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  • Isaac Babel, « Histoire de mon pigeonnier »

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     «J’étais un petit garçon menteur. Cela venait de la lecture. Mon imagination était toujours en effervescence. Je lisais pendant les cours, pendant les récréations, sur le chemin de la maison, la nuit – sous la table, caché derrière la nappe qui tombait jusqu’à terre.Plongé dans les livres, j’ai raté tout ce qu’il y a à faire sur cette terre : sécher les cours pour aller sur le port, s’initier au billard dans les cafés de la rue de Grèce, nager sur la plage du Langeron. Je n’avais pas de camarades. Qui aurait eu envie de fréquenter quelqu’un comme moi ? »

     

     Isaac Babel

     « Dans un sous-sol » in Histoire de mon pigeonnier

     Traduit du russe par Sophie Benech

    Le Bruit du temps, 2014

  • Walter Benjamin, « Fragments »

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    « Les premières pages d’un livre ne se livrent jamais mieux que dans un lieu étrange (dans le train, dans un compartiment). “Lecture de voyage” – ce sont les livres dont la vie tient à l’excitation que procurent la couverture, le titre et la première page. Et aussi au fait qu’ils demandent à être coupés.

    Les dernières pages d’un livre déjà connu, elles ne se donnent jamais autant que dans votre petit salon, le soir. Il y a des gens, et parmi eux certains qui possèdent toute une bibliothèque, qui n’abordent jamais un livre comme il conviendrait, parce qu’ils ne relisent jamais. Et pourtant ce n’est qu’en sondant une muraille à petits coups, en trouvant les endroits qui sonnent creux et vous arrêtent qu’on tombe sur des trésors que le lecteur que nous fûmes y avait enfouis. »

     

    Walter Benjamin

     Fragments

    Traduit de l’allemand par Christophe Jouanlanne et Jean-François Poirier

    coll. « Librairie du Collège international de philosophie », PUF, 2001

  • Pascal Quignard, « Critique du jugement »

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    photo © cchambard

     

    « Publier c’est quitter la solitude, les retraits, l’errance, la nuée de la création, la pénombre de l’origine pour une espèce de tourisme dans l’horreur cancanière et fiévreuse des congénères. Le temps de la parution assujettit à un voyage sans confort et barbare (voiture, train, autocar, métro, avion). Pourquoi le faire ? Pour aller où ? Il faut le faire sans barguigner pour se rendre dans la solitude qui suit et que l’expiation elle-même protègera. Il ne faut pas hésiter à dire : “Comprenez-moi, amis que je vais visiter chaque année, il faut bien voir où le voyage mène : le paradis”. Le lieu solitaire et le temps béni et la liberté où je passe mes jours supposent le sacrifice d’un mois et demi tous les ans dans l’ombre de l’automne, sous les nuages pleins de pluie froide, dans les petites salles enfumées couvertes de livres et emplies de rhumes, de toux, de moucheries, de maussaderies, de fièvres, qui précèdent l’hiver. Ce sont des gouttes d’amertume, qui déculpabilisent la joie solitaire. Elles en sont la condition et les grippes et les angines qu’elles entrainent forment d’étranges médecines. Ce châtiment de la promotion des livres publiés fortifie la concentration de l’esprit, ravive tous les traumatismes que le corps et l’âge et sa mémoire fuyaient, et accroît son désir de recouvrer sa solitude et de connaître à nouveau le repos. Étrange balance infernale qui doit s’effectuer entre le souffle resserré, l’angor, les hoquets hémorragiques du sang, puis une âme qui se dilate, qui s’effrite, qui s’éparpille, qui s’envole enfin à nouveau. L’évacuation de l’œuvre dans le réel, l’oubli de l’œuvre dans sa parution, équilibrent la quête à l’état pur dans la solitude, la lecture, l’amour, la compagnie si flegmatique, si fidèle, si eurythmique des chats, la soumission miraculeuse des touches des pianos à double articulation, les gargouillements des radiateurs, les fleurs soudaines du silence, l’amitié rare et discrète, la sensualité rituelle, violente, cachée, profonde, imprédictible, secrète. »

     

    Pascal Quignard

    « Les expiations mystérieuses » in  Critique du jugement

    Galilée, 2015

  • Lambert Schlechter, « Éloge de la hache »

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    photo © cchambard. Lambert Schlechter à Eschweiler, octobre 2014

     

    « Comment peut-on vivre sans lire ?

