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  • Jean-Claude Pirotte, « Le Silence »

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    « Je dirais : allant de cave en cave je me suis aperçu que je n’avais pas besoin de le boire pour aimer le vin. Je l’aimais déjà, je l’aimais avant de le goûter, je l’aimais avant de le connaître, je l’aimais avant de naître, je l’aimais avant que les poètes m’apprennent à l’aimer, je l’aimais avant que l’homme se décide enfin à cultiver, apprivoiser, choyer la vigne comme un trésor inespéré. Je l’aimais avant de savoir que la vigne porte des fruits, avant même que l’homme s’en avise, avant que je trouve une grappe au fond d’une combe et que je la goûte, je l’aimais comme un paysage rêvé, je l’aimais comme un songe et je l’ai détesté comme un cauchemar. Je l’aimais avec la ferveur que je veux éprouver plus tard pour la femme que j’espère aimer. Je l’aimais avec la pudeur que j’imagine être celle des amants courtois, oui, j’aimais le vin comme le troubadour chérit sa Dame – sans la connaître. J’aime donc le vin parce que je ne le connais pas, et que jamais je ne le connaîtrai.

    J’aime le vin parce qu’il m’est étrange, parce qu’il m’est familier, parce qu’il est incompréhensible et fabuleux. J’aime le vin parce que je ne peux m’empêcher d’aimer les hommes.

    J’aime le vin que je bois, lorsqu’il mérite son nom. Dans ma cave, il n’y a pas de vin. Il n’y a que d’heureuses espérances. De troublantes expériences. Ma cave est ce fond de caveau que me concède Marius. Je m’y glisse comme au confessionnal, ou pour prier dans une chapelle perdue, ensevelie, où le secret sacramentel est gardé par l’araignée et le champignon. Dans la cave des prétendus amateurs, il y a une collection de bouteilles. Dans les coffres de banques, il y a des valeurs, qui sont des flacons que l’on déshonore. Les déboucher, se serait constater que le vin se révolte. Le vin, c’est le ferment de l’émeute. Le comble de l’esprit d’insurrection, de civilisation. L’alcool de vin, marc, fine, c’est le sommet de l’expérience mystique.

    Comment pourrions-nous oublier que l’eau se change en vin ? Oublier que la rose et la vigne sont les ornements du jardin d’Allah ? Comment oublier que le fruit conserve et magnifie la nourriture et la boisson de l’éden – cet éden où nous vivons (si nous le voulons), car nous n’en avons été chassés que pour nous y installer par goût du paradoxe, et passion de la transgression.

    Chaque jour nous réinventons l’éden avec nos cornues d’alchimistes, avec nos pressoirs et nos cuves, avec nos tonneaux et nos tastevins. »

     

    Jean-Claude Pirotte

    Le Silence

    Préface de Philippe Claudel

    Stock, 2016

  • Éric Pessan, « Sang des glaciers »

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    « Le Barbo, Machicruta, Ratepenate, Nitoula, le Coco peint par Goya, Carabibounet, la Came-cruse, Papotchantel, Micaraouda, la Lamia, Babo, le Grand Lustucru, Mâchecroute, Rafagnaoude, Pattier, le Fillou, le Cueulo, Carco-Vieio, la Rafagnoude, le Bègue, la Marie-Couette sont des croquemitaines, des Père ou Mère Fouettard, des ogres qui punissent les fils et les filles désobéissants. La Marronne, la Garaoude, Couché-huit-heures, Sarramauca, Pelharot le chiffonnier se chargent de châtier les enfants. Des milliers de créatures vivant dans des puits, dans les bois, sous les toits, dans la cendre des cheminées ou dans les angles des chambres observent les enfants pour mieux les frapper ou les battre ou les manger s’ils ne sont pas sages. Banya Verde, le Coquelin, Chiapacan, la Faye daou mau parti, Barbe-Citrouille ou l’Ome pelut vont bouffer les gosses, les déchiqueter, les conduire dans l’ombre d’où jamais ils ne reviendront. Rampono et la Mère-de-la-nuit viendront avec Grand-Papa Janvier et le Père Babaloum et ils sauront mater les gamins les plus indociles, ils les tortureront, ils les briseront s’il le faut, ils broieront leur âme et leur volonté et les enfants rentreront dans le rang.

    L’homme ne sait plus où il a lu que dans toutes les cultures, sur tous les continents, l’humanité a su ajouter des dangers imaginaires aux dangers réels.

