jeudi, 14 mai 2020
Denise Levertov, « Deux poèmes »
DR
« Le lit
Nous sommes une prairie où bruissent les abeilles,
l’esprit, le corps sont presque confondus
lorsque le feu s’avive dans le poêle
et que nos yeux se ferment,
et que, bouche à bouche, blottis
dans la tiédeur de la laine,
nous dormons comme dorment les chevaux dans l’herbage,
à l’unisson. Pourtant l’automne froid
enserre notre lit, et pourtant tout le jour
nous sommes singuliers et souvent solitaires.
Les esprits apaisés
Le voyageur arrive enfin, au cœur de la forêt,
dans la cabane où, lui a-t-on promis,
un sage le recevra.
Mais il n’y a personne ; des oiseaux, des bêtes menues
s’agitent, disparaissent, puis reviennent pour l’observer.
Nul regard humain ne l’accueille.
Pourtant, dans la cabane, il trouve de la nourriture,
gardée chaude près des tisons,
des habits odorants, à sa taille,
pour remplacer les haillons de l’errance,
et une couche de bruyère des collines.
Il reste là, il attend. Chaque jour
quelqu’un charge le feu, remplit la cruche
pendant qu’il dort.
Lui-même tire l’eau du puits,
écrit le récit de ses voyages, guette le bruit d’un pas.
Peu à peu il découvre
que l’absent, le sage, lui parle,
qu’il est présent.
C’est ainsi
que vous m’avez parlé, ainsi que — surprise —
je vous ai entendus. Lorsque j’en ai besoin,
un livre ou une feuille de papier
apparaît dans ma main, où la vôtre a écrit : messages
qui m’attendent sur les étagères de la cave,
dans des boîtes oubliées,
jusqu’à ce que j’écoute.
Vos esprit s’apaisent ;
maintenant, elle regarde, murmurez-vous,
maintenant elle commence à voir. »
Denise Levertov
Un jour commence
Poèmes traduits de l’anglais et préfacés par Jean Joubert
Coll. Comme, Les Cahiers des brisants, 1988
16:23 Publié dans Écrivains, Édition, Je déballe ma bibliothèque, Livre | Lien permanent | Tags : denise levertov, deux poèmes, le lit, les esprits apaisés, un jour commence, jean joubert, comme, les cahiers des bisants
samedi, 04 avril 2020
Marina Tsvétaeva, « Les brumes des amours anciennes »
« 1
Au-dessus de l’ombre noire de la jetée
La lune brille comme une armure.
Sur le quai — un chapeau et une fourrure,
On imagine : Un poète et une actrice.
Le souffle immense du vent.
Le souffle des jardins d’hiver, —
Et le soupir immense et triste :
— Ne laissez pas traîner mes lettres*
2
Les mains au fond des poches
Je suis là. Le courant d’eau est bleu.
Aimer quelqu’un encore —
Tu pars tôt demain matin.
Les brumes chaudes de la City —
Dans tes yeux. Voilà, voici…
Dans ma mémoire — ta bouche —
Et ton cri passionné : — Vivez !
3
L’amour efface sur les joues les plus belles
Couleurs. Goutez comme les larmes
Sont salées. J’ai peur de
Me réveiller morte demain matin.
Des Indes, envoyez-moi des pierres.
Où nous verrons-nous ? — En rêve.
— Quel vent ! — Bonjour à ta femme
Et à l’autre dame aux yeux verts.
4
Le vent jaloux accroche le châle,
Cette heure m’est destinée.
Je sens sur les paupières et près des lèvres
Une tristesse presqu’animale.
Quelle faiblesse dans les genoux !
— La voici donc, la flèche fatale !
— Quelle lumière ! — Je serai
Aujourd’hui — Carmen enragée.
…Les mains au fond des poches
Je suis là. Entre nous — l’océan.
Sur la ville — entre la brume, la brume.
Les brumes des amours anciennes.
20 août 1917 »
* En français dans le texte
Marina Tsvétaeva
Le Ciel brûle
Traduit du russe et préfacé par Pierre Léon
Les cahiers des brisants, 1987
14:51 Publié dans Écrivains, Édition, Je déballe ma bibliothèque, Livre | Lien permanent | Tags : marina tsvétaeva, les brumes des amours anciennes, le ciel brûle, pierre léon, les cahiers des bisants