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  • Emmanuelle Pagano, « En cheveux »

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    « Personne n’a jamais su si elle avait des amants, des amantes peut-être, personne n’a jamais rien su de sa vie amoureuse. Je me demande si c’était un corps vierge que recouvrait le châle. Le châle pour Nella n’était pas seulement chaud, il était un baume, un pansement, comme les chiffons dont elle entourait les arbres malades, qui souffraient d’écorces déchirées ou purulentes et qu’elle pansait avec des vêtements, des foulards, et même des gaines de vieilles dames. Dans le jardin de curé de Nella, il y avait un cerisier qui avait essuyé quelques tirs de son frère, quand une des cibles avait quitté la cour devant la maison, à l’heure de la sieste, parce que dans nos chambres qui donnaient sur la cour mon frère et moi dormions, peut être accrochée derrière la maison, à ses branches basses. Nella étanchait ses larmes avec un mouchoir. C’étaient les gouttes d’un suc qui coulait à l’endroit où des branches avaient été élaguées, parfois il larmoyait quand il était un peu malade, peut-être avait-il pleuré sous les tirs de mon père. Nella recueillait les larmes qu’elle laissait sécher. Les gouttes durcissaient jusqu’à former des pierres précieuses, un peu pâteuses, opalescentes, de couleur jaune très clair, parfois plus foncé, et, plus rarement, orangées. Devant le soleil où sous une lampe, les larmes du cerisier avaient les reflets des cheveux de Nella. »

     

    Emmanuelle Pagano

    En cheveux

    Musée des Confluences – éditions Invenit

  • Chantal Dupuy-Dunier, « Éphéméride »

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    « (18 mars)

    Ce sont les matins qui importent,

    la timidité rougissante des matins,

    cet instant précis

    où un rayon glisse un regard indiscret

    à l’intérieur de notre chambre,

    cet instant précis

    où nous pouvons encore inspirer le jour.

     

    (19 mars)

    Le jardin s’impatiente.

    À Encreux,

    il est encore trop tôt

           pour travailler la terre.

    Toi aussi, tu t’impatientes.

    Et les outils s’impatientent.

    Tu coupes un arbre mort

    pour dépenser ta sève.

     

    (20 mars)

    Cet hiver encore,

    les murs bombés

    ont accouché de pierres

    qui gisent en travers des chemins,

    mortes nées,

    ridées par le gel.

     

    (21 mars)

    Gestes migratoires de l’homme.

    Parfois un seul pas,

    mais le lieu vers lequel

    progresse le pas

    transforme ce déplacement

    en haut vol.

     

    (22 mars)

    Combien de temps durera l’aube ?

    Combien

    avant que ne s’esquisse

    une déchirure dans le brouillard,

    un partage entre ceux du radeau

    qui ne soit pas celui de la viande et des crocs ?

    Avant que les bouches soient décousues, les langues greffées ?

     

    (23 mars)

    Nous marchons

    sur la mer friable des pierriers,

    houle brisée.

    Témoin transmis

    par la main de la neige,

    le soleil blanc

    retrouvé ce midi

    en même temps qu’un ballet d’élytres. »

     

    Chantal Dupuy-Dunier

    Éphéméride

    Poésie/Flammarion, 2009

  • Emmanuel Merle, « Dernières paroles de Perceval »

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    « Quand on est enfant, tous les mots

    ont des majuscules, toutes les choses

    sont des êtres,

    et de façon magique

    rien n’est oublié,

    puisque tout a lieu.

     

    Je m’arrête devant le sang,

    trois trous rouges

    sur la neige indéfaite.

     

    Ô la couleur de la joue,

    quoi d’autre, malgré le rêve,

    que vie et mort mêlées ? »

     

    Emmanuel Merle

    Dernières paroles de Perceval

    L’Escampette, 2015

  • Pascal Quignard, « Sur l’idée d’une communauté de solitaires »

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    Pascal Quignard au capc, Ritournelles 2014 © cc

     

    « Les “extraordinarii” désignaient au sens strict, à Rome, les hommes “tirés des rangs”.

