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Blog - Page 3

  • Niki Giannari, « Des spectres hantent l’Europe », Georges Didi-Huberman, « Passer, quoi qu’il en coûte »

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    photogramme du film de Maria Kourkouta & Niki Giannari

    Des spectres hantent l'Europe

    https://www.youtube.com/watch?v=VReuK17ouDM

     

    « Tu avais raison.

    Les hommes vont oublier ces trains-ci

    comme ces trains-là.

    Mais la cendre

    Se souvient. »

     

    & & &

     

    « On ne témoigne jamais pour soi. On témoigne pour autrui. Le témoignage vient d’une expérience bouleversante, souvent ressentie comme indicible et dont le témoin, depuis la position qu’il occupait (position d’actant, de souffrant ou de regardant) doit faire foi aux yeux d’autrui, aux yeux du monde entier. Il donne alors forme à ce qu’il doit — d’une dette éthique — comme à ce qu’il voit. Le témoin fait foi, doit, voit et donne : depuis une expérience qu’il a vécue, quel que soit le mode de cette implication, vers toutes les directions de l’autrui. Il donne sa voix et son regard pour autrui. L’autrui du témoin ? C’est, d’abord, celui qui n’a pas eu le temps ou la possibilité de signifier son geste ou sa douleur : c’est le réfugié d’Idomeni quand il demeure muet, occupé aux tâches de l’immédiate subsistance. C’est ensuite, celui qui n’a pas le temps ou le courage d’écouter cet acte ou cette souffrance : c’est le nanti de la grande ville quand il demeure indifférent, occupé aux tâches de sa vie confortable. Le témoignage se tient donc “entre deux autruis”, il est en tous cas un geste de messager, de passeur, un geste pour autrui et pour que passe quelque chose. »

     

    Niki Giannari

    Des spectres hantent l’Europe

    traduit du grec par Maria Kourkouta

    suivi de Georges Didi-Huberman

    Passer, quoi qu’il en coûte

    Minuit, 2017

  • Guillaume Decourt, « Le cargo de Rébétika »

    guillaume_decourt_lodeve_2014-ccc68.jpg

    DR

     

    «  VI

    Grupetta est bien jolie.

    Elle est bien gentille mais n’entend que peu

    ce que mon intérieur demande, un couscous

    ou bien son fameux bœuf bourguignon qui me comble

    tant et tant.

    Je n’ai droit qu’à du réchauffé :

    tambouille qu’elle prépare au retour de la chasse aux huîtres.

     

    X

    C’est peu dire qu’à l’Hôtel de l’Existence nous jouîmes,

    elle criait si fort qu’au matin les hommes

    de chambre tenaient leurs yeux baissés.

    Et le petit déjeuner ! Par les meurtrières on apercevait les mouettes

    en croquant nos tartines. Je puis dire

    que cela ressemblait au bonheur comme

    deux gouttes d’eau.

     

    XVI

    Une olive entre deux seins semblait

    une tache de vin,

    elle avait aussi un grain de beauté sous l’aisselle

    droite, ses amants anciens, austères, n’en firent point leur miel,

    Grupetta.

     

    XXIV

    Je connus Rébétika par le biais de l’acupuncteur. Elle louait mansarde

    dans son arrière-cour et flânait à heure fixe autour de

    la Fontaine aux Affins. Plus que son tape-cul

    ce fut son sourire dilapidé qui

    me fit percer le judas. Dure d’oreille et la salive propre comme

    atout premier. Elle ne fut pas insensible à mes

    bégaiements de soutier.

    Nous signâmes pour une barcarolle bien déterminée.

     

    XL

    Grupetta, Rébétika.

    J’ai pêché à la senne des petits poissons de remembrance

    dont on peut manger la tête et la queue

    sans frémir.

    Grupetta, Rébétika. »

     

    Guillaume Decourt

    Le cargo de Rébétika

    Lanskine, 2017

    http://www.editions-lanskine.fr/

  • Robert Pinget, « Théo ou le temps neuf »

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    DR

     

    « L’enfant dit tonton pourquoi il faut mourir ?

    Le vieux répond ce sont les autres qui nous font mourir.

    Pourquoi tonton ?

    Parce qu’ils ne nous aiment plus.

    Alors moi je t’aime alors tu mouriras plus.

    Le vieux se rendort. L’enfant continue sa lecture.

     

    Le merle est présent ou quelqu’un de sa descendance.

