tourbillon,
laissant la force du repentir m’entraîner en son centre
au point de ne plus pouvoir me raccrocher à mes perceptions
ou à la conscience du moi, tels ces nuages de poussière
et d’hydrogène tout excités de former de nouveaux astres
pour éclairer l’arrière-cour. Si poignant est le cri du vide
pour être comblé.
Mais, écrivant ces lignes, ma main est chaude.
Le personnage que j’appelle Moi n’est plus lourd, lascif,
mélancolique. C’est comme si les émotions n’avaient plus de chair.
Éros ne déchire pas les ténèbres. C’est comme si j’étais
redevenu un enfant observant la venue au monde de deux agneaux.
Le monde vient juste de naître à la vie. »
Henri Cole
Le merle et le loup, suivi de Toucher
Traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Claire Malroux
Bilingue
Le bruit du temps, 2015
https://www.lebruitdutemps.fr/boutique/produit/le-merle-le-loup-suivi-de-toucher-37
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dimanche, 29 décembre 2019
Natsume Sôseki, « Dénigrement de soi servant à clore le cahier des “Copeaux” »
« Regardant à froid, je suis aise de m’éloigner du monde,
Et déraisonnable et si lent à m’attirer les louanges.
Prêt à brocarder les modernes, j’abandonne leur temps ;
Proche de dauber les anciens, je fréquente leurs livres.
Mon talent semble un vieux bidet poussif autant qu’ombrageux,
Mon savoir tient de la dépouille d’insecte mince et vide.
Il me restera ce faible pour les brumes du voyage.
Jugeur de fleuves et de montagnes, je dors sous le chaume. »
septembre 1889
Natsume Sôseki
Poèmes
Traduit du chinois (Japon), présenté et annoté par Alain-Louis Colas
édition trilingue, chinois, japonais, français
Le bruit du temps, 2016
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lundi, 16 septembre 2019
Natsume Sôseki, « 16 septembre 1916 »
Surtout connu pour ses romans et nouvelles – Je suis un chat, Botchan, Oreiller d’herbes, Petites contes de printemps, À travers la vitre… –, Sôseki a écrit tout au long de sa vie des poèmes en chinois classique (kanshi) qui sont des merveilles de précision, d’émotion, et qui, utilisant les modalités de la poésie chinoise la plus classique, expriment le plus justement sa pensée, son existence, preuves magnifiques d’une rare lucidité sur lui-même et son temps.
« Quand la pensée s’attache au blanc nuage, l’esprit se pose.
À voir sa propre silhouette, on se sent en compagnie.
Discrètes fleurs s’ouvrant sans effort près de ce ruisselet ;
Fine pluie venant paisiblement delà cette fenêtre.
Prendre sa canne pour aller jusques aux stèles brisées ;
Alarmer des oiselets en passant le pontet moussu.
Les fragrantes orchidées que conserve un vallon désert,
Une exhalaison dans le pays des êtres de valeur. »
Natsume Sôseki
Poèmes
Traduit du chinois (Japon), présenté et annoté par Alain-Louis Colas
édition trilingue, chinois, japonais, français
Le bruit du temps, 2016
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samedi, 05 août 2017
Natsume Sôseki, « Poèmes »
DR
« 20 août 1916
Mes tempes sont mal en point, où poussent toutes ces blancheurs ;
Ces fleurs du temps annoncent qu’un beau jour on a décliné.
Dans la fragrance et la fétidité, quelle est notre quête ?
En un rêve de papillon nous menons notre existence.
Sandales descendant les degrés, la rosée se disperse ;
Siège déplacé sur le pavé, les cigales s’alarment.
