samedi, 26 novembre 2016
Pour maman
© : cchambard
« On entre seul chez ceux qui furent.
Aucun cortège n’entre avec celui qui est mort dans le monde des morts qui n’est pas un monde
et la lamentation funèbre qui le pleure n’est même plus un bruit pour ses oreilles.
Celui-là qui jadis partit était aussi seul à quitter la lumière que celui qui déjà s’apprête à s’en aller, suffoquant à mourir dans le jour qu’il découvre.
Il faut dire de la mort : port terrible où on s’embarque seul
sur ce qui sombre
pour ce qui sombre. »
Pascal Quignard
« Sur la solitude »
in Sur l’idée d’une communauté de solitaires
Arléa, 2015
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jeudi, 17 novembre 2016
François Dominique, « Tournoyer avec Roger Laporte »
Roger Laporte & François Dominique
« La lecture de Une vie, biographie est censée nous révéler (non au sens mystique, mais comme la révélation d’un négatif en photographie) qu’une certaine modalité d’ÉCRIRE permet d’accéder, non pas au monde du vivant en général, mais à la forme de vie générée par l’écriture. Pas même le Christ, qui n’a jamais écrit durant sa courte vie qu’une seule phrase sur le sable, n’envisageait la vie, précaire ou éternelle, comme le produit de l’acte d’écrire… et les “Écritures” des apôtres n’ont jamais prétendu être une sorte de “Le Livre s’est fait chair”, Roger Laporte, lui, démiurge ou Don Quichotte, n’envisage que cela : écrire pour accéder à “une” vie suréminente : “J’irai de ce côté, jamais d’un autre”. Alors ? “Folie d’écrire”, comme le disait Blanchot parlant de Hölderlin, de Kafka et de… Laporte (article de Libération, 6 mars 1986) ? Oui, mais patience…
Au lecteur de relancer les dés et la mise, de voyager à ses frais, d’explorer à ses risques et périls. À cet égard, Une vie, biographie s’inscrit comme un jalon sur un parcours dont le terme n’est jamais fixé par avance. Ainsi, Roger Laporte écrivait dans Fugue – Supplément, en 1973 :
Appeler Biographie un ouvrage qui pourtant ne relate rien de ma vie d’homme comme telle, où il est seulement question d’écrire, c’est affirmer qu’une certaine vie n’est ni antérieure, ni extérieure à écrire, qu’on ne saurait donc connaître cette vie-là autrement qu’en écrivant. Biographie n’est donc pas un pur contenu : même ce mot, surtout ce mot, n’a tout son pouvoir qu’en liaison concrète avec ce qu’il implique : la vie économique de l’entreprise littéraire. Je crois que toute consommation passive de l’ouvrage que j’écris est impossible ; j’ose espérer que sa lecture, loin d’assouvir l’appétit, éveille le désir d’écrire et, à la limite, j’aimerais que cet ouvrage soit seulement scriptible, tel donc que seul un scripteur, du moins virtuel, puisse en faire la lecture.
Dix ans plus tard, la même exigence s’affirme, avec la plus grande concision, dans Moriendo : “Poursuivre – Poursuivre : silencieuse injonction à laquelle plus tard d’autres répondront.”