    Siffle trois notes.

    La forêt lointaine, le blé qui lève, les pruniers en fleurs, tout est dans l’ordre.

    Des mots trop vite dits. La plume se rebiffe.

    Mais le vieux s’en moque. Il dit va falloir une grande lecture pour assurer tout ça.

    Qu’est-ce que c’est une grande lecture tonton ?

    Celle qui ne tient compte ni de l’heure ni des saisons ni de rien que d’elle-même.

    Elle est égoïste tonton.

    Non, elle est libre.

     

    Le scribouillard est pris de fou rire.

    De son lit il tâtonne vers la table de chevet et reprend sa plume.

    Il écrit passons à des souvenirs qui ne m’appartiennent plus. Où les trouver. Dans cette liasse de papiers là-bas, couverts d’une écriture inconnue.

    Que mon désarroi soit ma force.

    Répéter soit ma force.

     

    Dans tes histoires des fois tonton on voit un vieux bonhomme qui monte dans les collines grises qui c’est ?

    Je ne sais pas. Il ne m’a rien dit. Je le vois toujours de dos, jamais sa figure, il s’éloigne, il marche lentement, il n’arrivera jamais nulle part puisque je le revois chaque fois au même endroit en train de s’éloigner.

    Mais tu le vois où ?

    Dans ma tête.

    Mais où c’est les collines grises dans ta tête aussi ?

    Non, dans un pays de soleil, je les connais, je les aime.

    Mais ton bonhomme il est triste on a pas envie de le rencontrer pourquoi tu l’écris ?

    Parce qu’il m’oblige à l’écrire.

    Alors il te parle ?

    Non. Mais je sais qu’il doit être dans mon livre.

    Comment tu le sais ?

     

    Qu’est-ce que tu dis tonton ?

    Des choses pour les enfants, mon ange. Tu es écrit là tu vois sur mon carnet. Jamais personne ne pourra dire que je n’ai pas dit la vérité. »

     

    Robert Pinget

    Théo ou le temps neuf

    Minuit, 1991

     

    Robert Pinget, né le 19 juillet 1919 à Genève est mort le 25 août 1997 à Tours. Il vivait depuis 1964 à Luzillé, en Touraine.

  • Joseph Guglielmi, « Le mouvement de la mort »

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    Sans titre, 1977 © Thérèse Bonnelalbay, Galerie Christian Berst

     

    « clandestin de cette nuit

    je n’habite nulle part,

    la source de vent tarie

    du sang triste un temps de pluie

    Deux oiseaux sur une lune.

    Un chien mâche la prairie

    Un poème sur le mur

    avec le mur immobile.

    Qui lira les mots minutes

    Carré le fleuve soleil

    et la mer dans la vitrine ?

    le corps creuse dans la mort

    comme une statue de sel

    pliée sa gorge de sel

    Lune rouge bisaëule

    ointe pour le sacrifice,

    Vermine du faux garden

    ou du livre de raison.

    Ici que le néant ronge

    souvenir d’un corps vivant.

    Te roule un puissant dictame,

    quelque souvenir de noces

    cette éclipse somptuaire !

    La toute fillette impure

    avec jambes de gazelle

    Montagnes aromatiques

    en miracle du mois doux.

    Compter ces podes antiques

    Samedi un feuillet neuf.

    Au square le dieu muet

    silencieux comme une flûte.

    Les chiures des maisons

    et poussières de murmures.

    Que c’est toujours samedi,

    un vol éclair d’hirondelles

    sur la pensée régulière.

    Puis on oublie désespoir

    (entre le vrai et le faux)

    la détente de la mort.

    Au doigt ce mamour tremblant. »

     

    Joseph Guglielmi

    Le mouvement de la mort

    P.O.L, 1988

     

    Joseph Gulielmi, né à Marseille en 1929, vient de disparaître.
    Le dessin est de Thérèse Bonnelalbay, qui fut son épouse de 1959 à sa mort – dans la Seine – le 16 février 1980.

