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les corps vulnérables

  • Jean-Louis Baudry, « Les Corps vulnérables »

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    DR

     

    « Le désir d’écrire a quelque chose en lui qui le rend tenace et instable et paradoxal : il ambitionne de donner un peu de consistance au moi de l’écrivain, alors que celui-ci fait d’abord, en se confrontant au langage, l’expérience de l’altérité qui le constitue. Mais il implique de plus une contradiction peu différente de celle qui travaille le désir sexuel. Il préexiste à l’objet sur lequel il se portera. Il ignore tout de lui. On veut écrire avant de savoir ce qu’on écrira. Celui qui écrit aimerait s’éprendre de l’objet qu’il découvre en écrivant mais, à moins que le narcissisme ne l’aveugle, ce qu’il écrit à toutes les chances de lui apparaître contingent et mineur au regard de ces choses essentielles qu’il ne se sent pas en mesure d’aborder. C’est ce qui rend le souci d’écrire si fragile devant l’amour qui, lui, se définit justement par l’unité enfin trouvée d’un désir et d’un objet. »

     

    Jean-Louis Baudry

    Les Corps vulnérables

    L’Atelier contemporain, 2017

    http://www.editionslateliercontemporain.net/mot/jean-louis-baudry

  • Jean-Louis Baudry, « Les Corps vulnérables »

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    © : l'atelier contemporain

     

    « […] Ce n'était pourtant qu'à la presque fin de la rue, non loin de l'endroit où elle allait rejoindre la route conduisant à la sortie du village, que, dans le minuscule jardin en contrebas d’une maison construite en retrait de l’alignement des autres, le long du mur latéral de la voisine, qu’avait surgi, comme engendrée par le verbe créateur d’un dieu, éblouissant bouquet d’une pyrotechnie végétale, la floraison accomplie d’un amandier. Dans un ciel uniformément bleu, le projecteur solaire dont il recevait frontalement le faisceau illuminait chacun de ses innombrables et minces copeaux de soie transparente. Il semblait bien en effet qu’un dieu, ou la nature, avait déposé à nos pieds une immense corbeille pour célébrer le jour qui nous avait fait nous rencontrer. L’arbre en fleur, en déployant sa blancheur sacrée, avait concentré en lui la liturgie d’une cérémonie qui exigeait notre participation par le consentement réciproque d’un baiser plus long encore que les plus longs de ces “baisers prolongés” qui avaient si souvent interrompu à l’improviste, comme une très longue exclamation de bonheur, nos promenades et nos conversations. […]

     

    Oui, par ce baiser près de l’arbre en fleur nous avions reconnu, même si nous ne le savions pas, même si nous n’en avions pas conscience, que notre amour ne nous appartenait pas, que le lien qui nous unissait ne dépendait pas de notre volonté et de nos désirs. C’est là toujours, à cette grâce suprême, à l’idée d’un sentiment qui ne dépend pas de soi, que l’on veut mesurer l’amour que l’on ressent. Ce baiser en plein hiver, près d’un arbre miraculeusement fleuri illustrant à la fois la victoire de la vie et le mouvement caché mais persistant, le cycle de la nature sous l’apparence glacée de l’immobilité, de la mort, prenait une signification qui dépassait l’étroite contingence du moment. S’il exprimait notre joie, notre ravissement devant l’arbre si splendidement vêtu du tulle léger d’une robe d’épousée, il prenait aussi un sens symbolique dont nous n’avions pas sur le moment conscience. Je peux toujours dire, maintenant que Marie est morte, que c’est sa mort qui le lui a conféré, ou qu’elle me l’a suggéré. Ce baiser était l’équivalent de l’arbre en fleur, il témoignait de la puissance invincible de l’amour sur le déroulement contingent du temps, sur des événements que nous pensions ne dépendre que de notre volonté. Il constituait un acte de foi et un abandon. Jusqu’à ce jour, jusqu’à cette date qui, par une coïncidence que je ne crois pas accidentelle, est celle de l’anniversaire de Marie (que je lui aurais souhaité quel qu’ait été alors l’état de nos relations comme je n’avais pas manqué une seule fois de le lui souhaiter depuis notre rencontre, comme aujourd’hui, en écrivant dans le silence de ce jour, dans la solitude que j’ai voulue, je le lui souhaite attendant d’elle un signe, le signe par lequel elle me ferait savoir qu’elle n’est pas tout à fait morte, qu’une part d’elle survit autrement que par moi qui jour après jour, depuis qu’elle est morte, tente de laisser une trace, fautive, trop fautive, oublieuse, égarée, s’égarant hors du chemin que je devrais suivre, ce signe qu’elle ne veut pas me donner autrement que par la pensée de ce baiser dont je poursuis, poursuivant son ombre, l’évocation), jusqu’à ce jour je ne pouvais savoir que ce baiser était comme un arbre en fleur surgi miraculeusement au détour d’un chemin au milieu de l’hiver de notre vie, nous apprenant que décidément notre amour nous avait préexisté, mais qu’il fallait aussi qu’elle meure pour que je l’apprenne… »

     

    Jean-Louis Baudry

    Les Corps vulnérables

    L’Atelier contemporain, 2017

    http://editionslateliercontemporain.net/collections/litterature/article/les-corps-vulnerables