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  • Bernard Delvaille, « Blanche est l’écharpe d’Yseut »

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    « À Tintagel

    les roses meurent aussi

    Un pan de mur

    un papier de soleil

    quelques mètres carrés de neige

    et ce ciel bleu

    quand il rentre au matin

    avec sur lui

    une odeur de garçon

    Il oublie tout

    né il y a trop longtemps

    Il a froid

    les anges sont blessés

    Ses lèvres sont deux oiseaux

    Le mort

    qui par sa bouche

    du foutre jette encore

    c’est lui

    Des bruits sourds

    dans la nuit

    martèlent son cerveau

    Il s’endort la main

    sur la couverture glacée du livre

    prêtant serment

    et les draps froids

    sont le linceul

    préparé pour l’absence

    qui est séparation

    comme fleur coupée

    en vase

    au vol des guêpes

    funéraires

    Mais où dis-tu

    qu’il s’est enfui

    a-t-il respiré

    l’odeur des feuilles

    l’appel du matin

    quand l’enfance qui n’est pas

    ne sera jamais

    quand tout serait à naître

    mais s’écroule comme

    sous le poids du lierre

    le mur

    Les dieux peut-être

    les avaient

    l’un à l’autre promis

    Désormais

    que savent-ils

    de ce sommeil interrompu

    de ces falaises de la chair

    d’où l’on se jette

    à l’aube

    mordant les draps les lèvres

    léchant sur le ventre de l’autre

    le sperme de l’enfance

    miel dont se nourrissent

    ceux qui ne naîtront pas

    Que savent-ils de cet instant

    où tout se brise où tout

    se donne en glace

    au jeu du soi et du non-soi

    À être un seul

    en deux visages

    sur les flots

    à ne savoir quel est le vrai

    on invente ses blessures

    ses travestis

    Quand vient le bal

    on n’est plus deux

    mais un motard

    aux lèvres peintes

    assassin aux yeux faits

    vidant sa vie tel un moteur

    avant le gel

    Et cet enfant

    qui n’est pas né

    ce frère en l’herbe chaude

    est-ce à toi qu’il eût ressemblé

    est-ce à moi

    Je l’entends dans la nuit

    qui marche

    et me retourne

    quand son pas cherche

    à me rejoindre

    C’est le poids de mon ombre

    cet enfant dont les yeux

    ne se sont pas ouverts

    qui n’eut pour toute chambre

    qu’un ventre de chair et de sang

    et un tombeau

    Ô laissez-moi je vous en prie

    lui tendre le premier rameau

    d’aubépine

    et partir avec lui

    avec toi dans la nuit

    des eaux vives

    brisé

    fidèle à cette image

    inconnue

    est-il toi

    es-tu lui

    et

    moi

    toi

    nul ce chemin

    qui longe la mer

    interlocutrice

    dans les ajoncs

    Sais-je

    ce que de moi il attendait

    de celui qui

    à sa place

    vivrait

    qu’il ne connaîtrait pas

    Vacant

    d’inusité

    dans l’aurore glacée

    attendre

    attendre encore

    la barque

    qui le ramènerait

    si »

     

    Bernard Delvaille

    Blanche est l’écharpe d’Yseut

    Les Cahiers des brisants, 1980

    réédition in Poëmes (1951-1981), Seghers, 1982

  • Henri Deluy, « Deux poèmes de “L’infraction” »

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    DR

     

    « La plus belle eau

     

    Le lis au lys

    Liliacée vous même

     

    Mais au fond

    Au fond levé du sexe

    L’eau manque encore et toujours

     

     

    Un peu d’amour 

     

    Je ne sais pas où je t’ai vue, la première fois.

    C’était peut-être sous une porte cochère.

    Le jour des cadeaux. Il pleuvait pour moi.

    Tu avais mal aux bras.

    J’étais cet enfant-là qui foule les rivières.

     

    Aujourd’hui,

    Pour finir,

    Tu repasses en moi tes aiguilles et ton faux fil.

     

    Nu dans le chenil,

    Je viendrai ce soir

    Boire allongé cette eau dont tu es faite.

