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  • Jean-François Billeter, « Une rencontre à Pékin »

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    Chemin impérial du Mont Thaisan. DR

     

    « Nous avons aussi décidé de faire un voyage. C’était à notre portée parce que j’avais gagné quelque argent grâce au guide Nagel. Wen avait quitté Pékin deux fois, durant ses études de médecine. Elle était allée avec quelques camarades apporter des soins à des paysans de la campagne proche, c’était un exercice pratique. Elle se souvenait des longues marches d’un village à l’autre, de la peur de se faire surprendre par la nuit, de la pauvreté des paysans, de leur infinie reconnaissance. […]

    À Jinan, des sources jaillissaient au cœur de la ville. Nous avons déjeuné de poisson frais dans un pavillon de style traditionnel, planté dans le lac, accessible par un pont plusieurs fois coudé. Nous sommes passé au pied du Thaishan que j’aurais voulu escalader, mais qui n’était pas accessible aux étrangers. De la petite gare de Yanzhou, nous avons gagné en car le lieu de naissance de Confucius, Qufu. Nous avons logé dans une aile du Kongfu, la résidence des descendants du Sage. Le repas (exquis, je n’avais rien connu de comparable à Pékin) a été servi pour nous seuls. À la nuit tombante, nous avons aperçu quelques cadres du régime bavardant entre eux sur une terrasse. On leur préparait une séance de cinéma. À l’aube, nous avons été réveillés par les cris des aigrettes qui nichaient dans les pins séculaires du temple de Confucius, tout à côté, et dont des dizaines tournoyaient en l’air. Qufu était un grand village où les paysans étaient chez eux. Des murs de la ville, il ne restait que des vestiges. Nous sommes allés jusqu’à la tombe de Confucius, un tertre entouré d’un petit mur de brique, sous de grands arbres sans âge. D’autres tombes, disséminées dans la verdure, étaient supposément celles de certains de ses disciples et de nombre de ses descendants. Sur le chemin du retour, une paysanne était en train de moudre son grain. Comme cela se faisait depuis des siècles, elle le répartissait avec un petit balai sur une table ronde de pierre et l’écrasait à l’aide d’un lourd cylindre de pierre. Elle le faisait rouler en poussant devant elle un axe de bois qui le traversait de part en part et qui était attaché, au centre, à un axe vertical. Je lui ai demandé si je pouvais essayer. Bien sûr, m’a-t-elle dit ; d’où êtes-vous ? – De Pékin. – Vos meules ne sont pas comme celle-ci, à Pékin ? m’a-t-elle demandé. Elle ne voyait pas que j’étais un étranger. J’ai essayé et compris que son travail était pénible. Comme nous avions demandé à visiter toute la résidence de la famille des Kong, un conservateur nous a fait les honneurs des onze cours qui se succèdent dans l’axe central et qui font progressivement passer, comme dans toute grande demeure chinoise traditionnelle, de la partie publique à la partie privée. Dans l’un des derniers bâtiments, une porte donnait dans une salle latérale. J’aimerais voir la chapelle bouddhique qu’il y a là, ai-je dit au conservateur, qui a été pris de stupeur. Pour le rassurer, je lui ai expliqué que j’avais vu le plan de la résidence dans une revue d’archéologie publiée à Pékin. Je l’avais examiné de près pour en tirer la description du guide Nagel.»

     

    Jean-François Billeter

    Une rencontre à Pékin

    Allia, 2017

    https://www.editions-allia.com/fr/livre/786/une-rencontre-a-pekin

  • Georg Christoph Lichtenberg

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    «  Beaucoup de choses me font mal qui ne font qu’un peu de peine aux autres.

     

    Nos ancêtres avaient de bonnes raisons de créer cet ordre-là et nous avons de bonnes raisons de l’abolir.

     

    Il y a en effet beaucoup de gens qui lisent pour être dispensés de penser.

     

    L’un conçoit l’idée, l’autre la porte sur les fonts baptismaux, le troisième lui fait des enfants, le quatrième lui rend  visite au moment de sa mort et le cinquième l’enterre.

     

    Pour réveiller le système qui dort en chaque homme, rien ne vaut l’écriture. Quiconque a écrit a trouvé qu’elle réveille toujours quelque chose que l’on discernait mal jusque-là bien que cela fût en nous. »

     

     in Jean François Billeter

    Lichtenberg

    Choix et traduction

    Allia, 2014

  • Nelly Sachs, « Lettres en provenance de la nuit »

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    «  Le 16.4.51. Ne pas presser la fin. Mais une fois que la nostalgie a allumé la lumière par les deux bouts – quoi alors ?