  • Caroline Sagot Duvauroux, « Un bout du pré »

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    DR

     

    « L’arbre

     

    Les livres se présentent et la mémoire y laboure à sa guise, tout s’actualise de sorte que le livre nait au moment de l’histoire où il n’était pas encore lu. Lire c’est revenir sur la terre mais on ignore où vous débarque la mémoire (cet engin) tout près d’aujourd’hui parfois dans le grand hier. Toutes les plantes ne sont pas annuelles ni vivaces ; celle qui sort là que je n’avais jamais vue, élaborait ses sèves, derrière déjà ; c’est là que j’alunis. D’où venais-je ? je l’ignore, j’emporte d’où je viens au promenoir de ce qui vient. »

     

    Caroline Sagot Duvauroux

    Un bout du pré

    Éditions Corti, 2017

    http://www.jose-corti.fr/

  • Fernando Pessoa, « Le livre de l’intranquillité »

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    DR

     

    « Depuis cette terrasse de café, je contemple la vie en frémissant. J’en vois bien peu — elle, cette éparpillée — concentrée ici sur cette place nette et bien à moi. Un marasme, semblable à un début de saoulerie, m’élucide l’âme sur bien des choses. En dehors de moi, j’entends s’écouler, dans les pas des passants, la vie évidente et unanime.

    En cette heure-ci, mes sens se sont figés et tout me paraît différent — mes sensations sont une erreur, confuse et lucide tout à la fois, je bats des ailes mais sans bouger, tel un condor imaginaire.

    Pour l’homme vivant d’idéal que je suis, qui sait si ma plus vive aspiration n’est pas réellement de rester simplement ici, assis à cette table, à cette terrasse de café ?

    Tout est aussi vain que de remuer des cendres, aussi vague que l’heure où ce n’est pas encore le point du jour.

    Et la lumière jaillit, se pose si sereinement, si parfaitement sur les choses, elle les dore d’une telle réalité, souriante et triste ! Tout le mystère du monde descend jusqu’à mon regard, pour se sculpter en banalité, en spectacle de la rue.

    Ah ! comme le quotidien frôle le mystère, si près de nous ! Montant à la surface, touchée par la lumière, de cette vie complexe et humaine, comme l’Heure au sourire indécis monte aux lèvres du Mystère ! Comme tout cela vous a un air moderne ! Et, au fond, que tout cela est ancien, est occulte, et tout imprégné d’un autre sens que celui qu’on entrevoit luire en toute chose ! »

     

    Fernando Pessoa – Bernardo Soares

    Le livre de l’intranquillité, volume II

    Traduit du portugais par Françoise Laye

    Présenté par Robert Bréchon

    Christian Bourgois, 1992

     

    Fernando Pessoa est né le 13 juin 1888 à Lisbonne.

  • Karine Marcelle Arneodo, « L’Entre-terre »

    karine marcelle arneodo,l'entre-terre,la barque

    © : Paolo Panzera

     

    « La chambre avait deux fenêtres qui se touchaient dans l’encoignure. Je le retrouvais tel qu’il se présenta au sortir de la forêt, le regard effaré, il portait sur la tête un chapeau de feutre jaune tout esquinté. Je compris qu’il avait plu le temps de son voyage et rapprochai les distances, mais n’eus pas le courage de demander, d’où il venait, tant sa fébrilité me faisait peur.

     

    Je ne sais qui de nous deux parla d’abord. Il me souvient qu’il se trouvait dans ce discours des bribes d’histoires vécues sans trop de chance. De son corps s’affaissant dans des vêtements de sable émanaient des relents d’ammoniaque qui tuaient la passion d’être en vie. Il parlait de son sexe et disait qu’il fallait que je suce. Je pressentais qu’une douleur inavouable se cherchait un terroir.

     

    Parce qu’on voulait ouvrir la porte et dérober le grain, j’allais dans l’encoignure des fenêtres renforcer la digue. Quand je me retournais, il était allongé sur le lit au milieu des essences et de la verdure avec ses cheveux noirs tout raides à ses côtés. Il était nu, et sur sa peau des tatouages amérindiens figuraient la voûte étoilée du ciel. Mes yeux se posèrent naturellement sur la chose, et c’est alors que je vis, en place de son sexe, une inoffensive fente imberbe. »

     

    Karine Marcelle Arneodo

    L’Entre-terre suivi de Le moins possible ou le suffisamment

    Postface Olivier Gallon

    La Barque, 2017

    http://www.labarque.fr/

  • Annie Ernaux, « Mémoire de fille »

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    DR

     

    « J’ai rêvé cette nuit d’un grand autocar transportant des écrivains, beaucoup. Il s’est arrêté dans une rue, c’était devant l’épicerie de mes parents. Je suis descendue parce que c’était “chez moi”. J’avais la clé. Un instant j’ai craint qu’elle ne puisse ouvrir la porte. Je savais qu’il n’y avait plus personne à l’intérieur. Les volets en bois de la devanture et de la porte étaient mis. La clé a tourné dans la serrure à mon grand soulagement. Je suis entrée. Tout était comme dans mon souvenir, dans la demi-pénombre des dimanches après-midi, avec comme seule source de lumière la seconde devanture donnant sur la cour, obscurcie en été par une tenture de toile bariolée. Au réveil, j’ai pensé que seul l’être, ou le moi, présent dans ce rêve, était à même d’écrire la suite et qu’écrire la suite serait se situer dans ce défi au bon sens, cette impossibilité là.

