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  • Gérard Haller, « all / ein »

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    DR

     

    « […]

    nuit / 21

     

    allein

    allein

     

    [TU APPELLES]

    TOI : tu es là / MOI : oui

     

    [TEMPS]

     

    c’est comme la mer

     

    on veut y retourner on appelle on appelle on voudrait faire que c’est fini le séparé mais non

     

    c’est parce que la mer aussi est vide

    dedans que tout vient dehors

     

    nuit /22

     

    c’est parce que la mer aussi sans fin se vide

    là-bas qu’il y a tout ce va-et-vient ici

    des corps et tout tu sais c’est de la poésie

    tout ça mais quand même c’est pas rien c’est pas rien

    ce reste de peuple ainsi que nous sommes non

    ça doit bien faire quelque chose comme un peuple

    encore d’être comme ça tenus ensemble

    par rien d’autre que les autres non je veux dire

    tous ces corps ici devant la mer là oui bleue

    ces mouettes là voilà qui rient comme ça

    bêtement oui qui crient toujours comme un qui vient

    de perdre père et mère [ah les mères les mères ]

    et l’air autour sur quoi elles passent leur temps

    oh / et l’eau dessous qui les attend voilà qui

    leur tend les bras on dirait ça fait quelque chose

    non que tout ça se touche comme ça ici

    exposé bord à bord / oh / peaux / oh / et os eaux

    air écume embruns vents marées matière quoi

    du début à la fin / ô / infini éclat

    de matière tout ça à chaque peau chaque grain

    de peau et chaque de poussière je dis in

    ouï corps à corps tout ça de la matière oui

    le plus pauvre galet aussi bien cette moule

    là cette capote cette vieille bouteille (vide

    tu penses bien) et cette vague au loin ces seins

    de lait ce lit ce bateau ce bout de papier

    à lettres (tiens tiens encore un des ces robin

    son là-bas sur son lit de pluie) et cette vieille

    sèche à encre et ces vers blancs dedans toujours prêts

    à tout décomposer oui c’est comme ça oui

    qu’il y a quelque chose comme la poé

    sie

     

    nuit / 23

     

    allein

    allein

     

    la nuit chaque nuit les mots du dehors et les mots du dedans se joignent dans toi et disjoignent tu dis et comme ça sans fin t’abandonnent toi aussi au battement de tout

     

    oui tu sais c’est comme ça

     

    nuit / 24

     

    chaque nuit tu dis ça revient

    les mots d’avant te manquer

     

    komm

    viens

    komm

    komm jetzt

    c’est fini

    komm / geh

    c’est fini

    geh jetzt

    geh

    va

    allez

    ça va aller

     

    oui tu sais c’est comme ça

     

    c’est pour appeler

     

    c’est tout c’est parce que les mots aussi sont coupés de tout qu’il faut répéter l’appel »

     

    Gérard Haller

    all / ein

    Galilée, 2003

    http://www.editions-galilee.fr/f/index.php?sp=liv&livre_id=2870

  • Pascal Quignard, «  Désenchanter »

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     « […] Tout homme qui œuvre est un juste. Comment son art justifie-t-il l’artisan ? L’homme qui œuvre à sa chose encore inexistante est justifié par l’émotion improviste qu’il lui arrive d’éprouver en regardant ce qu’il a fait autrefois.

    Quand nous inventons, la surprise de l’invention échappe, puisque nous la préparons et que nous l’ajustons. Mais le temps s’écoule. Et, alors que nous n’avons pas conservé la mémoire de sa fabrication laborieuse, elle nous a surpris. Ce destin où les sources se mêlent nous approche de l’impétuosité de la source. C’est cette proximité au chaos qui nous juge. C’est notre seul juge. Nous ne pouvons pas en vérité nous faire un mérite de la joie qu’elle nous a délivrée en retour. Ce qui nous console dans ce que nous avons fait n’est pas la reconnaissance des hommes, ni l’instant de la vente et le produit qui en résulte, ni l’admiration de quelques-uns, mais l’attente de ces retours imprévisibles. Ce n’est pas un autre monde ou une postérité dans les siècles qui nous animent : c’est cet oubli de ce que nous avons fait et qui revient sur nous comme une lumière neuve, qui promet notre vie à un court-circuit d’ébahissement et d’anéantissement de nous-mêmes. Ce sont des extases. Nous nous faisons un bonheur de nous perdre dans nos œuvres. Les journées passent alors à la vitesse d'une foudre qui tombe. Alors nous pleurons des pleurs qui ne nous sont plus personnels et qui se fondent au premier Déluge que les dieux assourdis envoyèrent. Nous nous engloutissons.

