vendredi, 25 janvier 2019
Marie-Hélène Lafon, « Traversée »
DR
« Le pays premier peut être une prison, il peut être un royaume suffisant, une source vive, un trésor. Je ne sais pas bien où passe la frontière entre la chance et le risque, le partir et le rester, l’attachement et l’arrachement ; je cherche à tâtons et suis des chemins ombreux ou troués de lumière qui s’enfoncent dans la terre des origines et partent dans le monde. Je sais seulement que la regardeuse d’enfance est devenue une travailleuse du verbe, assise à l’établi pour tout donner à voir en noir et blanc sur la page des livres. Il s’agit, par le truchement du matériau verbal, d’habiter la page comme on habiterait un pays, et dans son cadre rectangulaire, entre ses marges, de donner aux paysages, extérieurs et intérieurs, un corps textuel, d’incarner un bout du monde perdu au milieu de rien à mille mètres d’altitude, pays premier, séminal et infusé que chacun porterait en soi, comme une cicatrice ou comme un viatique, ou les deux à la fois ou de mille autres façons encore. Il s’agit de se tenir au plus près, au plus serré, et de ne rien inventer en réinventant tout ; et de brouiller les pistes en inversant patronymes et toponymes, en déplaçant Fridières de Saint-Flour à Saint-Amandin et Montesclide de Saint-Amandin à Marchastel ; et de trouver au Jaladis ou aux Manicaudies, on n’invente pas cette musique des noms propres, leur juste équilibre sur la ligne de crête de la phrase, ce qui n’est pas une mince affaire, ce qui serait même la grande affaire, l’épicentre du séisme textuel. »
Marie-Hélène Lafon
Traversée
Coll. Paysages écrits
Fondation Facim / éditions Guérin, 2015
première édition, Créaphis, 2013
http://fondation-facim.fr/edition/!/edition/1/titre/Trave...
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lundi, 21 janvier 2019
James Sacré – Guy Calamusa, « Et parier que dedans se donne aussi la beauté »
« Le plus beau poème n’est jamais
Que le reste de quelque chose
**
On ne sait trop ce que pourrait être
Les chutes, les copeaux d’un poème,
Des mots restés dans un brouillon, venus pourtant
A cause d’un paysage qu’on a parcouru
Ou pour tenir compagnie
A des dessins qu’on t’envoie, non aboutis.
Des mots dont on a pensé
Qu’ils ne pouvaient pas
Se constituer en poème et pourtant les voilà
En forme de dizain pour faire semblant d’en être un
**
A force de vouloir être dans un brouillon d’écriture
Plutôt que d’arriver dans un poème bien foutu
(Oui, le mot qui convient : si grande jouissance de l’avoir écrit
Si même dans un peu d’inquiétude)
A force de mal dessiner exprès, et de jeter comme au hasard
De la couleur sur un papier
Si quand même voilà pas
Un vrai poème à te proposer, lecteur
Avec un vrai dessin qui le tient ? »
James Sacré
Et parier que dedans se donne aussi la beauté
Dessins de Guy Calamusa
Coll. Territoires
Æncrages & Co
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samedi, 19 janvier 2019
Pierre Bergounioux, Jean-Michel Marchetti, «Possibles»
« C’est sans discussion possible, un bois de feuillus aux troncs noueux, tourmentés, des charmes par exemple, tôt le matin, à la mi octobre. La nuit a été froide. Le brouillard masque la lisière et, par contraste, noircit tout. Il n’a pas gelé. Les feuilles ne sont pas encore tombées. Dans quelques jours seulement.
Ce qu’on fait là reste un mystère. Rien de grave, de tragique ne nous a entraînés dans cette sombre colonnade. Si tel était le cas, on ne verrait rien. On fuirait, terrifié, ou bien on chercherait, affolé, quelqu’un ou quelque chose et on n’aurait pas une pensée pour les charmes, la brume, le déclin d’octobre.
