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  • Flora Bonfanti, « Lieux exemplaires »

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    « Le feu allait et venait d’une maison à l’autre. Chercher le feu chez le voisin était motif suffisant pour qu’une femme sorte seule la nuit. Un mari crédule en témoigne :

     

    Elle est revenue au lever du jour. Je lui demande d’où : La lumière éclairant notre enfant s’est éteinte, me dit-elle, je suis allée la rallumer chez le voisin.

     

    Que serions-nous sans nos voisins, toujours prêts à rallumer notre feu au besoin ?

     

    -------------------------------------------------------------------

     

    Les femmes connurent le feu avant les hommes. Quand ils revenaient de la chasse, elles le cachaient à l’intérieur de leurs vulves »

     

    Flora Bonfanti

    Lieux exemplaires

    Unes, 2018

    https://www.editionsunes.fr/catalogue/flora-bonfanti/lieux-exemplaires/

  • Antoine Emaz, « D’écrire, un peu »

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    DR

     

    « Une vie pour une petite pile de livres, l’entreprise peut paraître assez vaine. Et dans les mauvaises passes, on peut être pris dans un remous d’absurde et partager l’“à quoi bon ?” de la plupart de nos contemporains. Certes. Dans ces moments, il convient de ne pas oublier combien écrire a intensifié vivre, et inversement. Alors, non, il n’y a vraiment rien à regretter. »

     

    Antoine Emaz

    D’écrire, un peu

    Coll. Territoires, Æncrages & Co, 2018

    http://aencrages.free.fr/rub/fiche/territoires4.htm

  • Eugenio Montale, « Deux “papillons” »

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    DR

     

    « Pour un “Hommage à Rimbaud”

     

    Tard sortie du cocon, admirable aile

    de papillon qui d’une chaire effeuilles

    l’exilé de Charleville,

    ne va pas le suivre en son fulgurant

    vol de perdrix grise, ni laisser tomber

    plumes brisées, feuilles de gardénia

    sur l’asphalte, glace noire !... Ton vol

    sera plus terrible porté par

    ce déploiement de pollen et de soie

    dans le halo de pourpre auquel tu crois,

    fille du soleil, esclave de sa première

    pensée, qui désormais le domines là-haut…

     

    * * *

     

    Descendons le chemin qui dévale

    parmi les ronces enchevêtrées ;

    le vol d’un papillon nous guidera

    face aux horizons que brisent les rivières.

     

    Refermons derrière nous comme une porte

    ces heures de doute et de nœuds dans la gorge.

    De nostalgies non dites que nous importe ?

    Même l’air autour de nous vole !

     

    Et voici qu’à un détour

    surgit la ligne argentée de la mer ;

    nos vies anxieuses jettent encore l’ancre.

    Je l’entends plonger — Adieu, sentier ! À présent

    je me sens tout fleuri, est-ce d’ailes ou de voiles… »

     

    Eugenio Montale

    Poèmes choisis 1916-1980

    Préface de Gianfranco Contini

    Édition nouvelle de Patrice Dyerval Angelini

    Poésie / Gallimard, 1991

    Le premier poème, écrit le 30 juin 1950 est extrait de La Tourmente ; le second, écrit en juillet 1923, est extrait de Autres vers et poésies éparses.

    & tout spécialement pour Philippe & Sophie https://www.youtube.com/watch?v=kDUybI2ZTgc

  • Franck Venaille, « L’enfant rouge »

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    Photogramme du film de Guy Lejeune, Franck Venaille, l’homme qui voulu être belge

     

