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  • Sophie Loizeau, « Les loups »

    sophie loizeau,les loups, éditions corti

    « Bosquet

    Les Contrées

     

    une cabane de [psychopathe]

    m’attendait dans le bosquet alors que j’étais

    sur le point de m’installer la lumière et l’espace

    entre les arbres les feuilles leur couleur tout

    m’allait

     

    avec ou sans [mirador] ils sont

    souvent [pleins de douilles et de bouteilles] ou trop

    épineux

     

    il y fait plus sombre qu’ailleurs à cause

    du lierre – du lierre du sol au plafond

    le colza refleuri répand

    son sucre c’est vraiment bizarre mêlé au

    à l’odeur de décomposition

     

    quand le [tracteur] c) s’arrêtera de sarcler je serai seule

     

    le jour baisse Pivert m’avertir d’un trait

    l’esprit d’Octobre est dans le petit vent

    je rabats ma capuche et mon immobilité im

    pressionne

    * * *

    la chambre de mon père ressemble à cette pièce tapi

    ssée de lierre après qu’on a fermé les volets

    je n’y mets plus les pieds – même pour le scotch ou la colle

    aller la chercher dans le bureau est au-dessus de mes forces

     

    le pantalon sur la chaise dans la pénombre

     

    Second chant de peau

     

    Mère est partie la première elle allait lentement elle

    n’arrêtait pas de nous faire des signes

    d’au-revoir avec la main je crois qu’elle souffrait de nous

    laisser [en plus de sa souffrance à elle seule] il y avait

    celle-là

    Père est parti la rejoindre sur ces territoires

    elle et lui reviendront peut-

    être à temps pour nous nourrir

     

    depuis le temps elle devrait être revenue

    lui devrait l’avoir rejointe et ensemble en être

    revenu/es

     

    Troisième chant de peau

     

    c’est bien une fille que je voulais et pas un garçon*

    non pas un fils une fille quant à moi

     

    mes tétons se sont mis à sourdre

    le lait d’une petite nappe fossile pour la fête

    que cela représente

     

          où est ma mère où est mon père ? il faut se rassembler

           autour du berceau

           et se toucher les mains »

     

    * En réponse à la Chanson d’un homme à propos de sa fille, in Chants esquimaux à propos des gens et des animaux, Secouer la citrouille, p. 178, Jérôme Rothenberg, PURH, 2016

     

    Sophie Loizeau

    Les Loups

    Éditions Corti, 2019

    https://www.jose-corti.fr/titres/loups.html

  • Jean Genet, « Le funambule »

    Jean-Genet_medium.jpg

    DR

     

    « Et ta blessure, où est-elle ?

    Je me demande où réside, où se cache la blessure secrète où tout homme court se réfugier si l’on attente à son orgueil, quand on le blesse ? Cette blessure – qui devient ainsi le for intérieur, – c’est elle qui va gonfler, emplir. Tout homme sait la rejoindre, au point de devenir cette blessure elle-même, une sorte de cœur secret et douloureux.

    Si nous regardons, d’un œil vite et avide, l’homme ou la femme* qui passent – le chien aussi, l’oiseau, une casserole – cette vitesse même de notre regard nous révèlera, d’une façon nette, quelle est cette blessure où ils vont se replier lorsqu’il y a danger. Que dis-je ? Ils y sont déjà, gagnant par elle – dont ils ont pris la forme – et pour elle, la solitude : les voici tout entier dans l’avachissement des épaules dont ils font qu’il est eux-mêmes, toute leur vie afflue dans un pli méchant de la bouche et contre lequel ils ne peuvent rien pouvoir puisque c’est par lui qu’ils connaissent cette solitude absolue, incommunicable – ce château de l’âme – afin d’être cette solitude elle-même. Pour le funambule dont je parle, elle est visible dans son regard triste qui doit renvoyer aux images d’une enfance misérable, inoubliable, où il se savait abandonné.

    C’est dans cette blessure – inguérissable puisqu’elle est lui-même – et dans cette solitude qu’il doit se précipiter, c’est là qu’il pourra découvrir la force, l’audace et l’adresse nécessaire à son art. »

     * Les plus émouvants sont ceux qui se replient tout entier dans un signe de grotesque dérision : une coiffure, certaine moustache, des bagues, des chaussures… Pour un moment toute leur vie se précipite là, et le détail resplendit : soudain il s’éteint : c’est que toute la gloire qui s’y portait vient de se retirer dans cette région secrète, apportant enfin la solitude.

