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  • Marcel Proust, « Journées de lecture (début) »

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    « Il n’y a peut-être pas de jours de notre enfance que nous ayons si pleinement vécus que ceux que nous avons cru laisser sans les vivre, ceux que nous avons passés avec un livre préféré. Tout ce qui, semblait-il, les remplissait pour les autres, et que nous écartions comme un obstacle vulgaire à un plaisir divin : le jeu pour lequel un ami venait nous chercher au passage le plus intéressant, l’abeille ou le rayon de soleil gênants qui nous forçaient à lever les yeux de la page ou à changer de place, les provisions de goûter qu’on nous avait fait emporter et que nous laissions à côté de nous sur le banc, sans y toucher, tandis que, au-dessus de notre tête, le soleil diminuait de force dans le ciel bleu, le dîner pour lequel il avait fallu rentrer et pendant lequel nous ne pensions qu’à monter finir, tout de suite après, le chapitre interrompu, tout cela, dont la lecture aurait dû nous empêcher de percevoir autre chose que l’importunité, elle en gravait au contraire en nous un souvenir tellement doux (tellement plus précieux à notre jugement actuel que ce que nous lisions alors avec amour) que, s’il nous arrive encore aujourd’hui de feuilleter ces livres d’autrefois, ce n’est plus que comme les seuls calendriers que nous ayons gardés des jours enfuis, et avec l’espoir de voir reflétés sur leurs pages les demeures et les étangs qui n’existent plus. »

     

    Marcel Proust
    Journées de lecture, 1919

     

  • Emmanuel Merle, « Le regard et la voix »

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    « Est-il temps encore d’aimer celui qui n’a été enfant qu’une seule fois ?

    Aimer geste et regard, adhérer, avec l’aile immense du soleil, à ce qui de toujours a semblé tête baissée ?

    Nous remercions cette eau, l’enfant et moi, et, pétrifiée dans cet écoulement, l’image assoiffée et claire d’une pierre, immobile comme un plein instant.

    Dire l’autre, c’est difficile. Un rebord, et l’espoir fou d’une main sur la poitrine, qui retiendrait.

     

    …………

     

    Je voudrais être le présent, ligne de partage des eaux, et signe indéchiffrable de leur éploiement.

    Je ne désire pas le sens, je cherche le corps, son dévalement, je demande ma pleine incarnation.

    De la neige à l’estuaire, mon sang, Des vallées veinées rouges, et des oiseaux pour y boire.

    Je voudrais un immense consentement. »

     

    Emmanuel Merle

    Dernières paroles de Perceval

    L’Escampette, 2015

  • Dominique Meens, « Un oiseau d’hiver (extrait) »

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    « Qu’y a-t-il entre le crépuscule et l’aube, entre l’aube et le crépuscule ? Le roux dans le brun de l’oiseau d’hiver : une aube ? Un crépuscule ? Aujourd’hui est le passé de demain, demain le futur d’hier. Le roux dans le brun de l’oiseau d’hiver : un crépuscule, hier, pour une aube, demain ? Ou l’aube passée d’un crépuscule ? Le rouge-gorge est revenu comme jadis frapper le carreau de votre cuisine. Allons ! Tu ne vois pas ? C’est l’hiver ! J’ai froid, j’ai faim ! Tu veux m’entendre ? Nourris-moi, ouvre ta fenêtre que j’aille me réchauffer sur ton lutrin. Tous sont partis... Presque tous, je te l’accorde, mais qui chante ? Qui ? Qui te préserve un printemps sous la main, te démontre que l’hiver est le destin d’avril comme la bûche est celui du feu ? Qui te détourne de sombrer dans la nuit, t’exerce à la patience, te laisse deviner que l’aube se mêle au crépuscule ? L’oiseau s’installe, bavard comme jamais. Vous l’écoutez, vous ne pouvez vous empêcher de l’écouter. Chaque matin, chaque soir, le partisan des soleils tomates reprend sa leçon, que vous écoutez, que vous ne pouvez vous empêcher d’écouter. Bientôt, vous la connaissez sur le bout des doigts. Les jours passent. Les jours passent et vous découvrez, un soir, que le chant de votre hôte n’est pas sans mélancolie. Vous n’avez pas encore votre idée là-dessus, vous l’écoutez un peu moins attentivement, tout au plus, de crainte que le soupçon de tristesse que vous avez cru déceler chez votre ami ne vous gagne, ne vous bouscule définitivement dans l’état où il vous avait trouvé. Les jours passent, chaque soir, chaque matin, le rouge-gorge vous étourdit, vous impose ses soleils couchants, ses aubes verglacées. Il vous arrive, à l’occasion, de douter, la tonalité chagrine que vous avez remarquée vous semble un regret, un deuil peut-être dont il ne vous a rien dit, un secret que votre hospitalité ne mérite pas. A vrai dire, vous ne comprenez pas grand-chose au baragouin qu’il pépie de temps à autre, plutôt le matin, ou vers le soir, perché sur votre bureau. Entre l’aube et le crépuscule, il y a tout de même le jour, vous dites-vous –  mais c’est un merle qui vous a soufflé cette incroyable consolation ; entre le crépuscule et l’aube, la nuit, vous dites-vous – cette fois le merle ne vous a rien chanté, vous n’êtes plus si bête, tout simplement, pensez-vous. Tu entends ? lui demandez-vous un peu plus tard. Oui, dit-elle, c’est un merle, n’est-ce-pas ? En effet, un merle. Voilà un oiseau qui ne se répète pas, ajoutez-vous, plus intéressant, en fin de compte, que le rouge-gorge, tu ne trouves pas ? Tu dis ça tous les ans, répond-elle, et : j’ai cru voir des crocus, hier, par ici. Allons voir. »