    […]

    J’ai les doigts vides.

    Je ne supporte ni ordre, ni sens, ni paix. Je ramasse les séquelles du temps. Je mets en lambeaux les règles du passé et du présent que je n’ai jamais comprises.

    Logos voulait jadis dire “collecte”. Je collecte les décombres, les trouées de lumière fugitive,

    les “intervalles morts”,

    l’intrus et le désorienté,

    les sordidissima de l’antre : la nuit est le fond des mondes. Tout va au non-langage. J’ai essayé de faire revenir des choses qui étaient sans code, sans chant et sans langage et qui erraient vers la source du monde. Il fallait penser jusqu’à l’absence d’issue d’une fonction prédatrice vide. J’aurais voulu relancer l’épidémie d’anachorèse des anciens Romains, lorsque Auguste imposa dans le sang l’empire, ou l’exil baroque des Solitaires que Rome, le ministère et le roi pourchassaient et désiraient éradiquer, perturbant les images que les historiens avaient construites, je ne m’y serais sans doute pas pris autrement. J’aimerais avoir tout replongé dans une espèce d’activité mythique.

    Naître ne sert aucune cause et ne connaît pas de fin : certainement pas la mort.

    Il n’y a pas de fin parce que la mort n’achève pas. La mort ne termine pas : elle interrompt. […] »

     

    Pascal Quignard

    « IXe traité, Désenchanter »

    La haine de la musique

    Calmann-Lévy, 1996

  • Millième page : Pierre Bergounioux / Sophie Chambard, « ARTIS SIMIA NATURA »

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    C’est un fait aussi ancien que la vie, sans doute, que les apparences trompeuses qu’elle adopte pour assurer sa propre conservation. Du jour qu’ont surgi les premiers prédateurs, leurs proies potentielles ont développé une gamme infinie de moyens de défense, d’esquive ou de dissimulation qui laissent confondus les hommes que nous sommes, l’espèce symbolique par excellence. Les formes, les coloris du règne animal, il en est redevable — et nous qu’ils remplissent d’admiration — à la nécessité, sous peine de mort, de paraître autre qu’on est. La phyllie, le phasme se donnent pour une feuille, une brindille. Nous en avons tiré la leçon. C’est la forêt de Birnham en marche vers le château de Macbeth, toutes les espèces de camouflage, depuis que « le feu tue ».

    On ne peut manquer de trouver quelque peu ironique la fantaisie qu’il a pris à Araschiana levana de mimer une carte géographique. Après que nous nous sommes ingéniés à copier la nature, à en relever les contours, la teneur, un petit papillon se mêle d’imiter ce produit hautement élaboré de la culture.

    Artis simia natura.

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    Ce livre d’artiste a été réalisé à 6 exemplaires sur vélin d’Arches, dans la collection Le singulier imprévisible, en octobre 2018.
    Il est ici reproduit avec l’amicale autorisation de Sophie Chambard & de Pierre Bergounioux à l’occasion de la millième page du blog Un nécessaire malentendu, qu’ils en soient mille fois remerciés.

  • Durs Grünbein, « Deux poèmes »

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    DR

     

    « Un mouvement

     

    Ce petit coup de vent éphémère, tourbillon aérien

         infinitésimal, quand un

             moineau effrayé s’envola sous

                   mon nez, déjà il était

     

    hors de vue, et une des

                   feuilles les plus légères le suivit déchiquetée dans

                        son sillage. (1988)

     

    D’un livre des faiblesses

     

    Un gigantesque agenda, cette vie –

    Si différente de ce qu’on attendait, et pourtant telle.

