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  • Peter Handke, « Lent retour »

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    DR

     

    « Sorger étala sur la table les cahiers avec ses notes, chacun apparut avec sa couleur particulière et toute la surface devint en somme une carte géologique où les surfaces multicolores figuraient les divers âges de la terre. Un sentiment d’une douceur puissante et vague s’empara de lui ; bien sûr, il désirait un “supplément de lumière”. Et immobile il resta debout au-dessus de l’échantillonnage bariolé déjà pâli par l’âge, jusqu’à devenir lui-même une couleur tranquille parmi d’autres. Il feuilleta les cahiers et se vit disparaître dans l’écriture, dans l’histoire des histoires, une histoire de soleil et de neige. »

     

    Peter Handke

    Lent retour

    Traduit de l’allemand par Georges-Arthur Goldschmidt

    Gallimard, 1982

  • Sigismund Krzyzanowski, « Rue Involontaire »

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    « Au facteur

     

    Camarade facteur, cette lettre n’ajoutera aucun pas à votre travail déambulatoire et n’alourdira pas d’un gramme votre besace. Je crains seulement que l’habitude de porter des lettres ne vous entraîne à emporter ces lignes jusque dans votre appartement. Mais je vous conseillerais plutôt de l’ouvrir sur-le-champ, de la lire et de la jeter – dans la poubelle la plus proche.

    Je respecte au plus haut point le métier de facteur. Et je suis sûr que les mots “poste” et “imposteur” n’ont rien à voir l’un avec l’autre. Et pourtant, j’affirme – mais n’allez pas trop vite le prendre mal – qu’aucune lettre n’a jamais atteint son destinataire. Jusqu’au fond de l’être. Tout entier.

    Je n’ai, bien sûr, nullement l’intention de dénigrer en quoi que ce soit le travail du facteur. Celui-ci frappe consciencieusement aux portes. Mais frapper au cœur – et qu’il s’entrouvre – ne fait pas partie des obligations des porteurs de lettres.

    Le facteur remet des enveloppes. Pourtant je vous garantis qu’une lettre estampillée “Vladivostok” et distribuée à Moscou doit encore accomplir une route bien plus longue que celle qu’elle vient de faire.

    Nous avons liquidé, ou quasiment liquidé, l’analphabétisme. C’est très bien. Qui peut prétendre le contraire ? Mais qu’avons-nous fait pour liquider l’ignorance profonde ? Car nous nous comprenons tous en ânonnant, syllabe après syllabe – et encore à grand-peine –, et nous ne savons pas lire les sentiments d’autrui, ce qui se cache tout au fond de la lettre.

    Et pourtant, cher et hasardeux destinataire, je crois déchiffrer en vous un certain sentiment d’offense, voire d'ennui, qui là – dans les secondes qui viennent – va froisser ma lettre et la jeter au loin. Attendez encore une ligne ou deux. Car au fur et à mesure que le niveau d’encre baisse – goute après goutte – dans l’encrier, dans l’écrivant – verre après verre – le niveau de vodka monte. Vous-même ne refusez sans doute pas de boire un petit coup de temps à autre. Santé ! Il y a peu, après deux flacons, j’ai entrepris d’écrire une carte postale à Dieu. Je l’ai adressée comme suit : “À Dieu. À remettre en mains propres.” Véridique, parbleu ! Et en allant chercher une troisième fiole, je l’ai jetée à la boîte. Quand je me suis réveillé, je l’avais oubliée, mais elle, elle ne m’avait pas oublié. Deux jours plus tard, je l’ai reçue avec le tampon “Destinataire inconnu”. Allez dire après ça que notre poste marche mal. Santé !