     

    J’ai ton anniversaire aux bouts des doigts. »

     

    Henri Deluy

    L’infraction

    Poésie 74, Seghers

  • Pai Chu Yi, « En plantant un pin »

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    « 1

    J’aime ce pin d’un pied à peine,

    Replanté de mes propres mains.

    Il garde encore le vert que reflétait le ruisseau,

    Il est encore voilé de la brume humide de la montagne.

    Je l’ai replanté au soir de mon âge,

    Il mettra longtemps à grandir.

    Pourquoi passé quarante ans,

    Planter un arbrisseau de quelques pouces ?

    Pourrais-je voir ses ombrages ?

    Vivre soixante-dix ans est bien rare.

     

    2

    J’aime votre ténacité devant l’hiver,

    Et j’aime votre droiture.

    Pour vous voir chaque jour,

    Je vous ai planté devant mes marches.

    Si la mort ne vous en empêche,

    Je sais que vous atteindrez les nuages. »

     

    Pai Chu Yi (Bai Juyi) – 772-846

    in La poésie chinoise des origines à la révolution

    Traduction, choix et présentation de Patricia Guillermaz

    Seghers, 1957, rééd. Marabout université, 1966

  • Dominique Preschez, « L’enfant nu »

    dominique preschez,l'enfant nu,mathieu bénézet,seghers

    DR

     

     

    « Qu’y-a-t-il de plus beau, quand on commence un chant qui se termine, que de louer un enfant perdu à la chair si brune, et son ami dont la hauteur introduit un sens dans l’homme ! Seulement des larmes… Tu ne seras plus longtemps amant. Ô mortelle lassitude, sur les chemins aimés les âmes te suivront et au plus profond de toutes nos prières, à toi d’offrir le sacrifice — terre froide et aveugle ! Mon enfant, tu te détournes de moi. Tu me fuis le long des jours et le long des nuits. Ta pensée joue le mannequin.

    Je sens mon regard rendormir dans la mort la mémoire d’un enfant qui n’est plus.

    Le doux repos, ton corps l’effacera.

     —————————————————————

    Souviens-toi des roses noires sur le front de l’enfant relâchant le bouquet des draps — son empreinte de neige sous la paupière close —, l’œil muré faisant reculer l’horizon au creux du matin — sa perte, ta douleur et tes pleurs — comme un vaste filet jeté par le pêcheur sur un lit placé bien bas…

    C’est l’heure à présent où mes prunelles amères ont l’inflexion de sa voix, ainsi qu’une pierre invincible où loge le vers.

    Il agonise crucifié comme cette fin d’été sous un ciel de novembre. Le voici nu et blanc dans le cercle des tombes, sous les arbres d’un chemin penché sur l’hôpital, dépouillé de corps à l’heure où finit son absence. La fin vient sur toi au détour de l’allée et

    “…moins fort que moi, tu absous…”

     ——————————————————————

    L’amant de la mort est exempt d’ambition mauvaise ; il se met à l’abri des parleurs, attend le couteau sur la gorge. Or la peur est là, qui lui dit : “Tout le monde en fait autant.”

    Voyant alors des arbres dans la rivière, il y jette sa vie, et le ciel se recouvre soudain de nuages en blocs de neige où meurent les oiseaux. »

     

    Dominique Preschez

    L’enfant nu

    Précédé de Pourquoi cette douleur par Mathieu Bénézet

    Seghers, 1981

  • Franck Venaille, « Cinq éléments d’une réponse »

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    DR

     

    « Dans tout ce que j’écris il y a la permanence d’une grande pudeur. C’est donc tout le contraire d’une attitude qui se voudrait sciemment scandaleuse. Je m’attache au contraire à sauvegarder, préserver tout ce qui, j’y reviens, provient de l’enfance.

    Les actions d’un enfant, d’un adolescent, ne se jugent pas en terme de “normalité”. L’écriture non plus. Et puis, finalement, je ne cherche jamais à m’interroger sur les réactions de mes lecteurs. Bien sûr je préfère qu’ils aiment ce que j’écris, mais dès qu’un texte est écrit, tapé à la machine et à plus forte raison dès qu’il est édité il ne m’appartient plus. J’en suis très détaché. Je le lis comme s’il s’agissait de la création d’un autre. Alors, que ce texte soit “scandaleux” ou non, cela m’indiffère. Ce qui compte ce sont les mots qui lui ont donné naissance, le moment qui l’a fait naître.