    Nous nous voyons, en fermant les yeux,

    Dans un ascenceur qui passe par les années comme par des étages.

    Souvent, quelqu’un descend en route, court dans le couloir

    À la rencontre de lui-même, son propre double.

    On trébuche une moitié du chemin, on frappe à la mauvaise porte

    Parce qu’un cœur est dessiné dessus. Et alors –

    S’affaisser d’épuisement fait tellement de bien.

     

    Chaque jour à présent un pétale tombe

    Du bouquet de fleurs délirant qui, hier, manquait

    De faire exploser le vase par sa splendeur.

    Hortensias bleus, anémones sauvages, tulipes noires –

    Tout ça à l’air d’une improvisation libre :

    Études pour un piano d’enfant – vers inconsistant.

    Et cette inconsistance veut dire : nous mourons

    Imperceptiblement ; et soudain nous prenons plaisir

    À vivre comme si nous étions immortels,

    Alors que l’écriture nous endigue et que le moindre

    Mot est crucial. Alors vas-y,

    Écris un livre sur tes faiblesses quotidiennes. (2017) »

     

    Durs Grünbein

    Presque un chant

    suivi de « Notes sur moi-même » par l’auteur

    Traduits de l’allemand et présenté par Jean-Yves Masson & Fedora Wesseler

    Coll. Du monde entier, Gallimard, 2019

  • Su Tung po, « Puisant de l’eau dans la rivière pour préparer le thé »

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    « l’eau vive a besoin d’un feu vif pour bouillir

    je me rends au rocher où l’on pêche pour puiser dans l’onde profonde et limpide

    avec une grande calebasse emprisonnant la lune, je la transvase dans la jarre

    avec une petite louche je remplis la bouilloire nocturne d’eau de la rivière

    quand frémit le thé une écume neigeuse se forme

    au moment où l’on entend le vent dans les pins*, il faut tout de suite servir

    les entrailles desséchées pas encore complètement humidifiées, j’arrête à la troisième tasse

    assis, j’écoute dans la ville déserte les coups longs et courts qui annoncent l’heure »

     

    * l’expression « on entend le vent dans les pins » signifie que l’eau commence à frémir — elle est parfois augmentée de « et la pluie dans les cyprès »

     

    Su Tung po (Su Che) ­ — 8 janvier 1037- 24 août 1101

    in L’extase du thépoèmes chinois

    Traduits par Cheng Wing fun & Hervé Collet

    Moundarren, 2002

    https://moundarren.com/livre/lextase-du-the/

  • Dušan Matić, « Chambre d’hôtel »

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    « Au cours de la nuit un homme se réveille, soudain, dans une ville inconnue, dans une chambre d’hôtel inconnue. L’homme entrouvre les volets de la fenêtre. La nuit est paisible.

    Des pas inconnus.

    Pour la première fois, l’homme se voit autre : inconnu.

    D’où lui vient ce corps ? La nostalgie qui l’accompagne ? Les passions ? L’homme allume la lampe. Il contemple son corps. C’est la première fois qu’il voit ce corps. Il marche. Il voit son ombre sur le mur.

    En quel lieu ? ce personnage ? ce corps ? ces souvenirs inconnus de lui ? ces pensées ? sa stupeur ? Où descend-il maintenant ? N’est-il pas le témoin inconnu, de ces pas, de sa propre chute ?

    Plus un bruit.

    L’écho des pas inconnus se fait entendre à nouveau. Qui portent-ils ? Où se presse celui qui marche ?

    L’homme retourne à ses souvenirs. Aucune trace de souvenir. Ils sont vides, vidés – flacons vides qui auraient pu (qui auraient dû) être pleins. Qui détient l’eau potable du souvenir ? Ne reste-t-il que ces formes vides ?

    Seule est réelle cette obscurité autour de lui, autour des souvenirs, autour de ce corps inconnu.

