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  • Jacques Roman, « Le dit du raturé »

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    Jacques Roman (& une amie), Fribourg 2 août 2015

    © Sophie Chambard

     

     

    « L’acte de raturer grave un choix qui fait de l’écarté une réserve, un coulé au sédiment précieux, une mémoire au fond de l’œil confiant.

     

    Le mot ultime, le plus souvent vient après la rature. Ce ne sont pas les mots qui manquent, c’est le respir là où l’on étouffe adresse perdue, le respir retrouvé dans la rature, élégante ou rageuse.

     

    C’est taillis, fouillis, où la plume à la main se fraye une piste. Il arrive que ce combat-là soit déjà perdu avant qu’engagé, que cette rature soit d’impuissance, qu’elle ne soit que le geste infantile d’un homme incapable de raturer en sa vie, raturer le faux geste, la fausse parole, les lâches ambiguïtés, incapable d’arracher l’épine sous la peau comme le mot de travers dans la ligne. Cet homme-là n’écrit plus. Il divague, brode, spécule, rejoint la horde de ceux pour qui le verbe est pan de décor.

     

    L’homme qui ne se confie plus à la rature, au brouillon, enjolive qui croit pouvoir faire taire la question de l’écriture. Il noircit en vain, contre elle, du papier.

     

    Étrangement, c’est dans le geste de raturer que cette question reste vive. C’est dans ce geste qui dévoile l’empreinte de la recherche que l’écriture donne à voir sa responsabilité au-delà même de son objet. La rature nous outille en quelque sorte face à ce que nous nommons avec ce louche respect des conquérants : l’esprit. Qui oserait penser pouvoir retourner la question de l’écriture contre elle-même quand celle-ci ne se plie qu’en minant la certitude, qu’en débornant, se nourrissant de chair, le champ de la liberté. »

     

    Jacques Roman

    Le dit du raturé / Le dit du lézardé

    Isabelle Sauvage, 2013

  • Sergueï Essénine, « Poèmes 1910-1925 »

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    « Par les soirs bleus, les soirs de lune,

    Autrefois, j’étais beau et jeune.

     

    Et sans pouvoir s’arrêter tout est

    Passé pour ne jamais revenir…

     

    Yeux délavés, cœur refroidi…

    Ce bonheur bleu ! Ces nuits de lune !

    4 / 5 octobre 1925

     

    *

    Pauvre plumitif, est-ce bien toi qui composes

           Des chansons à la lune ?

    Depuis longtemps je me suis refroidi devant

            Le vin, le jeu, l’amour.

     

    Cette lune qui entre par la croisée

    Verse une lumière à vous crever les yeux…

    La dame de pique j’ai levé

    Pour jouer enfin l’as de carreau.

    4 / 5 octobre 1925

     

     *

    Au revoir mon ami, au revoir.

    Mon cher, tu es tout près de mon cœur.

    Cette séparation prédestinée

    Promet bien une rencontre à venir.

     

    Au revoir mon ami ; ni

    Poignée de main, ni un mot,

    Ne va pas t’affliger ici, –

    C’est que vivre n’est pas nouveau

    Et mourir, il est vrai, non plus. »

    1925

     (Dernier poème d’Essénine, écrit le jour de sa mort, avec son sang)

     

     Sergueï Essénine

    Poèmes 1910-1925

    Traduction du russe & postface Christian Mouze

    Avant-propos d’Olivier Gallon

    La Barque, 2015

  • Vasco Graça Moura, « L’ombre des figures & autres poèmes »

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    Le métier de mourir

     

    « j’imagine ainsi la mort de pavese :

    c’était une chambre d’hôtel à turin,

    assurément un hôtel modeste, à une ou deux

    étoiles, s’il avait des étoiles.

     

    un lit de bois, au vernis écaillé,

    grinçant de rencontres fortuites, un matelas mou et humide

    avec un creux au milieu, comme toujours.

    le mois d’août s’écoulait avec sa terre sombre

     

    encrassant les rideaux, rien n’allait exploser

    en ce mois d’août à cette heure de l’après-midi

    à la lumière douceâtre. et quelqu’un avait mis

    trois roses en plastique dans un vase vert.

     

    je vois comment pavese est entré, il a négligemment

    posé sa valise, plié quelques papiers

    et enlevé sa veste (comme dans les films

    italiens de l’époque), puis il est allé aux toilettes

     

    dans le couloir, au fond, peut-être a-t-il pensé

    que cette vie n’est qu’une pissée ou que.

    il est revenu dans la chambre, il y avait

    une âme fétide dans tout ça.