     

    Dominique Meens

    Ornithologie du promeneur

    Allia, 1995

  • Michael Palmer, « Notes pour Echo Lake 7 »

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    « Ainsi ceci était l’histoire est une histoire lune gibbeuse 1 h 10 du matin il tombe du côté du monde d’un pont oui dieu m’a fait pas une dent dans ma tête quoi d’autre le chien gris aboie pendant que sphère à l’intérieur de sphère rouille à côté de la clôture dieu anonyme moi vexé mais je me réveillai puis parti bras gauche replié derrière mon dos ciel clair au-dessus ainsi ceci est ceci et les lucioles sont une partie de cela les criquets araignées blanches débris de la forêt de cèdres dans laquelle il se cachait pluie tantôt tombant ensuite soleil chimique ensuite pluie encore signifiant hiver restes de la forêt dans laquelle il avait vécu minuscule fleur jaune rayée de bleu tout petits doigts et poignets figures étoile-croisée au milieu mots et sang confondus feuilles pas vertes mais ternes et branches sombres enroulées et emmêlées nous grimpâmes au sommet d’une colline obscurcie par la brume nous nous assîmes et parlâmes rien de plus emmitouflés coups de fusils à quelques kilomètres de là brise légère parfumée au romarin et à la sauge chien gris qui aboie à un rocher tombé de haut pendant la lecture d’un livre circulaire rêve chinois rouillant contre la clôture sphère dans sphère dans sphère la limite est trois une maintenant une alors une quoi ou quand cheveux et yeux considérés simplement comme éléments de la composition jour que nous assumons suivrait jour un vous un moi un il-elle-ça ruisseau boueux au-dessous d’une fenêtre quai rats jouant dans arc-de-lumière un signe de tête de godet et un Mincka Mauss paysage dans lequel les figures apparaissent rarement golondrina golonfina et le reste ci-gît Dupont-Chose ses mots étaient bleus et ses dessous roses moineau faucon à peine plus grand que votre palme signe qui se vide s’asseyant et parlant rien de plus n’est tombé du côté du monde lui-même bras tendu pour protéger son visage chien gris aboyant à l’horloge qui se brise en éclats de verre au-delà du mur de la cour suivi par un rire moi-même nous vîmes passer avec des yeux protégés de la lumière l’amant avec des ailes de griffon agenouillé dans une attitude de prière des vagues retombant au pied de notre lit ont été elles ont été malades un peu malades trois soleils traversant un ciel d’hiver moi-même en veste de velours bleu flânant près de la fenêtre à demi-ouverte fantôme suivant l’un tient une lampe l’autre une épée et une éponge bleue comme si c’était des montagnes de rouille paroles cassées après langage vaste rire sans dents mots ouverts après le langage bleu comme si c’était un salut ou une fin subite une marque indiquant quel bleu comme si c’était une lettre rouge comme si c’était un nom écrit à l’envers. »

     

    Michael Palmer

    Notes pour Echo Lake

    Traduit de l’américain par Sydney Lévy & Jean-Jacques Viton

    Spectres Familiers, 1992

  • Florence Delay, « La séduction brève »

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    « Le baiser court est infiniment plus vif et troublant que le baiser long qui est une fin en soi et c’est pourquoi la nouvelle, forme brève, séduit, à l’opposé du roman si long qu’il faut y revenir, y demeurer, et qui parle d’amour. La séduction est liée à des moments brefs, détachables et détachés du cours de l’existence, sorte de création artificielle, électrique, proche de la ré-création. Je n’en ai pas le sentiment tragique. Il est hélas de plus en plus rare d’être troublé puisqu’à l’imitation des écrits qui parlent d’écriture, les femmes, les hommes, parlent de plus en plus volontiers librement d’eux-mêmes à des fins confessionnelles. Se raconter dans l’espoir d’être guéri au lieu d’attendre d’être blessé, d’être compris au lieu d’être rapté, ne plus considérer l’autre comme un miroir, une fontaine, mais comme un analyste, aplanit terriblement le monde. 

    Dans ces circonstances il ne reste plus qu’à essayer de troubler et passer de l’état d’être séduit à celui de séducteur, activité joyeuse, non convenue, légère au sens de non pesante, qui met la durée en péril. »

     

    Florence Delay

    La séduction brève

    Collection « Comme », dirigée par Bernard Noël

    Les Cahiers des Brisants, 1987 – repris en 1997 aux éditions Gallimard

     

    Chère Florence, je garde les beaux souvenirs, chez vous à Paris, à Bordeaux, Biarritz, Saint-Étienne-de Baïgorry,  à Dax, à Madrid, autour des si doux Seins de Ramón Gómez de la Serna (le dessin que vous m‘avez donné est là, tout près), aux arènes…, nos longues conversations, votre si beau sourire, nos amis merveilleux : Michel Chaillou, Jacques Roubaud, Francis Marmande…, et tous vos livres épatants.

    Si chère Florence, vous nous manquez tellement déjà.