Il ne s’agit évidemment pas de susciter des zélotes ni des épigones : voilà ce qui pourrait arriver de pire à une œuvre de cette envergure. Je veux seulement dire que, nous autres, en qualité de lecteurs, ne sommes pas seulement tenus par l’amitié ; nous devons observer la façon dont le texte agit sur nous, dans une dynamique : vivre-lire-écrire-vivre… »
François Dominique
Tournoyer avec Roger Laporte
Fata Morgana, 2016
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dimanche, 13 novembre 2016
Laura Kasischke, « Mariées rebelles »
DR
« ROSIER
J’ai déterré mon grand-père par accident
en plantant le rosier derrière l’appentis
Ses cheveux enterrés de longue date sont aussi doux et blancs
qu’une toile d’araignée, et l’araignée est argentée
et elle la tisse la tisse
et en se relevant, il me dit : Bon
je n’ai pas beaucoup de temps pour t’expliquer, ma chérie
alors il faudra que tu organises tout
toute seule Assure-toi de trouver une place
pour chacun de nous
Mon grand-père me parle gentiment depuis la mort
et les mots sont si étincelants qu’ils volent
autour de sa tête comme une pluie
d’oiseaux éblouissants et je suis soulagée de voir
que cette modeste tombe
ait pu comprimer toute cette douleur en lumière d’étoiles
dans mon propre jardin où un beau jour mes enfants
pourront entailler le chagrin
à coups de burins et de piques
et le faire briller et le brandir à la lumière
du soleil pour voir clairement la douleur dans la mort
comme je n’ai jamais pu la voir dans la vie Les enfants
voici l’endroit
où votre arrière-grand-père
s’est changé en cendres de verre C’était un homme
qui pleurait des larmes étincelantes
qui sa vie durant a bu
et pour qui le tourment se sirotait pur
C’était un homme gentil qui détestait les enfants
mais aimait les victimes et savait
quelles chairs palper parmi les plus tendres
et les abîmés de la vie le connaissaient à des kilomètres à la ronde
et l’appelaient par son nom
Mais voyez sa souffrance s’est changée
en une poussière d’étincelles si fine qu’elle choque le regard
La mort doit finalement lui convenir
La mort doit énormément lui plaire
Il dit : Bon
Assure-toi de prévoir largement pour les uns et les autres
et n’aie pas peur nous serons rentrés lundi
et personne ne saura jamais que nous sommes partis
Je délire de joie comme un enfant fiévreux
et me rend compte qu’il est la source
de toute musique de toute la musique
que ma vie a créée de lui émane un chœur aveuglant
et je pleure enfin à genoux
dans la terre les bras chargés d’épines je
suis prêt à le suivre n’importe où prête
à emmener tout le monde avec moi
Mais quand vient le jour (car il vient)
je ne suis plus si sûre je
ne suis plus si sûre d’être
prête à partir »
Laura Kasischke
Mariées rebelles
Traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Céline Leroy
Préface de Marie Desplechin
Page à Page, 2016
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mardi, 08 novembre 2016
Fleur Jaeggy, « Proleterka »
DR
« Plusieurs années ont passé et j’ai, ce matin, un désir soudain : je voudrais les cendres de mon père.
Après la crémation, on m’a envoyé un petit objet qui avait résisté au feu. Un clou. On me le rendit intact. Je me demandais alors si on l’avait vraiment laissé dans la poche du costume. Il doit brûler avec Johannes, avais-je dit aux employés du crématorium. On ne devait pas l’ôter de sa poche. Dans ses mains, il eut été trop visible. Aujourd’hui, je voudrais les cendres. Ce doit être une urne comme tant d’autres. Le nom gravé sur une petite plaque. Un peu comme les plaques des soldats. Comment se fait-il qu’il ne me vint pas à l’esprit alors de demander les cendres ?
À cette époque, je ne pensais pas aux morts. Ils viennent vers nous tardivement. Ils se rappellent à nous quand ils sentent que nous devenons des proies et qu’il est temps d’aller à la chasse. Quand Johannes est mort, je n’ai pas pensé qu’il était vraiment mort. J’ai pris part aux obsèques. Rien d’autre. Après la cérémonie funèbre, je suis partie tout de suite. C’était une journée bleue, tout était fini. Mademoiselle Gerda s’est occupé de tous les détails. Je lui sais gré de cela. Elle a pris rendez-vous pour moi chez le coiffeur. Elle m’a trouvé un tailleur noir. Modeste. Elle a suivi scrupuleusement les volontés de Johannes.
Mon père, je l’ai vu pour la dernière fois dans un lieu où il faisait froid. Je l’ai salué. À côté de moi, il y avait mademoiselle Gerda. Je dépendais d’elle, en tout. Je ne savais pas ce que l’on fait quand une personne meurt. Elle connaissait avec précision toutes les formalités. Elle est efficace, silencieuse, timidement triste. Comme une hache, elle avance dans les méandres du deuil. Elle sait choisir, elle ne doute pas. Elle a été si diligente. Je n’ai même pas pu être un peu triste. C’est elle qui avait pris toute la tristesse. Je la lui aurais donnée de toute façon, la tristesse. À moi, il ne me restait rien.
Je lui ai dit que je voulais me trouver un moment seule. Quelques minutes. La salle était glaciale. Pendant ces quelques minutes, j’ai glissé le clou dans la poche du costume gris de Johannes. Je ne voulais pas le regarder. Son visage est dans mon esprit, dans mes yeux. Je n’ai pas besoin de le regarder. Au lieu de le regarder, je faisais le contraire. Ou plutôt, je le regardais bien, pour voir, et savoir, s’il y avait les marques de la souffrance. Et je fis une erreur. Comme je le regardais très attentivement, son visage m’a échappé. J’ai oublié sa physionomie, son vrai visage, celui de toujours.