    De quoi on causait ? Ah oui, les enveloppes. Les pensées ont peur du soleil, elles préfèrent le ciel gris. Moi aussi, je suis complètement gris. Je vois trouble, j’ai des taches qui me dansent devant les yeux. D’abord, la pensée est dans le noir, dans son enveloppe d’os, et ensuite, dans une enveloppe de papier. Et il est plus facile de casser l’os que d’inciser la dépouille – puisqu’on dépouille le courrier, tu comprends ? – de papier et d’arriver jusqu’à… Crénom de nom ! mes pensées sont saoules, elles titubent. Et l’encrier qui est par terre. L’encrier. J’arriverai pas à l’attraper. Et ma plume grft- »

     

    Sigismund Krzyzanowski

    Rue Involontaire

    Traduction du russe et préambule par Catherine Perrel

    Coll. « Slovo », Verdier, 2014

    https://editions-verdier.fr/livre/rue-involontaire/

    40 ans de Verdier

  • Lu Yu, « M’adonnant à la lecture »

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    « “le vieil homme qui n’en fait qu’à sa guise”, la tête blanche, est retourné dans son méandre de la rivière Shan

    dans la solitude derrière mon portail rustique, les livres remplissent la maison

    le potage de chénopode et la bouillie de blé refroidissent, je ne vais pas manger

    lire les cinq tombereaux de livres réunis durant toute ma vie me comble

    non sans grand peine je corrige les erreurs, efface et réécris

    sur des mélodies tristes je fredonne des ballades poignantes

    j’ai complété le catalogue des idéogrammes

    même les interprétations mineures en langue étrangère, je note tout

    parfois jusqu’à l’aube je n’éteins pas la lampe

    la neige qui tombe drue frappe à la fenêtre “su su”

    encore douze années avant que je n’atteigne l’âge de soixante-dix ans

    peut-être y a-t-il quelques classiques perdus, quelques chapitres manquants à ajouter à ma collection

    je ne crains pas que les visiteurs se moquent de ce fou des livres

    c’est tout de même mieux que si les livres restaient tout neufs dans leur étui, sans que personne ne les touche »

     

    Lu Yu

     Le vieil homme qui n’en fait qu'à sa guise

    traduit du chinois par Cheng Wing fun & Hervé Collet

    Moundarren, 1995

  • Denise Le Dantec, « La seconde augmentée »

    denise le dantec,la seconde augmentée,tarabuste

    DR

     

    « Saison des cerises mûres. Le candélabre s’est chargé de fruits.

    Au sol, une infinité de fleurettes blanches et zinzolines.

    Bouquets. Poèmes.

    L’échelle est à hauteur expressive. L’esprit poétique “naïf”.

    Le merle, moqueur.

    On n’échappe pas à l’idylle.

    ­­­­­­­­­­–––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––

    Soleil de rien. Cet amour. Cette saison. Le ciel caramel.

    L’enfant s’est caché derrière la haie. Son chapeau tromblon. La poésie avance par bonds.

    La branche est rouge avec une boucle de duvet.

    Des précautions. Des minuties. Des secrets.

    Un coupé d’horizon. Une paire d’ailes.

    La lampe brille dans le salon de la Reine.

    –––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––

    Soleil du soir. Éclats et flux.

    Tu retrouves ton extase. La farouche merveille. Le champ de fleurs irradié, rouge.

     

    La valeur d’ombre du mélèze est en recul, tandis que la rêverie s’augmente en strophes suivant le motif où elle se pose.

    Blessure mienne.

    Serrés contre les hampes, les glaïeuls du champ saignent.

    –––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––

    Saison des bleuets et du saumon rouge.

    Deux, trois vergées somptueuses, luisantes, carminées.

    Les buis. Les lierres.

    Une fosse de sel. Deux éblouis. Un nuage.

    Est-ce un rêve ? Un épuisement de la pensée ?

    Il faudra aller plus loin.

    –––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––

    C’est le soir. Le jour a passé l’heure. Silence. Oubli.

    Rien n’est perdu.

    L’herbe surgit sur sa tige. La petite étoile. L’anémone des bois.

    La poésie vient parfois sans qu’on y mette la main. »

     

    Denise Le Dantec

    La seconde augmentée

    Tarabuste, 2019

    http://www.laboutiquedetarabuste.com/fr/collections/doute-b-a-t/autres/le-dantec-denise-la-seconde-augmentee/224