mardi, 30 janvier 2018
Gérard Haller, « Le grand unique sentiment »
Rembrandt, La Lutte de Jacob avec l'ange, 1659
Staatliche Museen, Gemäldegalerie, Berlin
« mains bras ailes
oh ailes
visage nu de l’un face au nu
de l’autre comme ça qui se présentent
ensemble le vide d’avant et l’intime
infini.
Le lointain : qui le font désirable
komm tu dis
c’est chaque nuit.
Nous nous prenons dans les yeux les larmes
plus loin nous nous implorons komm
prends-moi etc. et c’est chaque fois
comme si c'était la première nuit
sur la terre de nouveau comme
si c’était nous là-bas les deux
tombés nus du ciel et tu es là
je suis là tu dis regarde et tout
recommence
visage de l’un face à l’autre
dedans plus loin qui appellent
encore et encore
qui demandent la lumière
et tu me fais avancer dans toi
au bord et tu prends ma tête
comme ça dans ta main
et tu la poses sur ton sein
et tu dis mon nom
komm tu dis
et je suis toi de nouveau
dans le nu de ta voix
là-bas sans moi
et je ferme les yeux
[TEMPS]
tout le temps de l’étreinte
comme si c’était pour entendre
seulement ça qui appelle dedans
nous sans nom sans voix.
Nu seulement plus nu encore
et soudain c’est toi »
Gérard Haller
Le grand unique sentiment
Coll. « Lignes fictives », Galilée, 2018
17:53 Publié dans Anniversaires, Écrivains, Édition | Lien permanent | Tags : gérard haller, le grand unique sentiment, lignes fictives, galilée
jeudi, 25 janvier 2018
Niki Giannari, « Des spectres hantent l’Europe », Georges Didi-Huberman, « Passer, quoi qu’il en coûte »
photogramme du film de Maria Kourkouta & Niki Giannari
Des spectres hantent l'Europe
https://www.youtube.com/watch?v=VReuK17ouDM
« Tu avais raison.
Les hommes vont oublier ces trains-ci
comme ces trains-là.
Mais la cendre
Se souvient. »
& & &
« On ne témoigne jamais pour soi. On témoigne pour autrui. Le témoignage vient d’une expérience bouleversante, souvent ressentie comme indicible et dont le témoin, depuis la position qu’il occupait (position d’actant, de souffrant ou de regardant) doit faire foi aux yeux d’autrui, aux yeux du monde entier. Il donne alors forme à ce qu’il doit — d’une dette éthique — comme à ce qu’il voit. Le témoin fait foi, doit, voit et donne : depuis une expérience qu’il a vécue, quel que soit le mode de cette implication, vers toutes les directions de l’autrui. Il donne sa voix et son regard pour autrui. L’autrui du témoin ? C’est, d’abord, celui qui n’a pas eu le temps ou la possibilité de signifier son geste ou sa douleur : c’est le réfugié d’Idomeni quand il demeure muet, occupé aux tâches de l’immédiate subsistance. C’est ensuite, celui qui n’a pas le temps ou le courage d’écouter cet acte ou cette souffrance : c’est le nanti de la grande ville quand il demeure indifférent, occupé aux tâches de sa vie confortable. Le témoignage se tient donc “entre deux autruis”, il est en tous cas un geste de messager, de passeur, un geste pour autrui et pour que passe quelque chose. »
Niki Giannari
Des spectres hantent l’Europe
traduit du grec par Maria Kourkouta
suivi de Georges Didi-Huberman
Passer, quoi qu’il en coûte
Minuit, 2017
17:31 Publié dans Blog, Écrivains | Lien permanent | Tags : niki giannari, georges didi-huberman, passer, quoi qu'il en coûte, minuit
vendredi, 19 janvier 2018
Jean-Christophe Bailly, « Un arbre en mai »
© : J.-C. Hermann
« Nous avions fait de la remarque de Rosa Luxemburg selon laquelle une journée de grève générale en apprend davantage que des années de formation un de nos leitmotivs, mais ce n’est pas seulement sur ce plan purement politique que les journées de Mai forment dans la vie de ceux qui les ont vécues une strate qui est aussi une césure. Ce mélange d’invincibilité chanceuse et de pure défaite qui les caractérise dans le temps comme un pli, étonnant suspens où nous touchions à l’Histoire sans être menacés et nous assumions la violence sans qu’elle tourne au drame, c’est comme si le mouvement avait surfé au-dessus d’un abîme sans même l’apercevoir et par conséquent sans vertige.
Le désir du vertige, et celui d’une conséquence et d’une responsabilité plus grandes, conduisirent certains d’entre nous, par la suite, vers une orientation militaire et clandestine, vers un spectre d’actions qui eût pu effacer la légèreté de Mai. Mais, comme l’on sait, en France en tous cas, ils renoncèrent pour la plupart à franchir un point de non-retour et, à mon avis, entre autres causes, l’expérience de Mai joue ici son rôle : elle fut telle en effet qu’elle ne préparait pas à des postures de juges manichéens ou à des actes plus ou moins assimilables au terrorisme révolutionnaire. Lorsque tout retomba, ce fut pour chacun toute une histoire que d’apprendre à revenir. Où que les évènements et l’engagement qui leur fit suite nous aient portés, la question n’était pas de rentrer dans le rang mais de s’inventer une vie dans un monde transformé, une vie dans laquelle le pli historial de Mai 68 puisse fonctionner comme un souvenir. Accepter que l’arbre était mort, c’était faire un travail de deuil et, comme on le sait, rien n’est plus difficile ni, surtout, plus solitaire. »
Jean-Christophe Bailly
Un arbre en mai
Coll. »Fictions & Cie », Seuil, 2018
18:07 Publié dans Écrivains, Édition | Lien permanent | Tags : jean-christophe bailly, un arbre en mai, fiction& cie, seuil