    Qui habite ce corps ? Les passions, celle de la nuit d’abord, puis les autres, passions dévorantes qui disparaissent, sitôt présentes. Que faut-il faire ? Que doit-il faire pour éteindre ce feu, celui des souvenirs, des pensées, le feu insatiable des passions.

    Au-dehors, le bruit des pas a cessé. C’était donc lui-même celui-là qui marchait sous la fenêtre. Où courait-il ? Pourquoi fuir ? Fuir cette ombre sur le mur, ce corps.

    De nouveau, les pas.

    Qui donc à son réveil imagine cet inconnu ? Pourtant, l’homme est sans besoins, sans désirs, absent. Où situer cet impossible passé : la vie ?

    Ne pas aller jusqu’à cette ombre, là, sur le mur. Ne pas croire à ses pas, à ses désirs, à ses passions, à cette lampe qui le projette là, sur le mur.

    Quels témoignages ? Que faire de celui qui ne peut ni ne sait plus dormir ? que faire de cette impitoyable renaissance ?

    Sur la rive enfin déserte, il “est” à peine ce corps, cette ombre esquissée, aussi intouchable que son corps, lointaine, qui disparaît dans ce lieu qu’il ne peut ni ne veut circonscrire. À chaque nuit, pour chaque réveil, le démon de sa nuit – plus et moins qu’un homme, plus et moins qu’une ombre. Et ce dernier même, il ne le hait point.

     

    Pour la première fois, l’homme s’est à lui-même apparu – ombre incertaine, l’ombre d’un rêve. Semblable à cette voix, en lui, en moi, proche de moi, la voix d’un autre, en tous cas.

    Cela, je l’ai compris tout de suite.

    Toujours ce masque, sur le visage, collé à ses tempes. Je marche, porteur de ce masque – et, chaque fois, un masque différent qu’il ne reconnaît pas. […] »

     

    Dušan Matić,

    « Chambre d’hôtel »

    La porte de nuit – songes et mensonges de la nuit II

    Traduit du serbe par André Dalmas

    Illustrations de Gérard Titus-Carmel

    Fata Morgana, 1973

    http://www.fatamorgana.fr/livres/la-porte-de-nuit

  • Vadim Kozovoï, « Hors de la colline »

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    litographie de Henri Michaux

     

     

    « Entre deux points de douleur, la poésie est la voie la plus courte. Courte tellement qu’à son coup solitaire tombe décapité le temps.

     

     

    Il reste

     

    Seul mon pin qu’il soit près de ta montagne

    les ailes rognées ni ne tourne la tête

    limpide est sans cils la merveille citadelle

    aux aiguilles des yeux en coulisse de colombe

    est-ce au fils de bâtir par vallées décrépites ?

    leurs saisons s’enlisent et leur siècle croule…

    ériger à nouveau sous l’orage proche ?

    les lointains on y touche foules se resserrent…

    si tant est vu tordu dilapidé en miettes

    filouté flûté tout sauf la limpide

    près de la montagne seul mon pin reste

    sans tourner les yeux au passé quittes

    à scruter quelle merveille et rien tête à dire

    rien de plus aux ailes rognées au cimeterre

     

     

    Ton aile

     

    Aile de hölderlin en détresse flottant par sa propre seule faute d’illimité

    d’une faille timide m’a effarouché au point de l’aube l’argileuse fente

    car la veille au soir dans les purs-étangs nous avions moi et mioche mon petit

    vu un hippopotame tenter ivre noir d’abreuver un cygne plus noir vêtu

    fut verdâtre la brute aux souliers tordus qui sous hardes sans indices d’âge

    étirait à bleuir craquelées serrant les babines au nuage frissonneux de sang

    que son âme à vau-l’eau de s’ouvrir transie pourchassait au loin bouche volcanique

    et souffrait de la noire inaccessibilité du bec noir sous la tienne seule en détresse »

     

    Vadim Kozovoï

    Hors de la colline

    Version française de l’auteur avec la collaboration de Michel Deguy et de Jacques Dupin

    Illustrations de Henri Michaux

    Postface de Maurice Blanchot

    Hermann, 1984