     

    Jean Genet

    Le Funambule

    L’Arbalète, 1958

  • Bao Zhao, « Retour au pays en rêve »

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    « En retenant mes pleurs, j’ai franchi les murailles,

    Mon épée bien en mains aux carrefours déserts.

    Des tourbillons sableux volent dans le ciel noir

    Et mon cœur esseulé ne pense qu’au pays.

    Retrouvant chaque soir l’oreiller solitaire,

    Je rêve qu’un instant je m’en reviens chez nous.

    Mon épouse m’attend, souriante à la fenêtre

    En déroulant la soie sur son métier chantant.

    Quel bonheur de conter notre séparation

    Avant de retrouver la couche de satin.

    Nous coupons l’orchidée, au parfum sans pareil,

    Cueillons le chrysanthème, splendeur inégalée.

    D’un coffret elle sort l’hellébore odorant,

    De sa manche elle tire des herbes fragrantes.

    Quand je suis dans mon rêve, il n’y a plus d’espace,

    Mais quand vient le réveil un fleuve nous sépare.

    En m’éveillant soudain je pousse un vain soupir ;

    Quelle détresse alors où mon âme s’envole !

    Un vaste flot laiteux s’étale à l’infini,

    Les sommets imposants s’élèvent jusqu’au ciel.

    Les vagues tour à tour s’en vont et s’en reviennent,

    Le vent et la gelée s’accroissent puis déclinent.

    Le pays où je suis, ce n’est pas mon pays.

    Hélas ! je n’ai personne à qui dire ma peine. »

     

    Bao Zhao ­– 414-466

    Les Six Dynasties ( de la fin des Han à la fin des Sui, 196-618)

    Traduit par François Martin

    in Anthologie de la poésie chinoise

    Pléiade / Gallimard, 2015

  • Sylvie Fabre G., « Pays perdu d’avance »

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    « Quand la lumière tombe,

    la mère que tu portes sur les épaules

    de l’écriture pour toucher de sa présence

    le ciel garde sa réserve spirituelle,

    le bonheur des jours créés ensemble.

    *

    Quand la lumière tombe,

    tes mots emplis de larmes sont l’horizon

    et le centre. Leur sel, de naissance, demeure

    fidèle à celle qui t’a précédée jusque

    dans le poème, tout-petit nouant l’attache.

    ––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––

    Enfant, mère, montagne et nuages suspendus,

    l’arbre s’éloignait.

    L’oiseau avait semé le désir du départ de l’autre côté

    mais de son passage nulle preuve,

    juste le cri blanc de la disparition.

    (Je me souviens)

    Venue du Grand Pays l’hirondelle,

    pays perdu d’avance,

    son trait d’encre et le vide où encore je m’oublie

    me font écrire

    comme les mots qui ne savent rien et l’inventent.

    ––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––

    Qui parle pour dire la présence ?

    Dans le ciel et l’ombre du ciel sur la terre

    telles les saisons les mères passent,

    et les mots. Pour ne pas oublier

    peut-être n’avons-nous qu’une voix

    du berceau au tombeau.

     

    De la mémoire m’arrivent des fragments,

    maison sous le Vercors, lampes et livres,

    vieilles femmes, jeune mère, autant de

    noms qui peuvent s’accorder à l’enfance

    mais le père, le lilas et l’oiseau, les douleurs,

    les extases, comment les recouvrer ?

    ––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––

    Peut-être la dernière nuit, celle notre mort,

    ne contient-elle que les souvenirs de vie vivante

    éparpillés dans la suite du temps, un défilé, et

    derrière la clôture des yeux, contre la poitrine

    des mères, ces enfants sans âge dont bruissent

    les ailes aux bords oubliés du Grand Pays

    ––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––

    (Je me souviens)

    Dans la bibliothèque de ma mère les livres

    étaient comme des lampes que je tenais dans mes mains,

    que je levais vers le ciel bleu de rien, qui est tout.

    Ils me rendaient chaque contrée visible

    traversant le temps l’ici et l’ailleurs

    pour retourner à la première éternité dont ils venaient.

     

    Jour et nuit mains tendues dans le mystère,

    je suivais le grand fleuve des mots qui remontaient

    de l'estuaire vers la source pour fertiliser

    mes fondations. Et j’épousais leur abondance:

    il y avait en eux l’appel et le cri pour la vie,

    en eux  le cri et l’écho pour la mort.