    Mère-en-Gueule et la Vouivre, Nòchtgròbbe et Bonhomme Misère planteront leurs dents gâtées dans la chair des gosses. Des hordes et des hordes de choses mi-humaines mi-griffues qui menacent les enfants avec la complicité de leurs propres parents. Des crocs et de la méchanceté qui peuvent compter sur la complaisance des adultes. C’est le répugnant scandale des croquemitaines : ils secondent les parents, ils ne sont pas des menaces extérieures comme une armée ennemie ou un diable, ils viennent prendre le fils indocile désigné par son père, la fille dénoncée par sa mère. Ils sont les instruments d’une justice terrible et atroce, d’une justice sans pardon ni compassion. Qu’un garçonnet escalade un mur pour voir ce qu’il y a derrière, qu’une fillette s’aventure jusqu’au croisement du chemin et ils seront là pour les attraper et les dissoudre dans la douleur infinie. »

     

    Éric Pessan

    Sang des glaciers

    Coll. « Pépites », La Passe du Vent, 2016

    http://www.lapasseduvent.com/

  • Tom Raworth, « Cat Van Cat »

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    © Charles Bernstein

     

    « TOUT UN COUP

     

    l’alphabet se demande

    ce qu’il devrait faire

    le papier se sent inutile

    les couleurs perdent leurs nuances

     

    pendant que toutes les notes de musique

    ne jouent plus qu’en bleu

     

    au bout du lac

    un peuplier lombard

    ombre la terre

    parsemée de duvet de cygne

     

    voilant la rumeur

    de la route au sud

     

    au-dessus dans le ciel de nuit

    éparpillés au hasard

    les étoiles cessent leur mouvement

    les coquelicots ne dansent pas

     

    dans l’herbe immobile le long

    du chemin personne ne marche »

     

    Tom Raworth (19 juillet 1938-8 février 2017)

    Cat Van Cat

    Traduit de l’anglais par Liliane Giraudon, Audrey Jenkinson, Yvan Mignot, Florence Pazottu, Jean-Jacques Viton

    Coll. Les comptoirs de la Nouvelle B.S., cipM, 2003

    https://www.youtube.com/watch?v=YyMcd0BoRZE

  • Hugh Raffles, « Insectopédie »

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    DR

     

    « “Il n’y avait aucune raison de dénier une âme à ces bestioles*”, dit Jacques Austerlitz dans le roman de W.G. Sebald. Se souvenant des nuits de son enfance, il s’interroge : Les phalènes rêvent-elles ? Savent-elles qu’elles sont perdues quand, égarées par la flamme, elles entrent dans une maison pour y mourir ?

    Quelle était la question de von Frisch : L’abeille est-elle douée de parole ? Non, ce n’était pas cela. Tout d’abord, il s’est dit : Il n’y a vraiment aucune raison de penser que les abeilles soient privées de langage. Puis il s’est mis à interroger : Ma petite camarade, que dit-elle ?

    Pauvres abeilles. Elles sont à plaindre et il nous faut les protéger. En cela, également, leur indifférence est vaine. Elles sont trop prisonnières du langage. Les abeilles et nous, maintenus dans une si distante proximité. Même par von Frisch et Lindauer, qui les aimaient si intensément, qui trouvaient en elles une forme de rédemption loin des horreurs brutales de leur temps… Vous vous souvenez de tout ce qu’ils pouvaient mettre en œuvre pour prouver les capacités de leurs petits protégés ?

    Mais laissons là les paradoxes. Leur accorder le langage était à la fois célébrer leur différence et les condamner à l’impossibilité, les cantonner à un registre purement mimétique, dans lequel elles ne pouvaient qu’échouer, et (mé)prendre “l’autoréférentialité linguistique [pour] le paradigme de l’autoréférentialité en général**”. Mais bien sûr l’échec est humain (scientifique, certes, mais humain tout de même) ; nous échouons en étant incapables d’imaginer la sociabilité et la communication autrement qu’à travers quelque chose qui s’apparente au langage, nous échouons en nous plaçant d’emblée au sommet de cette pyramide linguistique. Quelle folie de juger les insectes – si anciens, si divers, si accomplis, si performants, si élégants, si étonnants, si mystérieux, si inconnus – selon des critères qu’ils ne pourront jamais remplir et dont ils n’ont cure ! Quelle idiotie de mépriser leurs talents et de ne voir que leurs supposées déficiences ! De quelle misérable pauvreté d’imagination faisons-nous preuve lorsque nous ne les considérons que sous l’angle de ce qu’ils peuvent apporter à notre compréhension de nous-même ! Quelle tristesse terrible, lorsque le langage nous fait défaut. »

     

    * W.G. Sebald, Austerlitz, traduit de l’allemand par Patrick Charbonneau, Actes Sud, 2002

    ** Eva M. Knodt, préface à Niklas Luhmann, Social Systems, traduit de l’allemand par John Bednarz Jr et Dirk Baeker, Palo Alto, Stanford University Press, 1995

    Hugh Raffles

    Insectopédie

    Traduit de l’anglais par Mathieu Dumont

    Coll. Domaine sauvage, éditions Wildproject, 2016

    http://wildproject.org/

    http://www.insectopedia.org/about.html