mercredi, 15 avril 2020
Bernard Delvaille, « Blanche est l’écharpe d’Yseut »
« À Tintagel
les roses meurent aussi
Un pan de mur
un papier de soleil
quelques mètres carrés de neige
et ce ciel bleu
quand il rentre au matin
avec sur lui
une odeur de garçon
Il oublie tout
né il y a trop longtemps
Il a froid
les anges sont blessés
Ses lèvres sont deux oiseaux
Le mort
qui par sa bouche
du foutre jette encore
c’est lui
Des bruits sourds
dans la nuit
martèlent son cerveau
Il s’endort la main
sur la couverture glacée du livre
prêtant serment
et les draps froids
sont le linceul
préparé pour l’absence
qui est séparation
comme fleur coupée
en vase
au vol des guêpes
funéraires
Mais où dis-tu
qu’il s’est enfui
a-t-il respiré
l’odeur des feuilles
l’appel du matin
quand l’enfance qui n’est pas
ne sera jamais
quand tout serait à naître
mais s’écroule comme
sous le poids du lierre
le mur
Les dieux peut-être
les avaient
l’un à l’autre promis
Désormais
que savent-ils
de ce sommeil interrompu
de ces falaises de la chair
d’où l’on se jette
à l’aube
mordant les draps les lèvres
léchant sur le ventre de l’autre
le sperme de l’enfance
miel dont se nourrissent
ceux qui ne naîtront pas
Que savent-ils de cet instant
où tout se brise où tout
se donne en glace
au jeu du soi et du non-soi
À être un seul
en deux visages
sur les flots
à ne savoir quel est le vrai
on invente ses blessures
ses travestis
Quand vient le bal
on n’est plus deux
mais un motard
aux lèvres peintes
assassin aux yeux faits
vidant sa vie tel un moteur
avant le gel
Et cet enfant
qui n’est pas né
ce frère en l’herbe chaude
est-ce à toi qu’il eût ressemblé
est-ce à moi
Je l’entends dans la nuit
qui marche
et me retourne
quand son pas cherche
à me rejoindre
C’est le poids de mon ombre
cet enfant dont les yeux
ne se sont pas ouverts
qui n’eut pour toute chambre
qu’un ventre de chair et de sang
et un tombeau
Ô laissez-moi je vous en prie
lui tendre le premier rameau
d’aubépine
et partir avec lui
avec toi dans la nuit
des eaux vives
brisé
fidèle à cette image
inconnue
est-il toi
es-tu lui
et
moi
toi
nul ce chemin
qui longe la mer
interlocutrice
dans les ajoncs
Sais-je
ce que de moi il attendait
de celui qui
à sa place
vivrait
qu’il ne connaîtrait pas
Vacant
d’inusité
dans l’aurore glacée
attendre
attendre encore
la barque
qui le ramènerait
si »
Bernard Delvaille
Blanche est l’écharpe d’Yseut
Les Cahiers des brisants, 1980
réédition in Poëmes (1951-1981), Seghers, 1982
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lundi, 06 avril 2020
Henri Deluy, « Deux poèmes de “L’infraction” »
DR
« La plus belle eau
Le lis au lys
Liliacée vous même
Mais au fond
Au fond levé du sexe
L’eau manque encore et toujours
Un peu d’amour
Je ne sais pas où je t’ai vue, la première fois.
C’était peut-être sous une porte cochère.
Le jour des cadeaux. Il pleuvait pour moi.
Tu avais mal aux bras.
J’étais cet enfant-là qui foule les rivières.
Aujourd’hui,
Pour finir,
Tu repasses en moi tes aiguilles et ton faux fil.
Nu dans le chenil,
Je viendrai ce soir
Boire allongé cette eau dont tu es faite.
J’ai ton anniversaire aux bouts des doigts. »
Henri Deluy
L’infraction
Poésie 74, Seghers
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samedi, 06 juillet 2019
Pai Chu Yi, « En plantant un pin »
« 1
J’aime ce pin d’un pied à peine,
Replanté de mes propres mains.