    Mais à quoi bon écrire si ce n’est pour désenfouir des choses, même une seule, irréductible à des explications de toutes sortes, psychologiques, sociologiques, une chose qui ne soit pas le résultat d’une idée préconçue ni d’une démonstration, mais du récit, une chose sortant des replis étalés du récit et qui puisse aider à comprendre – à supporter – ce qui arrive et ce qu’on fait. »

     

    Annie Ernaux

    Mémoire de fille

    Gallimard, 2016

  • Pour maman

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    © : cchambard

     

    « On entre seul chez ceux qui furent.

    Aucun cortège n’entre avec celui qui est mort dans le monde des morts qui n’est pas un monde

    et la lamentation funèbre qui le pleure n’est même plus un bruit pour ses oreilles.

    Celui-là qui jadis partit était aussi seul à quitter la lumière que celui qui déjà s’apprête à s’en aller, suffoquant à mourir dans le jour qu’il découvre.

    Il faut dire de la mort : port terrible où on s’embarque seul

    sur ce qui sombre

    pour ce qui sombre. »

     

    Pascal Quignard

    « Sur la solitude »

    in Sur l’idée d’une communauté de solitaires

    Arléa, 2015

     

  • Maurice Darmon, « La forêt des dames, le cinéma de Marguerite Duras 1964-1972 »

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    DR

     

    « […] que cherche précisément Marguerite Duras du côté du cinéma ? Qu’en attend-elle en 1969 ? Que quitte-t-elle avec son dernier film, Les enfants, en 1985 ?

    Déjà, ses premières clés :

     

    J’avais fait un livre très rapidement ; c’est à dire qu’après avoir pensé à ce livre pendant un an, j’ai fait le livre en une semaine, dans des conditions mentales très difficiles, c’est-à-dire que c’est un livre qui m’a beaucoup angoissée et je ne le connaissais que très peu. J’ai eu envie de connaître mieux ce livre, donc de le voir et de l’entendre.*

     

    Marguerite Duras n’est certainement pas la seule à mal connaître son propre roman. L’avalanche de dialogues et de tirets et sa petite musique emportent le lecteur dans une sorte d’indifférence à ce qui se passe et à qui parle pour se laisser faire par ce qui se dit. Mais comme son auteur, le lecteur éprouve bientôt la nécessité de “connaître” ce livre, qui, dès l’ouverture, livre ses marques originelles, celles d’un scénario :

     

    Temps couvert.

    Les baies sont fermées.

    Du côté de la salle à manger où il se trouve, on ne peut pas voir le parc.**

     

    L’auteur et son lecteur savent qu’en réalité un film impose là sa dictée. Elle ne connaissait pas son livre, elle naissait plutôt de lui, et la nécessité d’une figuration concrète, “de le voir et de l’entendre” s’imposait. Avec la force de ce qu’elle nomme “l’envie”. Tourner un film, c’est forcément livrer corps, voix et visages à chaque mot, à chaque réplique ; c’est abandonner toute leur place et leur durée aux espace et aux silences. Voir et entendre : qu’est-ce que le cinéma, sinon des images et des sons ? sinon reconnaître le geste documentaire comme un épicentre dans le tremblement des lumières et des bruits ? »

     

    * Entretien à la télévision canadienne du 7 décembre 1969

    ** Détruire dit-elle, Minuit, 1969

     

    CouvTome1+-+copie.jpgMaurice Darmon

    La Forêt des dames. Le cinéma de Marguerite Duras, 1964 – 1972

    (Sans merveille, la Musica, Détruite dit-elle, Jaune le soleil, Nathalie Granger

    202 éditions, 2015

    http://202editions.blogspot.fr/

  • David Antin, « Poèmes parlés »

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    © : Christopher Felver/Corbis)