Mademoiselle Gerda est revenue me chercher. Je tente d’embrasser Johannes sur le front. Mademoiselle a un mouvement de dégoût. Elle m’en empêche. Ce fut un désir si soudain, ce matin, de couloir les cendres de Johannes. À présent, il s’est évanoui. »
Fleur Jaeggy
Proleterka
Traduit de l’italien par Jean-Paul Manganaro
Gallimard, 2001
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vendredi, 04 novembre 2016
Jacques-Henri Michot, « Comme un fracas »
« lundi 21 juillet 2008 – 21h
[…] un jour qui se situe sans doute à la fin de 1920 ou au début de 1921 franz kafka fait avec gustav janouch une promenade dans prague et au coin d’une rue deux femmes s’entretiennent avec feu d’un homme brutal l’une finit par dire à l’autre Quel ravachol ! kafka demande à janouch s’il connaît le mot le jeune homme lui répond Ravachol est une expression du dialecte pragois. Cela signifie à peu près : brute, bagarreur, rustre kafka indique alors à son interlocuteur que ravachol est en réalité un nom propre mais lui-même kafka a été traité dans son enfance à plusieurs reprise de ravachol par la cuisinière quand il revenait tout sale et tout déchiré de quelque rixe il ignore alors la signification de ce mot s’en enquiert auprès de son père qui lui déclare C’est un criminel, un meurtrier l’enfant en est à ce point bouleversé que le lendemain il tombe malade angine avec fièvre et le voilà marqué par ravachol le nom de ravachol resta en moi comme un aiguillon, ou plutôt comme une épingle brisée qui se promène à travers le corps et plus tard indique kafka à gustave jarnouch il a étudié la vie et les idées de ravachol comme il a étudié la vie et les idées de divers autres anarchistes tels que godwin proudhon stirner bakounine kropotkine tucker tolstoï
il est fort improbable que kafka ait eu connaissance du discours rédigé par ravachol ce discours que ravachol se proposait de lire lors de son dernier procès lequel procès s’est terminé par sa condamnation à mort en raison de trois assassinats dont deux pour lesquels sa participation reste des plus douteuse et ce discours commençait par Si je prends la parole, ce n’est pas pour me défendre des actes dont on m’accuse, car seule la société, qui par son organisation met les hommes en lutte continuelle les uns contre les autres, est responsable. En effet, ne voit-on pas aujourd’hui dans toutes les classes et dans toutes les fonctions des personnes qui désirent, je ne dirai pas la mort, parce que cela sonne mal à l’oreille, mais le malheur de leurs semblables, si cela peut leur procurer des avantages. Exemple : un patron ne fait-il pas des vœux pour voir un concurrent disparaître : tous les commerçants en général ne voudraient-ils pas, et cela réciproquement, être seuls à jouir des avantages que peut rapporter ce genre d’occupations ? […] Eh bien, dans une société où de pareils faits de produisent on n’a pas à être surpris des actes dans le genre de ceux qu’on me reproche mais je ne sais ce qui de ce discours aura été entendu car au bout de quelques phrases les juges ont intimé à ravachol l’ordre de se taire et à l’énoncé du verdict de mort il s’est contenté de clamer Vive l’Anarchie ! on raconte que le 11 juillet 1892 âgé de trente-deux ans il monta sur l’échafaud en chantant et que le couperet interrompit ses dernières paroles Vive la Ré ainsi estiment certains on ignorera toujours s’il voulait dire la République ou la Révolution à moins que la Révolution sociale seules la deuxième ou la troisième hypothèses me semblent admissibles
mais lecteur lectrice je m’aperçois tout soudain que j’ai abandonné kafka en cours de route que j’ai dérivé sur ravachol à partir de kafka il me faut revenir à kafka qui apprend à gustav janouch qu’il a dans sa jeunesse fréquenté différents groupes anarchistes assisté à des réunions anarchistes bref fin de la promenade en ce jour de 1920 ou de 1921 kafka arrive devant la maison où il habite déclare qu’il est toujours un ravachol mais je me suis fixé l’objectif d’être dans cette chronique aussi précis que possible ainsi les paroles de kafka telles que rapportées par janouch sont au vrai celles-ci Tous les juifs sont, comme moi, des ravachols, des exclus je ne sais pas si tous les juifs sont des ravachols mais il m’importe que kafka lui-même se soit vu en ravachol »
Jacques-Henri Michot
Comme un fracas – une chronique
Al Dante, 2009
16:29 Publié dans Écrivains, Édition | Lien permanent | Tags : jacques-henri michot, comme un fracas, kafka, ravachol, al dante, janouch