vendredi, 27 mars 2015
Emmanuelle Pagano, « En cheveux »
« Personne n’a jamais su si elle avait des amants, des amantes peut-être, personne n’a jamais rien su de sa vie amoureuse. Je me demande si c’était un corps vierge que recouvrait le châle. Le châle pour Nella n’était pas seulement chaud, il était un baume, un pansement, comme les chiffons dont elle entourait les arbres malades, qui souffraient d’écorces déchirées ou purulentes et qu’elle pansait avec des vêtements, des foulards, et même des gaines de vieilles dames. Dans le jardin de curé de Nella, il y avait un cerisier qui avait essuyé quelques tirs de son frère, quand une des cibles avait quitté la cour devant la maison, à l’heure de la sieste, parce que dans nos chambres qui donnaient sur la cour mon frère et moi dormions, peut être accrochée derrière la maison, à ses branches basses. Nella étanchait ses larmes avec un mouchoir. C’étaient les gouttes d’un suc qui coulait à l’endroit où des branches avaient été élaguées, parfois il larmoyait quand il était un peu malade, peut-être avait-il pleuré sous les tirs de mon père. Nella recueillait les larmes qu’elle laissait sécher. Les gouttes durcissaient jusqu’à former des pierres précieuses, un peu pâteuses, opalescentes, de couleur jaune très clair, parfois plus foncé, et, plus rarement, orangées. Devant le soleil où sous une lampe, les larmes du cerisier avaient les reflets des cheveux de Nella. »
Emmanuelle Pagano
En cheveux
Musée des Confluences – éditions Invenit
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lundi, 23 mars 2015
Chantal Dupuy-Dunier, « Éphéméride »
« (18 mars)
Ce sont les matins qui importent,
la timidité rougissante des matins,
cet instant précis
où un rayon glisse un regard indiscret
à l’intérieur de notre chambre,
cet instant précis
où nous pouvons encore inspirer le jour.
(19 mars)
Le jardin s’impatiente.
À Encreux,
il est encore trop tôt
pour travailler la terre.
Toi aussi, tu t’impatientes.
Et les outils s’impatientent.
Tu coupes un arbre mort
pour dépenser ta sève.
(20 mars)
Cet hiver encore,
les murs bombés
ont accouché de pierres
qui gisent en travers des chemins,
mortes nées,
ridées par le gel.
(21 mars)
Gestes migratoires de l’homme.
Parfois un seul pas,
mais le lieu vers lequel
progresse le pas
transforme ce déplacement
en haut vol.
(22 mars)
Combien de temps durera l’aube ?
Combien
avant que ne s’esquisse
une déchirure dans le brouillard,
un partage entre ceux du radeau
qui ne soit pas celui de la viande et des crocs ?
Avant que les bouches soient décousues, les langues greffées ?
(23 mars)
Nous marchons
sur la mer friable des pierriers,
houle brisée.
Témoin transmis
par la main de la neige,
le soleil blanc
retrouvé ce midi
en même temps qu’un ballet d’élytres. »
Chantal Dupuy-Dunier
Éphéméride
Poésie/Flammarion, 2009
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samedi, 21 mars 2015
Emmanuel Merle, « Dernières paroles de Perceval »
« Quand on est enfant, tous les mots
ont des majuscules, toutes les choses
sont des êtres,
et de façon magique
rien n’est oublié,
puisque tout a lieu.
Je m’arrête devant le sang,
trois trous rouges
sur la neige indéfaite.
Ô la couleur de la joue,
quoi d’autre, malgré le rêve,
que vie et mort mêlées ? »
Emmanuel Merle
Dernières paroles de Perceval
L’Escampette, 2015
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samedi, 14 mars 2015
Pascal Quignard, « Sur l’idée d’une communauté de solitaires »
Pascal Quignard au capc, Ritournelles 2014 © cc
« Les “extraordinarii” désignaient au sens strict, à Rome, les hommes “tirés des rangs”.