Il garde encore le vert que reflétait le ruisseau,
Il est encore voilé de la brume humide de la montagne.
Je l’ai replanté au soir de mon âge,
Il mettra longtemps à grandir.
Pourquoi passé quarante ans,
Planter un arbrisseau de quelques pouces ?
Pourrais-je voir ses ombrages ?
Vivre soixante-dix ans est bien rare.
2
J’aime votre ténacité devant l’hiver,
Et j’aime votre droiture.
Pour vous voir chaque jour,
Je vous ai planté devant mes marches.
Si la mort ne vous en empêche,
Je sais que vous atteindrez les nuages. »
Pai Chu Yi (Bai Juyi) – 772-846
in La poésie chinoise des origines à la révolution
Traduction, choix et présentation de Patricia Guillermaz
Seghers, 1957, rééd. Marabout université, 1966
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jeudi, 28 mars 2019
Dominique Preschez, « L’enfant nu »
DR
« Qu’y-a-t-il de plus beau, quand on commence un chant qui se termine, que de louer un enfant perdu à la chair si brune, et son ami dont la hauteur introduit un sens dans l’homme ! Seulement des larmes… Tu ne seras plus longtemps amant. Ô mortelle lassitude, sur les chemins aimés les âmes te suivront et au plus profond de toutes nos prières, à toi d’offrir le sacrifice — terre froide et aveugle ! Mon enfant, tu te détournes de moi. Tu me fuis le long des jours et le long des nuits. Ta pensée joue le mannequin.
Je sens mon regard rendormir dans la mort la mémoire d’un enfant qui n’est plus.
Le doux repos, ton corps l’effacera.
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Souviens-toi des roses noires sur le front de l’enfant relâchant le bouquet des draps — son empreinte de neige sous la paupière close —, l’œil muré faisant reculer l’horizon au creux du matin — sa perte, ta douleur et tes pleurs — comme un vaste filet jeté par le pêcheur sur un lit placé bien bas…
C’est l’heure à présent où mes prunelles amères ont l’inflexion de sa voix, ainsi qu’une pierre invincible où loge le vers.
Il agonise crucifié comme cette fin d’été sous un ciel de novembre. Le voici nu et blanc dans le cercle des tombes, sous les arbres d’un chemin penché sur l’hôpital, dépouillé de corps à l’heure où finit son absence. La fin vient sur toi au détour de l’allée et
“…moins fort que moi, tu absous…”
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L’amant de la mort est exempt d’ambition mauvaise ; il se met à l’abri des parleurs, attend le couteau sur la gorge. Or la peur est là, qui lui dit : “Tout le monde en fait autant.”
Voyant alors des arbres dans la rivière, il y jette sa vie, et le ciel se recouvre soudain de nuages en blocs de neige où meurent les oiseaux. »
Dominique Preschez
L’enfant nu
Précédé de Pourquoi cette douleur par Mathieu Bénézet
Seghers, 1981
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mardi, 28 août 2018
Franck Venaille, « Cinq éléments d’une réponse »
DR
« Dans tout ce que j’écris il y a la permanence d’une grande pudeur. C’est donc tout le contraire d’une attitude qui se voudrait sciemment scandaleuse. Je m’attache au contraire à sauvegarder, préserver tout ce qui, j’y reviens, provient de l’enfance.
Les actions d’un enfant, d’un adolescent, ne se jugent pas en terme de “normalité”. L’écriture non plus. Et puis, finalement, je ne cherche jamais à m’interroger sur les réactions de mes lecteurs. Bien sûr je préfère qu’ils aiment ce que j’écris, mais dès qu’un texte est écrit, tapé à la machine et à plus forte raison dès qu’il est édité il ne m’appartient plus. J’en suis très détaché. Je le lis comme s’il s’agissait de la création d’un autre. Alors, que ce texte soit “scandaleux” ou non, cela m’indiffère. Ce qui compte ce sont les mots qui lui ont donné naissance, le moment qui l’a fait naître.