    Je ne relis pratiquement jamais mes livres. Je me souviens très mal de ce que j’écris. En cours d’écriture je peux passer une journée entière sur dix lignes que je reprends encore le lendemain. Je me rends malade pour un mot, une ponctuation à propos de laquelle je m’interroge. Il m’arrive de ne pas en dormir de la nuit : c’est mon travail. Mais une fois que le livre est publié : c’est fini ! Je n’ai que mépris et haine pour la littérature en général et mon écriture en particulier. Puis, avec le temps, cela repart…

    À la base de la pudeur il y a mon attirance et la peur de la sexualité. Je crois à la nudité, à ces moments du corps à corps amoureux où l’on ne peut pas tricher, même et surtout dans la perversion. Et puis, la queue, c’est aussi l’anti-angoisse ! » *

     

    * (extrait du texte entièrement repris et écrit à partir de la série d’entretiens réalisée par Jean Daive sur France Culture, en 1976)

     

    Franck Venaille

    Construction d’une image

    Seghers, 1977

  • Geneviève Huttin, « Seigneur… »

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    DR

     

    « De l’impossible profération où longtemps il se plaint, résonnent le mots dans l’air tiède. C’est un hymne très lent et très ample, tu t’en souviens pour t’en être laissé agiter, pénétrer. Mais les nuances de ses mots, de ses gestes t’échappent. Aussi la beauté, la grandeur de ses intentions se perdent. Dans leurs terminaisons tu flottes, comme un pan libre de voile.

     

                Ad te clamo

                Vers toi Seigneur je crie…

              Te verrais-je marcher, venir à moi, répondre à mes caresses, je deviendrais tranquille…

     

    Entre les arbres de ses thèmes, tu cherches, tu veux un cours puissant, un ample mouvement de passage. Un mince fil de ta bouche, et les cailloux remontent vers tes lèvres, mais cette fin ne lui est pas encore assez violente…

     

     * * *

    Tu reçois toutes ses expressions perdues. Cet informe vêtement violent tu t’en vêts, t’en dévêts, tu fais ce que tes yeux l’ont vu faire, cependant qu’il avance, de plus en plus sans règles. Fidèle sans le poids des liens, tu fends dans ce courant, avec ce visage fol de qui vient demander à être armé, l’adoubement n’est pas de main humaine, c’est un toucher, un geste de poudre…

     

                 Tu m’as sur ton écu vomi, je suis souillé de tes crachats…

     

    Plus tremblant que le trait lui-même, planté, replanté, qui t’élance, comme il t’effleure, avec cette indécence des aveugles touchant quelqu’un de leur bâton, tu tressailles. Écriras-tu les messages de ses doigts, les menées de ses lèvres, pour qu’enfin cesse en toi le pressentiment de sa phrase… »

     

    Geneviève Huttin

    Seigneur…

    Dernière de couverture par Philippe Lacoue-Labarthe

    Coll. Poésie, dirigée par Mathieu Bénézet et Bernard Delvaille, Seghers, 1981

     

  • Gertrud Kolmar, « Mondes »

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    DR

     

    La vieille femme

     

    Aujourd’hui je suis malade, et demain je serai guérie.

    Aujourd’hui je suis pauvre, aujourd’hui seulement, et demain je serai riche.

    Mais un jour, je resterai toujours assise ainsi,

    Blottie, grelottante, dans un châle sombre, la gorge qui toussote, se racle,

    Je me traînerai péniblement jusqu’au poêle en faïence où je poserai mes mains osseuses.

    Alors je serai vieille.

     

    Les sombres ailes de merle de mes cheveux sont grises,

    Mes lèvres des fleurs séchées, poussiéreuses,

    Et mon corps ne sait plus rien des cascades et jaillissements des fontaines rouges du sang.

    Je suis morte peut-être.

    Bien avant ma mort.