    *

    Pages reliées ensemble en fascicules pour former un livre, le texte comme absolue exception parmi les préoccupations des hommes, le geste d’ouvrir un livre : irrépérable invisible inexistant, l’activité de lire n’a presque jamais eu lieu, il faut chasser le gibier, labourer la terre, puiser de l’eau, il faut sauver sa peau, il faut de jour en jour survivre, il y a le soleil qui brûle, il y a la terre qui gèle, il faut ramasser du bois, il faut essayer de faire du feu, il faut se protéger contre la pluie, être chaque matin à son poste, faire ses courses, de temps en temps un rapide coït, et tourne le manège frénétique des naissances & des décès, il faut enterrer les morts, et des paroles circulent, aussitôt dissoutes, les corps s’immobilisent, les corps pourrissent, au XVIIe siècle, pendant la nuit, Spinoza écrit son livre, quelques-uns au cours des siècles feront le geste d’ouvrir son livre, quelques-uns passeront des heures & des heures devant ses pages, pendant que tourne, effréné, le manège des naissances & des décès.

    *

    Dans une lettre à son ami Terentius Varro, Cicéron écrit : Pour peu que nous ayons un jardin à côté de notre bibliothèque, — c’est-à-dire des fleurs et des livres, — il ne manquera rien à notre bonheur…

    *

    On peut (très) (bien) vivre sans lire. La preuve : neuf dixièmes de l’humanité vivent sans lire. Quand j’entre dans une maison, et que je ne vois pas le plus vite possible une étagère avec des livres, j’ai le vertige — et je me demande : mais à quoi ces gens passent-ils leur temps… ? Mais qui suis-je pour poser une telle question ? Il y a mille manières de passer son temps, le temps de la vie. Le temps de ma vie est ponctué, jour après jour, par la lecture — depuis soixante ans. »

     

    Lambert Schlechter

    Éloge de la hache

    inédit à paraitre en juillet 2015 dans le livre collectif

    Lire c'est vivre plus

    sous la direction de Claude Chambard

    L'Escampette

     

    Notre ami Lambert Schlechter vient de perdre en une nuit sa maison et la quasi intégralité de sa bibliothèque, de ses manuscrits, de ses biens. Ses mains sont brûlées gravement. Il y a quelques jours nous avons reçu son texte pour un livre collectif à paraître en juillet, Lire c'est vivre plus. En voici un extrait pour le saluer, pour l'accompagner, fraternellement.

  • Frédérique Germanaud, « La chambre d’écho »

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    « Dans mes maraudes côtières, celles des mauvaises saisons, les plus fructueuses, j’ai recueilli toute une collection de cabanes à carrelet. Je ne sais ce qui m’attire vers elles, leur fragilité peut-être, leur parenté, penchées sur leurs hautes et fines pattes de bois, avec ces grands oiseaux, flamand, grue, ibis prêts à prendre leur envol. Jamais je n’y ai vu quelqu’un, jamais je n’y suis entrée. Mon imagination peut œuvrer à son aise, sans les entraves d’une réalité de vacanciers – riches vacanciers puisque je sais le prix de ces huttes. Je passe beaucoup de temps à observer ces précaires abris qui paraissent veiller sur l’océan. Il n’en est pas deux pareilles. Elles grincent au vent, s’écaillent sous les embruns. Que la racine abstractivement transposée sur le papier se soit liée aux pêcheries qui s’égrènent  sur cette portion de côte atlantique que je parcours avec régularité, il m’intéresse peu de l’expliquer. Je ne cherche pas à appréhender avec précision le processus de création. Je préfère constater que certaines pierres qu’on soulève révèlent des trésors, cette pierre qui m’a appelée pour une raison qui restera définitivement ignorée.