    Boutès est celui qui quitte le rang des rameurs.

    Kafka est celui qui quitte le rang des assassins

    La Fontaine, après avoir recopié et transposé un fabliau qui datait du xiie siècle, nota : “Aux derniers les bons”.

    Le solitaire est une des plus belles incarnations qu’ait revêtue l’humanité, qui n’est elle-même rien par rapport aux paysages des cimes, des lacs, des neiges et des nuages qui surmontent les montagnes

    […]

    Seul on lit, seul à seul, avec un autre qui n’est pas là.

    Cet autre qui n’est pas là ne répond pas, et cependant il répond.

    Il ne prend pas la parole, et cependant une voix silencieuse particulière, si singulière, s’élève entre les lignes qui couvrent les pages des livres sans qu’elle sonne.

    Tous ceux qui lisent sont seuls dans le monde avec leur unique exemplaire. Ils forment la communauté mystérieuse des lecteurs.

    C’est une compagnie de solitaires comme on le dit des sangliers dans l’ombre touffue des arbres. »

     

     Pascal Quignard

     Sur l’idée d’une communauté de solitaires

    Arléa-Poche, 2015

  • Xavier Person, « Une limonade pour Kafka »

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    17 novembre 2008, Ritournelles © cc

     

    « Dans son livre de dialogue avec Frédéric-Yves Jeannet, Rencontre terrestre, Hélène Cixous parle de légèreté et de transparence à propos d’une des dernières phrases griffonnées par Kafka sur son lit d’agonie :“Limonade tout était si infini.” De cette phrase qui est “de ces phrases absolues, détachées absoutes en lesquelles se précipite toute une vie dans un souffle ultime”, à partir de cette phrase, surgissement et adieu, improbable apparition, elle dit son rêve d’atteindre cette liberté de l’ultime, de pouvoir écrire “à la fin”, alors même qu’on a plus de compte à rendre à personne, dans cette “grâce”.

     

    Résolution : on va continuer avec la littérature pour l’espoir de parfois rencontrer ou produire un tel énoncé, pour l’étrangeté de cette rencontre avec une phrase qu’on n’aurait pas pu écrire, qu’on n’aurait pas écrite, pour tout ce qui s’y déplace, pour cette sorte d’espoir léger qui s’y lève, cette littéralité heureuse, ce retour de la lettre à elle-même, cette idiotie ou ce retour  en enfance, cette découverte étrange qui d’un coup nous fait entrer dans un rapport inouï à nous-même, à nos significations ordinaires, dans un dégagement, recrachant la mort qu’on avait coincée dans la gorge. Dans une libération. »

     

     Xavier Person

     Une limonade pour Kakfa

     Coll. Philox, éditions de l’Attente, 2014

  • Bashō, « Seigneur ermite »

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    212.

    Regardant respectueusement l’image de Tchouang-tseu

    Papillon, papillon,

    laisse-moi te questionner

    sur la poésie chinoise

     

    314.

    En ce début novembre, sous un ciel flottant, j’ai l’impression d’être une feuille dans le vent.

    « Voyageur »

    appelez-moi ainsi –

    Première averse d’hiver

     

    403.

    Sur la route de Mino, partant vers l’est du Japon, j’écris dans une lettre pour Riyü.

    Ah ! Si je pouvais faire la sieste

    dans les liserons

    sur la « montagne de lit » !

     

    613.

    Es-tu un papillon

    ou suis-je Tchouang-tseu

    rêvant d’un papillon ?

     

    774.

    Jour de l’an

    D’année en année

    faire porter un masque de singe

    à un singe, pourtant…

     

     

    Bashō, L’intégrale des haïkus

    Édition bilingue

    Traduction, adaptation et édition établie par

    Makoto Kemmoku & Dominique Chipot

    La Table ronde, 2012, rééd. Poésie Points, 2014