    « L’odeur de la ville tout entière parvient jusqu’à nous, les disgraciés. Demain sera dimanche. Il échappe à cette médiocrité générale dénoncée dans un tract par La Jeunesse communiste. Père, je vous ai aimé tragiquement, c’est à dire à travers mes larmes. Et qu’en est-il du combat des mots ? Je me nomme Franck Venaille et je sais que mon enfance m’attend dans cette rue Paul-Bert proche si proche du Bazar rouge que je salue. Ça. Je me souviens parfaitement de cet entrepôt que, de mémoire, je situe entre la rue des Cîteaux et le faubourg Saint-Antoine. On communiquait d’un étage à l’autre par un large escalier en colimaçon. Je n’y suis jamais entré seul. J’accompagnais ma mère qui se grisait de rêves, marchant telle une princesse sur l’authentique tapis rouge, dévoré en dessous par des seaux d’eau de lessive. Moi-de-onze-ans, j’observais la multitude de nuages cachant la vie réelle. La vie unique. Aujourd’hui encore je ne me sens pas un apôtre de l’observation minutieuse du ciel et d’autrui. Et hier, peut-être j’achetais (je volais !) des cartes postales reproduisant des œuvres de Bonnard, Matisse et Georges Braque. J’avais besoin de cette beauté. J’avais besoin d’admirer. C’est à cette époque que je mis à écrire, dans le métro, mes premiers Poèmes mécaniques. Les dernières marches de l’escalier de la station Faidherbe-Chaligny à peine franchies, je me précipitais sur le kiosque et m’emparais de tous les titres (Le Parisien libéré, France-Soir, Paris-Presse, L’Humanité, L’Aurore) pour retravailler les mots, les essorer, les tordre, eux qui s’étalaient là comme autant de blessures et de raisons d’espérer. Ne cherchez pas à me faire oublier l’élan qui fut le mien, d’emblée, vers la beauté ouvrière. Dès lors le quartier tout entier changeait de forme et je me croyais incandescent. Que la lumière soit ! Que ce jeune homme (cet enfant plutôt !) mêle avec succès l’écriture et la fidélité à une pensée politique qui commençait à apparaître dans sa vie. Ce soir, je suis avec toi. Je m’endors avec toi, enfant. Je suis resté attaché à des images naïves que j’ai conservées soigneusement. Aujourd’hui je refais le voyage qui me conduit dans mon quartier. Il est mien. Il m’appartient. Je l’ai aimé dans une sorte de toundra sentimentale. Viendront les temps noirs des prédateurs. Mais Moi-de-onze-ans n’a pas plié. »

     

    Franck Venaille

    L’enfant rouge

    Mercure de France, 2018

     

    Guy Lejeune, Franck Venaille, l’homme qui voulu être belge

    https://www.sonuma.be/archive/en-toutes-lettres-du-28011992

  • Antoine Volodine, « Frères sorcières »

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    © : cchambard

     

    « […] et pour commencer elle s’adressa à Deborah-hanche-en-biais, louant sa stupéfiante beauté et regrettant de devoir lui anéantir les organes les plus sensibles, afin qu’elle assiste impuissante, prise dans une masse imbrisable, à sa lente dégradation, programmée pour durer quatre fois cent sept siècles, ce qui était relativement peu et correspondait à la peine minimale que le sortilège qu’elle avait mis en branle exigeait, puis à Bayeeya-folleville elle donna quelques conseils pour s’occuper mentalement durant son agonie, puis, sans regarder Lou-des-ravines ni Naïmiya-toute-cristal, car elle n’ignorait pas que leur splendeur l’eût hypnotisée et privée de toute parole, elle dit “Petites sœurs, votre erreur a été de manœuvrer pour que le capitalisme fût établi ou rétabli dans ce monde noir où je n’avais, je l’avoue, ni attaches ni raison d’être, autrement, j’aurais volontiers accepté de rejoindre votre nichée”, et enfin elle se tourna vers Barbara-dévasteuse, Milmy-grande-fripouille et Augustine-aile-de-faucon et les caressa d’une voix extrêmement agréable et mélodieuse, citant pour les consoler des quatrains de poètes post-exotiques qu’autrefois Volodine, par pure jalousie mesquine, avait passés sous silence, vraisemblablement parce que la magnificence de leur prose rythmée, au contraire de la sienne, projetait immédiatement dans un état de jouissance qui pouvait durer des semaines, sans parler du fait qu’elle repoussait dans les oubliettes de la littérature les laborieuses tentatives poétiques des prisonniers écrivains dont Volodine avait parlé et qui on ne sait pourquoi avaient connu la gloire éditoriale ou, du moins, une certaine notoriété à l’intérieur de leur quartier de haute sécurité, et ainsi elle fit sortir de l’ombre, pendant fût-ce un instant, l’ignorée Anthologie de la barque de Maria Scheuermann, et l’étourdissante Sublime route de Noriko Schigulla, puis, quand toutes les mésanges mineures, l’une après l’autre, eurent manifesté qu’elles étaient apaisées et acceptaient l’atroce moment de leur décès, qui allait être suivi non d’une perte de conscience mais d’une interminable attente que rien ni personne ne pourrait soulager ni diminuer, elle tissa en un tournemain l’éternité autour de leur cœur […]