Je ne relis pratiquement jamais mes livres. Je me souviens très mal de ce que j’écris. En cours d’écriture je peux passer une journée entière sur dix lignes que je reprends encore le lendemain. Je me rends malade pour un mot, une ponctuation à propos de laquelle je m’interroge. Il m’arrive de ne pas en dormir de la nuit : c’est mon travail. Mais une fois que le livre est publié : c’est fini ! Je n’ai que mépris et haine pour la littérature en général et mon écriture en particulier. Puis, avec le temps, cela repart…
À la base de la pudeur il y a mon attirance et la peur de la sexualité. Je crois à la nudité, à ces moments du corps à corps amoureux où l’on ne peut pas tricher, même et surtout dans la perversion. Et puis, la queue, c’est aussi l’anti-angoisse ! » *
* (extrait du texte entièrement repris et écrit à partir de la série d’entretiens réalisée par Jean Daive sur France Culture, en 1976)
Franck Venaille
Construction d’une image
Seghers, 1977
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jeudi, 22 mars 2018
Geneviève Huttin, « Seigneur… »
DR
« De l’impossible profération où longtemps il se plaint, résonnent le mots dans l’air tiède. C’est un hymne très lent et très ample, tu t’en souviens pour t’en être laissé agiter, pénétrer. Mais les nuances de ses mots, de ses gestes t’échappent. Aussi la beauté, la grandeur de ses intentions se perdent. Dans leurs terminaisons tu flottes, comme un pan libre de voile.
Ad te clamo
Vers toi Seigneur je crie…
Te verrais-je marcher, venir à moi, répondre à mes caresses, je deviendrais tranquille…
Entre les arbres de ses thèmes, tu cherches, tu veux un cours puissant, un ample mouvement de passage. Un mince fil de ta bouche, et les cailloux remontent vers tes lèvres, mais cette fin ne lui est pas encore assez violente…
* * *
Tu reçois toutes ses expressions perdues. Cet informe vêtement violent tu t’en vêts, t’en dévêts, tu fais ce que tes yeux l’ont vu faire, cependant qu’il avance, de plus en plus sans règles. Fidèle sans le poids des liens, tu fends dans ce courant, avec ce visage fol de qui vient demander à être armé, l’adoubement n’est pas de main humaine, c’est un toucher, un geste de poudre…
Tu m’as sur ton écu vomi, je suis souillé de tes crachats…
Plus tremblant que le trait lui-même, planté, replanté, qui t’élance, comme il t’effleure, avec cette indécence des aveugles touchant quelqu’un de leur bâton, tu tressailles. Écriras-tu les messages de ses doigts, les menées de ses lèvres, pour qu’enfin cesse en toi le pressentiment de sa phrase… »
Geneviève Huttin
Seigneur…
Dernière de couverture par Philippe Lacoue-Labarthe
Coll. Poésie, dirigée par Mathieu Bénézet et Bernard Delvaille, Seghers, 1981
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samedi, 29 juillet 2017
Gertrud Kolmar, « Mondes »
DR
La vieille femme
Aujourd’hui je suis malade, et demain je serai guérie.
Aujourd’hui je suis pauvre, aujourd’hui seulement, et demain je serai riche.
Mais un jour, je resterai toujours assise ainsi,
Blottie, grelottante, dans un châle sombre, la gorge qui toussote, se racle,
Je me traînerai péniblement jusqu’au poêle en faïence où je poserai mes mains osseuses.
Alors je serai vieille.
Les sombres ailes de merle de mes cheveux sont grises,
Mes lèvres des fleurs séchées, poussiéreuses,
Et mon corps ne sait plus rien des cascades et jaillissements des fontaines rouges du sang.
Je suis morte peut-être.
Bien avant ma mort.
Et pourtant j’étais jeune.