Boutès est celui qui quitte le rang des rameurs.
Kafka est celui qui quitte le rang des assassins
La Fontaine, après avoir recopié et transposé un fabliau qui datait du xiie siècle, nota : “Aux derniers les bons”.
Le solitaire est une des plus belles incarnations qu’ait revêtue l’humanité, qui n’est elle-même rien par rapport aux paysages des cimes, des lacs, des neiges et des nuages qui surmontent les montagnes
[…]
Seul on lit, seul à seul, avec un autre qui n’est pas là.
Cet autre qui n’est pas là ne répond pas, et cependant il répond.
Il ne prend pas la parole, et cependant une voix silencieuse particulière, si singulière, s’élève entre les lignes qui couvrent les pages des livres sans qu’elle sonne.
Tous ceux qui lisent sont seuls dans le monde avec leur unique exemplaire. Ils forment la communauté mystérieuse des lecteurs.
C’est une compagnie de solitaires comme on le dit des sangliers dans l’ombre touffue des arbres. »
Pascal Quignard
Sur l’idée d’une communauté de solitaires
Arléa-Poche, 2015
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dimanche, 08 mars 2015
Xavier Person, « Une limonade pour Kafka »
17 novembre 2008, Ritournelles © cc
« Dans son livre de dialogue avec Frédéric-Yves Jeannet, Rencontre terrestre, Hélène Cixous parle de légèreté et de transparence à propos d’une des dernières phrases griffonnées par Kafka sur son lit d’agonie :“Limonade tout était si infini.” De cette phrase qui est “de ces phrases absolues, détachées absoutes en lesquelles se précipite toute une vie dans un souffle ultime”, à partir de cette phrase, surgissement et adieu, improbable apparition, elle dit son rêve d’atteindre cette liberté de l’ultime, de pouvoir écrire “à la fin”, alors même qu’on a plus de compte à rendre à personne, dans cette “grâce”.
Résolution : on va continuer avec la littérature pour l’espoir de parfois rencontrer ou produire un tel énoncé, pour l’étrangeté de cette rencontre avec une phrase qu’on n’aurait pas pu écrire, qu’on n’aurait pas écrite, pour tout ce qui s’y déplace, pour cette sorte d’espoir léger qui s’y lève, cette littéralité heureuse, ce retour de la lettre à elle-même, cette idiotie ou ce retour en enfance, cette découverte étrange qui d’un coup nous fait entrer dans un rapport inouï à nous-même, à nos significations ordinaires, dans un dégagement, recrachant la mort qu’on avait coincée dans la gorge. Dans une libération. »
Xavier Person
Une limonade pour Kakfa
Coll. Philox, éditions de l’Attente, 2014
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mardi, 03 mars 2015
Bashō, « Seigneur ermite »
212.
Regardant respectueusement l’image de Tchouang-tseu
Papillon, papillon,
laisse-moi te questionner
sur la poésie chinoise
314.
En ce début novembre, sous un ciel flottant, j’ai l’impression d’être une feuille dans le vent.
« Voyageur »
appelez-moi ainsi –
Première averse d’hiver
403.
Sur la route de Mino, partant vers l’est du Japon, j’écris dans une lettre pour Riyü.
Ah ! Si je pouvais faire la sieste
dans les liserons
sur la « montagne de lit » !
613.
Es-tu un papillon
ou suis-je Tchouang-tseu
rêvant d’un papillon ?
774.
Jour de l’an
D’année en année
faire porter un masque de singe
à un singe, pourtant…
Bashō, L’intégrale des haïkus
Édition bilingue
Traduction, adaptation et édition établie par
Makoto Kemmoku & Dominique Chipot
La Table ronde, 2012, rééd. Poésie Points, 2014
02:42 Publié dans Écrivains, Édition | Lien permanent | Tags : basho, seigneur ermite, l'intégrale des haïkus, la table ronde, poésie points