La peinture nous rappelle que le monde excède la vision pauvrette, l’idée simplette dont on s’accommode ordinairement. Elle nous réveille du songe étriqué que nous prenions pour la réalité. »
Pierre Bergounioux
Possibles
Peintures de Jean-Michel Marchetti
Coll. Voix de chants
Æncrages & Co, 2018
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mercredi, 16 janvier 2019
Yang Wan li, « Le soir assis dans le studio baptisé “de l’Art de gouverner sans interférer avec le peuple” »
« porte fermée, je reste assis, mal à l’aise
j’ouvre les fenêtres pour faire rentrer une légère fraîcheur
la forêt cache le soleil
mon fils broie de l’encre d’un émeraude lumineux
spontanément ma main cherche mes recueils de poèmes
je fredonne doucement plusieurs poèmes
au début cela me réjouit
puis soudain je ressens de la tristesse
j’abandonne le recueil, impossible de lire plus longtemps
je me lève et marche autour de mon siège
les anciens avaient des griefs hauts comme une montagne
mon cœur est tranquille comme un fleuve
si je suis si différent d’eux,
pourquoi me brisent-ils les entrailles à ce point ?
mon émotion passée, je me mets à rire
une cigale hâte le soleil couchant »
Yang Wan li
Le son de la pluie
Poèmes choisi et traduits du chinois par
Cheng Wing fun & Hervé Collet
Moundarren, 1988, 2008, 2017
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samedi, 05 janvier 2019
Wislawa Szymborska, « Un chat dans un appartement vide »
DR
« Mourir ! – ça ne se fait pas à un chat.
Car, enfin, que peut-il faire, le chat
dans un appartement vide ?
Grimper aux murs.
Se frotter aux meubles.
Rien n’a changé par ici,
et pourtant rien n’est pareil.
Rien n’a été déplacé,
mais rien n’est plus à sa place.
Et le soir, la lampe reste éteinte.
Des pas dans l’escalier,
mais ce ne sont pas les bons.
Et la main qui met du poisson dans l’assiette
pas non plus celle qui mettait.
Quelque chose ne commence plus
à l’heure où les choses commencent.
Quelque chose ne se passe plus
comme les choses devraient.
Quelqu’un était là, tout le temps,
puis, soudain, il a disparu
et s’obstine à ne plus être du tout.
On a fouillé les armoires.
Parcouru tous les rayons.
Rampé sous le tapis, au cas où.
Même violé l’interdit, et fichu
la pagaille dans les papiers.
Qu’y a-t-il à faire désormais.
Dormir on peut, et attendre.
Mais qu’il revienne seulement,
qu’il se montre tout à coup, celui-là.
On va lui apprendre, qu’avec
un chat ça ne passe pas.
On avancera vers lui
comme si on ne voulait pas,
très, très lentement,
sur des pattes fières et boudeuses.
Pas question de petits sauts, de miaous au début. »
Wislawa Szymborska
« Fin et début » – 1993
in De la mort sans exagérer, poèmes 1957-2009
Préface et traduction de Piotr Kaminski
Poésie / Gallimard, 2018
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jeudi, 03 janvier 2019
Pascal Quignard, « Vie secrète »
« Comme notre nom notre destin (ce récit qui nous a langé l’âme au point d’en entraver certaines aptitudes) est une histoire que nos partenaires colossaux (ceux qui nous ont conçus en s’étreignant au cours d’une scène où nous n’étions pas encore même si nous croyons toujours plus ou moins les avoir surpris) nous ont prêtée.
Un jour il nous faut choisir un nom et écrire une historiette qui se sépare de l’histoire qui fut reçue et qui n’était là qu’en attente que la pensée et le langage nous vinssent.
C’est ce que nous appelons alors notre vie.
*
La vie de chacun d’entre nous n’est pas une tentative d’aimer. Elle est l’unique essai. »
Pascal Quignard
Vie secrète
Gallimard, 1998
Excellente année 2019 à chacun.
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