    ––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––

    La mère qui s’en va, l’oiseau qui s’envole

    dans la bibliothèque maintenant déserte

    les livres et leurs mots vieillissent avec l’enfant,

    l’amour toujours les habite, et le perdu.

    Dans le poème il est possible

    que le perdu soit son chant d’éternité. »

     

    Sylvie Fabre G.

    Pays perdu d'avance

    Peintures de François Rebeyrolle

    L'Herbe qui tremble, 2019

    https://lherbequitremble.fr/livres/pays-perdu-davance.html

  • Peter Heller, « La Constellation du Chien »

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    DR

     

    « Je pêchais. Je posais mon sac contre un arbre encore vert. Le kayak converti en traîneau. Mon fusil. Je dépassais les arbres tués par les coléoptères, ces arbres morts encore debout mais qui se brisaient et tombaient les jours de vent fort et je m’enfonçais dans la verdure. Je pêchais toujours dans une parcelle de forêt encore vivante ou qui revenait à la vie. Je posais le sac et respirais l’odeur de l’eau qui coule, de la pierre froide, des résineux et des épicéas, comme les sachets parfumés que ma mère glissait dans le tiroir à chaussettes. J’inspirais et remerciais une puissance qui n’était pas vraiment Dieu, une puissance qui était encore de ce monde. Je pouvais presque imaginer que c’était à nouveau comme avant, que nous étions jeunes et qu’un grand nombre de choses vivaient encore.

    J’écoutais la rivière, puis le vent et je l’observais qui faisait se mouvoir les grosses branches sombres. La surface noire d’un petit trou d’eau en contrebas, poudrée de pollen vert. Les racines d’un arbre à nu au-delà de la berge serpentaient sur l’eau et, entre elles, de vieilles toiles d’araignées flottaient dans le vent et leurs fils scintillaient au rythme des souffles d’air.

    Je sortais les quatre brins de ma canne enveloppés dans la flanelle, je les assemblais en m’aidant des spigots et tournais les anneaux de métal brillant pour qu’ils soient bien alignés. C’était une Sage, une petite canne pour soie de quatre que je possédais depuis le lycée. Mon père me l’avait offerte pour mes seize ans quand j’étais venu vivre avec lui. Il est mort d’un cancer du pancréas l’année suivante, avant même de pouvoir me montrer comment m’en servir, mais j’ai appris tout seul et en observant l’oncle Pete.

    Je sortais le moulinet Orvis qu’il m’avait offert avec la canne et que j’avais entretenu et huilé avec soin quand rien d’autre dans ma vie ne fonctionnait correctement, ne fonctionnait tout court. J’insérais le pied du moulinet dans l’encoche en aluminium prévue à cet effet au sommet de la poignée en liège et je serrais le collier. Ce collier entourait la canne ainsi que le porte-moulinet et était estampillé d’un motif en forme de losange qui facilitait l’emprise du pouce et de l’index. Il tournait et se bloquait sans difficulté.

    Tout ceci, ces gestes, cet enchaînement de mouvements, le calme, le ruisselet, le gargouillis, le bruissement du cours d’eau et le vent qui soupirait dans les aiguilles des grands arbres. Pendant que je passais la soie dans les anneaux. Ces gestes, je les avais effectués des centaines, sans doute des milliers de fois depuis. C’était un rituel qui n’exigeait pas d’y réfléchir. Comme d’enfiler ses chaussettes. Si ce n’est que ce rituel me permettait d’entrer en contact avec quelque chose qui semblait très pur. Par là j’entends que de tout temps j’avais investi le meilleur de moi-même dans la pêche. ma concentration et ma prudence, mon acceptation du risque et mon amour. Ma patience. Quoi qu’il arrive. Je me suis mis à pêcher juste après la mort de papa et j’essayais de faire comme j’imaginais qu’il aurait fait. Ce qui est un peu bizarre quand j’y repense maintenant : tenter d’imiter un homme que je n’avais jamais vu manipuler une canne, avec la férocité d’un fils avec qui cet homme n’avait jamais trop eu l’opportunité d’exercer son rôle de père. »

     

    Peter Heller

    La Constellation du Chien

    Traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Céline Leroy

    Actes Sud, 2013