     

    « de temps à autre

    de mystérieux coups le faisaient sursauter

    il serait cloué sur place sous un porche

    verrait une scène de désordre

    elle lui disait sur un ton de confidence

    “maintenant c’est mon tour de me cacher”

    c’était un jeudi

    il écrasa la bouteille sous son talon

    il sortit son couteau de poche et ameublit la terre

    il se leva et brossa les genoux de son pantalon

    elle emporta le plateau

    elle plaça le bol sur le lit

    elle n’arrêtait pas de revenir à son sexe

    une blancheur douteuse

    “quand tu auras fini l’école”

    “tu auras ta licence de droit”

    “nous te la donnerons”

    “mais j’aimerais aller en Allemagne”

    “tu dois aller en Angleterre et en France”

    il s’agenouilla sous l’arbre

    il dormit quelque temps

    il se rappela le verre bleu

    il sortit du porche

    nu-tête

    il accomplit des actions

    avec le sens de l’austérité

    tout de même

    il devait y avoir du sens

    dans cette folie

    seulement

    il n’était pas en état

    de le découvrir »

    David Antin

    « Novel Poem IX», traduit par Denis Dormoy

    in Poèmes parlés

    Traduits de l’américain par

    Jacques Darras, Jacques Demarcq,

    Denis Dormoy & Jacques Roubaud

    Coll. « Les cahiers de Royaumont »,

    éditions Les cahiers des brisants, 1984

     

    David Antin, né le 1er février 1932,

    est mort le 12 octobre 2016.

  • Lucrèce, « De la nature »

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    Les nuages

     

    « Les nuages se forment quand maints atomes voltigeant

    dans les hauteurs du ciel se rassemblent soudain :

    hérissés de manière à s’entraver faiblement

    mais suffisamment pour se tenir comprimés,

    ils composent d’abord de petites nuées

    qui se réunissent, s’agrègent entre elles,

    par leur union s’accroissent et s’envolent aux vents

    jusqu’à l’instant où se déchaine la tempête.

    Il se trouve aussi que les sommets des montagnes,

    plus ils avoisinent le ciel, plus leur hauteur exhale

    assidûment l’épaisse fumée d’un nuage fauve ;

    car, lorsque les nuées commencent à se former,

    avant que l’œil puisse les voir, ténues, les vents

    les portent et les assemblent au plus haut de la cime.

    C’est là qu’enfin réunies en troupe plus nombreuse

    et plus dense elles peuvent apparaître tout à coup,

    s’élançant du pic montagneux dans l’empyrée.

    Que les sommets s’offrent au vent, l’expérience sensible

    nous le prouve quand nous escaladons une haute montagne.

    Et puis la nature prélève sur toute la mer

    maints éléments, comme le montrent sur le rivage

    les linges suspendus qui prennent l’humidité.

    Il est d’autant plus clair que pour accroître les nuages

    maints atomes peuvent surgir du flux salé de l’océan :

    il existe une parenté entre les deux humeurs.

    Et de tous les fleuves ainsi que de la terre même

    nous voyons des brumes et des vapeurs surgir :

    comme leur haleine expirée, elles s’envolent bien haut,

    dispersent leur ténèbre, obnubilant le ciel

    à mesure qu’elles se fondent en nues altières.

    Car la chaleur de l’éther étoilé ajoute sa pression

    et, comme les condensant, voile l’azur de leur nimbe.

    Il arrive aussi que le ciel reçoive de l’extérieur

    les atomes qui forment nuées et nuages volants.

    Innombrable est en effet leur nombre, infini

    l’ensemble de l’espace, comme je l’ai montré.

    Quelle vitesse anime le vol des atomes, quelle distance

    impensable ils franchissent d’un trait, je l’ai montré.

    Il n’est donc pas étonnant qu’en peu de temps, souvent,

    la tempête et les ténèbres couvrent de si grandes nuées

    les mers et les terres, d’en haut les oppressant,

    puisque de tous côtés, par tous les pores de l’éther,

    par des sortes de soupiraux autour du vaste monde,

    la sortie et l’entrée s’offrent aux particules. »

     

     Lucrèce

    De rerum natura — De la nature

    Traduction et présentation par José Kany-Turpin

     (Cette traduction a obtenu, en 1993, le prix Nelly Sachs, décerné en Arles par les Assises de la Traduction)

    Aubier, 1993, Garnier-Flammarion, 1997