     

    Et pourtant j’étais jeune.

    Étais aimante et bonne pour un homme comme le nourrissant pain doré de sa main affamée,

    Étais sucrée comme un réconfortant à sa bouche assoifée,

    Je souriais,

    Et les enlacements de mes bras de vipère mollement enflés attiraient dans la forêt magique.

    Et à mon épaule bourgeonnait une aile bleue comme de la fumée

    Et j’étais allongée contre la plus large poitrine broussailleuse,

    Murmurant vers l’aval, une eau vive jaillissait du cœur du rocher aux sapins.

    Mais vint le jour et l’heure vint

    Où les blés amers se trouvèrent mûrs, où je dus moissonner.

    Et la faucille coupa mon âme.

    “Va”, dis-je, “Amour, va !

    Regarde ma chevelure agite ses fils de vieille femme,

    Le brouillard vespéral déjà humecte ma joue,

    Et ma fleur d’effroi se fane dans les frimas.

    Des rides sillonnent mon visage,

    Des rigoles noires les pâturages d’automne.

    Va, car je t’aime beaucoup.”

     

    En silence je retirai la couronne d’or de ma tête et me voilai la face.

    Il partit,

    Et ses pas apatrides l’emportèrent sans doute vers une autre halte sous des pupilles plus claires.

     

    Mes yeux se sont brouillés et c’est tout juste s’ils passent encore le fil dans le chas de l’aiguille.

    Mes yeux pleurent fatigués sous les paupières lourdement plissées, au pourtour rougi.

    Rarement

    Dans le regard éteint point de nouveau la faible lueur au loin enfuie

    D’un jour d’été,

    Où ma robe légère, ruisselante, inondait les champs de cardamine

    Et ma mélancolie lançait dans le ciel béant

    Des cris d’allégresse d’alouette. »

     

    Gertrud Kolmar

    Mondes (1937)

    Bilingue. Édition établie, postfacée et traduite de l’allemand par Jacques Lajarrige

    Coll. Autour du monde, Seghers, 2001

  • Agnès Rouzier, « Maurice Blanchot : le fait même d’écrire »

    « (déchiffrer, désire. Déchiffrer est un mouvement, un déplacement rigoureux, une projection en avant admettant de pulvériser méthodiquement ses assises, là où même  “n’être rien” prend un sens fragmentaire, passage, petit abîme, léger abîme, complice de ce point où l’espace, là cependant, au plus court, l’espace, tout l’espace nous manque. Déchiffrer ne déchiffre à sa clé qu’un autre monde qui se veut provisoire. Métamorphoses comme autant de morts acceptées, comme autant de morts, tant que nous serons vivants, à minutieusement refaire, chute, vide soudain : la passivité, le neutre.)


    “Le désastre est séparé, ce qu’il y a de plus séparé.”

     

    (la passivité, le neutre, imperceptible décalage. Depuis nous ne sommes plus les mêmes. La légèreté devient dure, sans nimbe, sans arrière-plan : le oui, le non, le rire, les larmes. Nous attend un autre chemin aux bords étroitement décisifs. Nous attend de notre pensée comme une mutation (“passive”). “Vivre” le neutre (mots, actes, confrontés, défaits, dès que nous l’éprouvons en nous comme une stricte présence : cela qui maintenant est. Souffle. Manque de souffle.)

     

    “… regarder dans la nuit ce qui dissimule la nuit, l’autre nuit. La dissimulation qui apparaît.”

     

    (la légèreté, la transparence comme un noyau décentré, porté en soi et hors de soi, au bord du corps et sur le corps. (Te lisant quelque chose a peur, quelque chose devine, acquiesce, quelque chose qui n’est pas l’inconnaissable, quelque chose qui ne connaît pas.)

     

    (Transparence n’est pas transcendance : patiente, ta parole, au plus proche, trace la mobilité, le fragment par lequel tout, une première fois recommence, pour ne pas être dit : intact.)

     

    Agnès Rouzier

    « Maurice Blanchot : le fait même d’écrire » (1977-1979)

     in Le Fait même d’écrire

    Coll. Change. Seghers, 1985