     

    il a ouvert la fenêtre

    et demandé la ligne.

    la nuit tombait peu à peu sans paroles, et même sans klaxons

    intempestifs, il a rempli un verre d’eau. et il a attendu.

     

    quand le téléphone a sonné, il n’y avait pas grand chose

    à dire et il avait déjà tout dit :

    il avait déjà dit combien l’amour nous rend

    vulnérables ; et misérables, anéantis ;

     

    et qu’il faut de l’humilité, non de l’orgueil ;

    et puis cesser d’écrire ;

    que c’est ce dénuement qui nous tue.

    c’était plus ou moins ça — notre condition

     

    trop humaine, la voix humaine, la fragile

    expression de tout ça, une fermeté tendue :

    “et même de toutes jeunes filles l’on fait”,

    elles avaient des noms obscurs et pas le moindre

     

    remords lancinant, personne pour parler d’elles.

    ce que l’on redoute le plus c’est le courage

    de ce qui pourrait sembler facile : tout ce que l’on n’a pas dit,

    lourd d’un seul coup de soudaines frontières.

     

    c’était plus ou moins ça. je ne sais pas si après

    il a mis sur la porte un écriteau

    avec do not disturb ou quelque chose de semblable,

    ni s’il a pris les cachets un à un ni s’il les a comptés.

     

    je ne sais pas si c’est une servante qui l’a trouvé,

    si la police est venue aussitôt, s’il a laissé une lettre

    à son meilleur ami, s’il a éteint la lumière,

    s’il a posé près de lui son portefeuille, sa montre, son stylo.

     

    je ne sais pas s’il est entré dans la mort en homme qui a

    des images insupportables dans la tête,

    des mots martelés du désir, ou en homme qui se tient froidement

    de l’autre côté du sommeil, et va se taire, et a raison.

     

    je ne sais pas si ça s’est passé de la sorte, s’il existe une autre

    vérité imaginable ou interdite, mais je sais qu’il avait

    un regard décidé, une instigatrice, et quarante-deux ans.

    et je sais qu’à cet âge il n’est plus guère de vérités

     

    et nulle dimension biographique dans la mort.

    c’est déjà dans les écritures. je préfère

    dire qu’il a fermé la porte à clef

    et je sais qu’il était viril dans sa transparence. »

     

     

    Vasco Graça Moura

    L’ombre des figures & autres poèmes

    Traduit du portugais par Michelle Giudicelli

    Préface de Marc Blanchet

    L’Escampette, 1997, rééd. 2002

  • Christian Garcin, « Vétilles »

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    Poitiers, mai 2013 – 20 ans de L'Escampette – © Sophie Chambard

     

    « Ce qui manque à la plupart des écrivains qui m’ennuient ou m’indiffèrent, c’est le sentiment de la nature – l’appréhension directe, physique, de la nature dans sa sauvagerie, son altérité, sa puissante étrangeté. Pas en tant que cadre strict du récit (cela importe peu), mais en tant qu’ombre portée sur leur imaginaire, et créant un halo, une épaisseur, une espèce de densité dont leurs mots se trouvent dépourvus.

     

    *

    La vieillesse. Le temps qui file. Je vois ma mère ou C. par exemple, et me dis qu’un jour il va falloir s’occuper, en plein chagrin, de sordides affaires de succession, de meubles et d’objets à caser ici ou là. Mais je me vois moi aussi en train de vieillir, parfois j’ai l’impression d’être mon grand-père, je suis un vieillard, mon corps s’affaisse, se ramollit, je ne fais rien pour lutter contre cela. D’autres fois je me sens proche de l’âge de Clément, je sors à peine de l’adolescence, il faut croire que je ne sais plus très bien où j’en suis. Mais de plus en plus je ne peux m’empêcher de vivre le présent comme s’il s’agissait d’un passé, comme si je le voyais depuis un futur non précisé, comme si j’en portais déjà la nostalgie. C’est ce même mouvement, mais inverse, qui fait que je vois parfois mon passé comme si j’y étais à présent, comme si je pouvais aujourd’hui m’y projeter et l’éclairer de ce qui par la suite s’est déroulé. »

     

     

    Christian Garcin
    Vétilles
    L’Escampette, 2015