     

    Antoine Volodine

    Frères sorcières

    Coll. Fiction & Cie, Seuil, 2019

  • Emmanuel Hocquard, « Allée de poivriers en Californie »

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    X

     

       « Fin de vie. La vieille langue est là,

    tapie comme une tique dans l’oreille. Elle se nourrit de tout

    ce que je vois et son bruit m’empêche de voir ce que je ne vois pas.

         J’aurai passé ma vie sans voir.

         Ma vision ? Dans la cage d’un écureuil,

    l’incessant retour des mêmes impressions et des mêmes pensées

         insipides jusqu’à en être écœurantes,

         jusqu’à serrer le cœur dans un étau : battements monotones,

    ternes ressassements que traverse soudain, sans raison apparente,

         au milieu de la nuit, au détour d’une phrase

         ou en rêve, une lueur très fugitive,

    un fulgurant vertige qui, brusquement, déchire les habitudes.

         Alors la tique se réveille et tout redevient comme avant.

         Les noms de Keats, Shelley, Sir John Cheyne

    sont encore écrits sur les boîtes aux lettres des locataires

         dans le couloir, à gauche de l’entrée. Une fleur

         a poussé dans les tuiles, au bord du toit. Ce matin

    à l’aube, depuis la fenêtre, la ville ressemble à une forêt

         pétrifiée d’arbres gris sans feuillages,

         aux troncs noueux, tordus sous le ciel orageux.

         La ville aussi est une alarme, un vertige exact

         dans la rumeur des battements de cœurs et des étaux.

    Pise, Tony, Régis, Signore Typoce & Cie, tandis que vous dormez,

         moi, Pyrrhus, je veille aux lettres de vos noms,

         qui sont les lettres de mon nom.

    Bibliothèques, entrepôts, boutiques de luxe, compagnies d’assurances,

         la ville est construite sur l’alphabet et vit sur la réserve

         des lettres : vingt-six battements de cœur en français.

         Un dictionnaire & une grammaire pour rectifier la vue ?

    Quelle garantie ? J’aurai passé ma vie sous une pluie de lettres,

         ayant parfois cherché refuge dans l’amour.

    Mais la langue de l’amour, entrecoupée par les soupirs, les silences

         et les cris inarticulés de la jouissance, est pauvre,

         approximative, inadaptée aux espoirs que nous mettons en elle.

         Le sexe d’une femme est un abri très doux,

         une retraite sans issue, que nous ensemençons de lettres.

    L’amour naît, se nourrit, meurt de l’extinction provisoire des lettres

         qui aussitôt, renaissent de ses cendres. L’amour périt

         des lettres qu’il rejette au monde ; et nous laisse, à nouveau,

    inchangés, aux prises avec le vieil alphabet parcouru de vertiges. »

     

    Emmanuel Hocquard

    « Allée de poivriers en Californie »

    Première édition in revue L'In-plano, 1986, à l’exception du dernier épisode, in revue ZUK, 1988

    In Ma Haie, Un privé à Tanger II

    P.O.L, 2001

    http://www.pol-editeur.com/index.php?spec=livre&ISBN=2-86744-829-8

     

    Il existe un « blaireau » de ce texte, tiré à sept exemplaires.

    Celui que nous possédons contient un envoi signé Régis Copeyton & une lettre d’Emmanuel Hocquard dont nous recopions ceci : « cet exemplaire, rare, comporte au moins trois fautes de frappe sinon davantage. C’est ce qui en fait sa rareté »

     

    Emmanuel Hocquard est mort ce dimanche 27 janvier 2019, chez lui, à Mérilheu.