     

    De même que l’ornithologue développe le sens de l’audition, que le cuisinier affine celui du goût, l’écrivain, lui, exerce ce que j’appellerais son sixième sens, l’intuition. La fonction fait l’outil et l’organe. Toujours à l’affût de ce qui nourrira l’écriture, un instinct très actif me porte vers l’infra-son ou l’infra-signal qui s’interprétera ultérieurement, après cette opération de stockage dans un recoin du cerveau qui semble lui être dédié. Comme tous les autres sens, celui-ci peut se développer de manière insoupçonnée. En balade avec un écrivain, nous nous sommes surpris à accrocher du regard, fugacement, cette plaque de métal rouillée et dévorée de lierre, accrochée au pied d’un poteau électrique et qui mentionnait “poste de moque-souris”. Moque-souris. L’information a cheminé jusqu’au grenier à sel de notre cerveau de raconteur d’histoires. À ce que je sache, elle n’a pas encore été intégrée à l’une de celles-ci. Un sourire d’entendement scella notre complicité. »

     

     Frédérique Germanaud

    La chambre d’écho

    L’Escampette, 2012

  • Wojciech Kuczok, « Antibiographie »

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    « La guerre n’avait pas écrasé la maison que le père du vieux K. avait construite pour sa famille, elle ne l’écrasa pas lui non plus personnellement dans un trou d’obus au front, comme ses frères, le père du vieux K. avait eu de la chance, apparemment c’est lui qui avait bénéficié du contingent de chance accordé à la fratrie ; la guerre le chiffonna juste un peu, lacéra ses coussins, troua ses fauteuils, déchiqueta ses pantoufles ; bref, après la guerre, le père du vieux K. n’avait plus eu la possibilité de se prélasser paisiblement à l’endroit qu’il s’était installé au cours de sa vie, le rez-de-chaussée de la maison dut être vendu, les domestiques que sa femme voulait avoir “absolument, impérativement”, il fallut les oublier, élever les enfants comme des êtres plus riches du souvenir de leur fortune que de bien réels. Le père du vieux K., jusqu’à la fin de ses jours, ne cessa jamais de rêver des ruines de tout ce qu’il avait construit au cours de sa vie, et même s’il ne rêvait que de bâtiments, avec le temps il comprit que des décombres fumants l’entouraient à l’intérieur de sa maison dressée sur des fondations solides ; avec le temps, il comprit que les décombres dont il rêvait lui marchaient sur les pieds, mangeaient dans son assiette, dormaient dans son lit ; et avec le temps, il comprit que c’était lui qui était une ruine, que c’était en lui que gisaient les décombres qui l’entravaient dans sa chair, que c’était lui qui s’entravait, et non sa femme, que ce n’étaient pas non plus ses enfants, que ce n’était pas la vie qui l’avait entravé toute sa vie durant, mais qu’il s’était entravé lui-même, tout seul. Avec le temps, il comprit que tout ce qui lui était arrivé au cours de son existence, que toute cette chance dont les morts avaient été privés lui avait été accordée par erreur, parce qu’il n’avait pas trouvé le bonheur, dans sa vie tout lui ÉCHAPPAIT : sa femme lui avait échappé, elle était devenue bruyante, acariâtre et indifférente ; ses enfants lui avaient échappé, il n’avait aucune influence sur leur éducation : plus il les voulait différents de lui, meilleurs que lui, plus ils reproduisaient tous ses travers. Il disparaissait en lui-même, il se renferma, se verrouilla, retrouva son insignifiance innée, sa mélancolie héréditaire. Il fut longtemps sans oser répondre la vérité quand on lui demandait comment il allait. Il fut longtemps sans pouvoir trouver le mot qui aurait expliqué son malheur dans le bonheur, qui aurait justifié le peu de joie que lui procurèrent ses trois enfants en pleine croissance et son énergique épouse. Ce n’est qu’en voyant un jour le vieux K. jouer à cache-cache dans le jardin avec son petit frère, en voyant le vieux K. utiliser une cachette indécelable à l’intérieur du chêne, qu’il trouva le mot juste. Le père du vieux K. était un homme creux : il avait des racines, il avait des branches, il avait sa place dans un jardin, mais à l’intérieur il pouvait juste se tenir seul à l’abri du monde, se verrouiller, disparaître. »

     

    Wojciech Kuczok

    Antibiographie

    Traduit du polonais par Laurence Dyèvre

    L’Olivier, 2006