Le vent salubre partout présent, l’ombre de ce musa,
Qui berce ma sieste de ses longues feuilles si légères. »
Natsume Sôseki
Poèmes
Traduit du chinois (Japon), présenté et annoté par Alain-Louis Cola
Trilingue – chinois, japonais, français
Le Bruit du temps, 2016
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mardi, 08 septembre 2015
Henri Cole, « Le merle, le loup suivi de Toucher »
chenin blanc
« Hé, humain, mon cœur a mal »,
proteste un corbeau, tandis que sur mon balcon
je lis et bois du chenin blanc. Son copain
goûte un rongeur flasque et semble
vouloir dire quelque chose, levant un pied jaune
agressif, une sorte d’homoncule :
« Ce que tu désires, désire-le pour toi-même »,
claque-t-il du bec, citant Rumi, franchement déçu,
mais visionnaire en un sens, comme si son esprit de corbeau
devinait mon Enfer personnel. Cependant, mes mains
en me frottant le cou ont l’intensité
de la caresse d’une mère, alors je lance,
plaidant pour l’humain : « Parlons-en, corbeau,
Dieu n’a-t-il pas fait la chair sensible à ça ? »
&
patchwork
De petits sacs de tabac à chiquer en mousseline,
teints à la maison en rose et jaune, assemblés en zigzag —
un gai recyclage de tissus qu’on voit souvent dans le Sud —
solidement cousus, une alternance de couleurs,
comme, enroulée autour de moi, une feuille de température.
Quelle est la température d’Henri, le mouton noir,
arrivant sans crier gare avec un nouvel amant — alcoolique
et impétueux —, provoquant dans le reste de la famille
des accès de pitié, de ressentiment et de stupeur à demi
admirative devant son toupet ? Navré d’avoir brisé
le vase Ming et mis le feu à la barbe du Paternel.
Je pourrais en fait être normal si l’imagination
(instable, inquiétante, fragile) est le Père qui pénètre
la Mère, et ceci mon poème-Enfant. »
Henri Cole
Le merle, le loup suivi de Toucher
Traduit de l’anglais (États Unis) et présenté par Claire Malroux
Le Bruit du temps, 2015
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jeudi, 30 avril 2015
Isaac Babel, « Histoire de mon pigeonnier »
« J’étais un petit garçon menteur. Cela venait de la lecture. Mon imagination était toujours en effervescence. Je lisais pendant les cours, pendant les récréations, sur le chemin de la maison, la nuit – sous la table, caché derrière la nappe qui tombait jusqu’à terre. Plongé dans les livres, j’ai raté tout ce qu’il y a à faire sur cette terre : sécher les cours pour aller sur le port, s’initier au billard dans les cafés de la rue de Grèce, nager sur la plage du Langeron. Je n’avais pas de camarades. Qui aurait eu envie de fréquenter quelqu’un comme moi ? »
Isaac Babel
« Dans un sous-sol » in Histoire de mon pigeonnier
Traduit du russe par Sophie Benech
Le Bruit du temps, 2014
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samedi, 27 décembre 2014
Péter Nádas, « La fin d’un roman de famille »
« Au pied d’un sureau, entouré de buissons de lilas et de noisetiers, non loin de cet arbre dont on voyait quelquefois bouger une feuille même quand il n’y avait absolument pas de vent, nous étions trois : papa, maman et l’enfant. J’étais le papa, Eva la maman. Dans le buisson, il faisait éternellement nuit. “Toujours dormir ! Pourquoi faut-il toujours dormir ?” Maman a déjà couché l’enfant. “Papa, raconte une histoire à l’enfant !” Bruit de casseroles : elle était censée faire la vaisselle dans la cuisine. Assis à mon bureau et feignant d’apprendre dans Nina Potapova*, je me levai aussitôt pour aller dans la chambre de l’enfant : celle-ci était bien douillette, toute tapissée de foin. Je m’assis su le bord du lit et attirai la tête de l’enfant sur mes genoux, passai mes doigts dans ses cheveux mouillés et mes bras autour de son cou. J’avais l’impression d’être caressé par ma propre mère. En plaquant ma main sur son front moite, je ne savais plus si c’était son front ou ma main que je sentais. Une grosse veine courait sur son cou. Si j’ouvrais cette veine, tout son sang se viderait. Dans la cuisine, Eva continuait à agiter les casseroles. “Dépêche-toi de finir ton histoire, papa, nous allons être en retard pour la soirée.” Elle, elle voulait toujours aller à une soirée, mais moi je n’étais pas pressé de finir mon histoire, j’aimais le contact de cette tête humide sur mes genoux. »
Péter Nádas
La fin d’un roman de famille
Traduit du hongrois par Georges Kassai
Le Bruit du Temps, 2014
* Auteur du seul manuel de russe en usage en Hongrie dans les années cinquante et dont se servaient aussi bien les étudiants que les fonctionnaires de l’État et du parti.
20:18 Publié dans Écrivains, Édition | Lien permanent | Tags : péter nádas, lafin d'un roman de famille, le bruit du temps