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  • Giorgio Manganelli, « Centurie »

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    DR

     

    « CINQUANTE

     

    Il sortit de chez la femme qu’il aurait pu aimer, et qui aurait pu l’aimer en retour, avec un soulagement teinté d’amertume. Il était patent désormais qu’aucun amour ne naîtrait entre eux, pas même le tiède et misérable lien de la luxure, car c’était une femme chaste et robuste, pas même la tendresse langoureuse des amoureux tardifs, car ce n’était pas là chose susceptible d’intéresser longtemps leurs cerveaux avides d’émotions. Tout bien considéré, pensait-il, un amour impossible était de loin préférable à la fin d’un amour. L’impossibilité en effet est proche du conte, elle transforme toutes les chimères de l’attente amoureuse déçue en un genre de littérature mineure, en quelque sorte d’infantile et, surtout, d’inexistant. Il avait rêvé, et elle aussi dans une moindre mesure, à un monde différent de ce qu’il était, car il était clair que le monde dans lequel ils vivaient ne prévoyait pas leur amour, et par conséquent tout projet contraire, vu qu’il ne pouvait se hisser à un niveau héroïque, se révélait être quelque chose de futile, de dérisoire, voire de badin. Il était loisible d’ajouter à cela qu’un amour qui ne commence pas ne saurait non plus finir, même si l’on peut reconnaître dans le fait qu’il ne naisse pas quelque chose de la vaine amertume d’une possible conclusion. Mais aurait-il souhaité vivre une histoire différente avec cette femme ? La question était, théologiquement, impossible, et n’appelait pas de réponse, ou alors une réponse inouïe, comme par exemple : je désire vivre dans un monde complètement différent, et je tiendrais pour un indice de cette différence le fait de pouvoir aimer cette femme, et d’être aimé d’elle. En somme, le problème qui tourmentait leurs corps éphémères et leurs petites âmes imaginatives n’était pas, malgré les apparences, un problème d’ordre sentimental ou moral, mais un problème théologique ou pour être au goût du jour, un problème cosmique. Vu sous cet angle, le problème apparaissait entièrement vain : en effet, dans cet autre univers que Dieu aurait pu créer, et dans l’univers parallèle qui existait peut-être, cette femme n’aurait sans doute jamais existé ou, si elle avait existé dans l’univers parallèle, dont elle était la condition, elle aurait pu être d’une nature telle que lui n’en aurait jamais voulu, et qu’il aurait dû refuser, recourant pour ce faire à des arguments subtils et vraisemblablement captieux. »

     

    Giorgio Manganelli

    Centurie – cent petits romans fleuves

    Traduit de l’italien par Jean-Baptiste Para

    Prologue de Italo Calvino

    Éditions W, 1985, rééd. Cent pages, 2015

  • Janos Pilinszky, « Trente poèmes »

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    DR

     

    « LIBÉRATION

     

    Chiens en pantalon, voilà ce que nous étions

    sans nos parures, sans nos masques,

    des bêtes en sueur,

    ours en jupe, oiseaux captifs.

     

    Nous étions cela et maintenant

    pour une minute

    la main morte et le torse essoufé, inconscient

    rayonnent, arides comme un ange.

     

    QUAND MÊME

     

    Voyez-vous dans la lumière de l’entrée

    la tonnelle ? le banc chaulé ?

    L’oppressant éloignement vert-ciré

    des feuilles ? Et pourtant il s’est tenu là.

     

    SUR LA CHAISE ET SUR LE LIT

     

    Il n’y a plus de mots, plus d’êtres,

    Mots et êtres m’angoissent.

    Sans êtres, sans mots

    Plus pure est la peur.

     

    Et ceci ressemble à une chambre

    Dedans du brouillard et peut-être un lit.

    Couché sur le lit c’est peut-être moi.

    Assis sur une chaise. Le lit est vide. »

     

    Janos Pilinszky

    Trente poèmes

    Traduit du hongrois par Lorand Gaspar & Sarah Clair

    Éditions de Vallongues, 1990

  • Jean-Christophe Bailly, Jacqueline Salmon, « Rimbaud parti »

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    © Jacqueline Salmon

     

    « Ce serait aussi comme un film en noir et blanc : fondu-enchaîné débité en tronçons, chaque plan comme une feuille détachée, sans qu’au commencement soit le verbe. Rien, juste une chute ou une glissade, très vite, on récapitulerait : les herbes couchées sous le ciel, les arbres en avant des nuages, la ligne d’un chemin qui se perd ou s’interrompt, les trous d’eau sans nom, le gommage et les repentirs continus des masses d’air – torsades, franges, courants, tourbillons, lisières – l’histoire entière et sans fin recommencée de ce qui sépare l’eau claire de la boue et conduit de l’une à l’autre : quelqu’un, presque un enfant encore, là-bas derrière une lampe, et peut-être qu’il lit, ou écrit, il n’y a en lui et autour de lui aucun bruit, il fait tomber des pierres dans son silence, il est à lui-même son propre puits, il se déchire tout entier, il n’est plus là, il ne reste, impénétrablement, que sa mémoire. »

     

    Jean-Christophe Bailly (texte)

    Jacqueline Salmon (photographies)

    Rimbaud parti

    Marval, 2006