Étais aimante et bonne pour un homme comme le nourrissant pain doré de sa main affamée,
Étais sucrée comme un réconfortant à sa bouche assoifée,
Je souriais,
Et les enlacements de mes bras de vipère mollement enflés attiraient dans la forêt magique.
Et à mon épaule bourgeonnait une aile bleue comme de la fumée
Et j’étais allongée contre la plus large poitrine broussailleuse,
Murmurant vers l’aval, une eau vive jaillissait du cœur du rocher aux sapins.
Mais vint le jour et l’heure vint
Où les blés amers se trouvèrent mûrs, où je dus moissonner.
Et la faucille coupa mon âme.
“Va”, dis-je, “Amour, va !
Regarde ma chevelure agite ses fils de vieille femme,
Le brouillard vespéral déjà humecte ma joue,
Et ma fleur d’effroi se fane dans les frimas.
Des rides sillonnent mon visage,
Des rigoles noires les pâturages d’automne.
Va, car je t’aime beaucoup.”
En silence je retirai la couronne d’or de ma tête et me voilai la face.
Il partit,
Et ses pas apatrides l’emportèrent sans doute vers une autre halte sous des pupilles plus claires.
Mes yeux se sont brouillés et c’est tout juste s’ils passent encore le fil dans le chas de l’aiguille.
Mes yeux pleurent fatigués sous les paupières lourdement plissées, au pourtour rougi.
Rarement
Dans le regard éteint point de nouveau la faible lueur au loin enfuie
D’un jour d’été,
Où ma robe légère, ruisselante, inondait les champs de cardamine
Et ma mélancolie lançait dans le ciel béant
Des cris d’allégresse d’alouette. »
Gertrud Kolmar
Mondes (1937)
Bilingue. Édition établie, postfacée et traduite de l’allemand par Jacques Lajarrige
Coll. Autour du monde, Seghers, 2001
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mercredi, 14 novembre 2012
Agnès Rouzier, « Maurice Blanchot : le fait même d’écrire »
« (déchiffrer, désire. Déchiffrer est un mouvement, un déplacement rigoureux, une projection en avant admettant de pulvériser méthodiquement ses assises, là où même “n’être rien” prend un sens fragmentaire, passage, petit abîme, léger abîme, complice de ce point où l’espace, là cependant, au plus court, l’espace, tout l’espace nous manque. Déchiffrer ne déchiffre à sa clé qu’un autre monde qui se veut provisoire. Métamorphoses comme autant de morts acceptées, comme autant de morts, tant que nous serons vivants, à minutieusement refaire, chute, vide soudain : la passivité, le neutre.)
“Le désastre est séparé, ce qu’il y a de plus séparé.”
(la passivité, le neutre, imperceptible décalage. Depuis nous ne sommes plus les mêmes. La légèreté devient dure, sans nimbe, sans arrière-plan : le oui, le non, le rire, les larmes. Nous attend un autre chemin aux bords étroitement décisifs. Nous attend de notre pensée comme une mutation (“passive”). “Vivre” le neutre (mots, actes, confrontés, défaits, dès que nous l’éprouvons en nous comme une stricte présence : cela qui maintenant est. Souffle. Manque de souffle.)
“… regarder dans la nuit ce qui dissimule la nuit, l’autre nuit. La dissimulation qui apparaît.”
(la légèreté, la transparence comme un noyau décentré, porté en soi et hors de soi, au bord du corps et sur le corps. (Te lisant quelque chose a peur, quelque chose devine, acquiesce, quelque chose qui n’est pas l’inconnaissable, quelque chose qui ne connaît pas.)
(Transparence n’est pas transcendance : patiente, ta parole, au plus proche, trace la mobilité, le fragment par lequel tout, une première fois recommence, pour ne pas être dit : intact.)
Agnès Rouzier
« Maurice Blanchot : le fait même d’écrire » (1977-1979)
in Le Fait même d’écrire
Coll. Change. Seghers, 1985
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