    Toujours vécu au comble de la ferveur. Étant enfant pendant les nuits avec les terribles soleils dorés. Crucifiés de noir. Les parents, les bien-aimés cherchés toute la nuit dans l’angoisse. Des promenades au zoo dans le soleil du soir. Lumière de supplice. Tout à coup un pré reconnu. Sorti d’où ? Une chanson, un parfum. Toujours été sujette au plus lointain. L’angoisse à l’école, de donner à voir mon étrangeté. Toujours retranchée. La chérie chantait… y passent les cygnes… à force de chant elle faisait si doucement monter l’eau sombre du repos du sommeil enfantin – toi ma mère !

    Mon père apportait des poires dans ma fièvre – mon père et la musique – un menuet de Rameau. Danse – danse les yeux fermés, beaucoup de larmes étaient à l’intérieur et les yeux de désert d’Israël – ce terrible amour à un cheveu de la mort – beaucoup de maladie – la guerre – mon père ta souffrance et tous les secrets de tes derniers jours – des forces qui devaient venir à moi – ta bénédiction – puis le temps de l’horreur – silence – sauvée ici en Suède avec la plus chère et souvent comme morte avec elle. Toujours vécu à l’extrême limite – entrainée à mourir. Aimer c’est s’entraîner à mourir. »

     

     Nelly Sachs

    Lettres en provenance de la nuit – 1950-1953

    Traduit de l’allemand par Bernard Pautrat

    Allia, 2010

     

     Merci à Marie Van Moere

  • Hélène Frappat, « Sous réserve »

     

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    « 109. La réserve n’est pas un moyen terme entre la vérité et le mensonge car entre deux termes, il n’y a rien. Elle ne s’oppose, ni à la vérité, ni à la sincérité — mais à la franchise. “Entre la véracité et le mensonge il n’y a pas de milieu, tandis qu’il en existe un entre la franchise qui consiste à tout dire et la réserve qui consiste à ne pas dire en exprimant sa pensée toute la vérité bien que l’on ne dise rien qui ne soit pas vrai.” (Kant) Elle me contraint à penser que l’on pourrait être sincère, sans dire toute la vérité ; que l’on pourrait, sans mentir, ne pas la dire toute.

     

    110. En peinture la réserve est la surface d’un ouvrage (tableau, aquarelle, etc.), laissée intacte, sans ornement, en relief ou en blanc ; en imprimerie cela s’appelle un cache.


    111. “J’ai revu la mer avec joie et j’espère bien que cela me permettra l’oubli qui fait peindre.”


    112. Depuis tant d’années que je lisais les mêmes pages, j’ignorais que “le mensonge” transgresse, non pas “la vérité”, mais ce que d’un terme bien mystérieux, Kant nomme “sincérité” — ou plus mystérieux encore “véracité”.

     

    113. Tel est l’“enseignement” que Maria von Herbert reçoit de Kant. “Le défaut de sincérité est une corruption de la façon de penser et un mal absolu. Celui qui n’est pas sincère dit des choses dont il sait pertinemment qu’elles sont fausses ; dans la Doctrine de la vertu cela s’appelle “le mensonge”. Aussi inoffensif soit-il, il n’est pas pour autant innocent ; bien plus, il porte gravement atteinte au devoir qu’on a envers soi-même, et qui est absolument irrémissible parce que sa transgression abaisse la dignité humaine dans notre propre personne et attaque notre manière de penser à la racine ; en effet, la tromperie sème partout le doute et le soupçon, et ôte à la vertu elle-même ma confiance qu’elle inspire dès lors qu’il faut la juger d’après ses apparences.”

     

    114. Entre la fin de l’automne 2001 et le début de l’hiver 2002 j’ai pris des avions et des trains pour te rejoindre, prétendant me rendre à Turin quand je demeurais en secret à Paris, arriver à Turin quand je partais pour Gênes, rester à Paris quand j’allais à Milan, inventant un travail à Rome où je courais te voir, toi. »

     

    Hélène Frappat

    Sous réserve

    Allia, 2004

     

  • Joanne Anton “Le Découragement”

    decouragement.jpgDans la très élégante collection à 6€10, Allia publie un premier livre, qui doit certes à Thomas Bernhard, mais surtout au fait même d’écrire, à l’angoisse, au découragement, à la folie… Tout de digressions souvent drôles, emmené par une pensée en effervescence, obsessionnelle et démentielle souvent, Le Découragement mérite que l’on s’y attarde, et on pourra en profiter pour relire Marcher, que l’on ne  trouve bizarrement que dans « Récits, 1971-1982 » dans la collection Quarto aux éditions Gallimard.

     

     « Dans Marcher de Thomas Bernhard, un homme parle à un autre de la folie d’un autre. Et. Il serait bon de s’en inspirer si d’aventure on marchait nous aussi avec quelqu’un. On parlerait à un autre du découragement d’un autre, comme Oelher parle de la folie de Karrer à un autre.

    On aurait peut-être dû faire ça, pense-t-on à présent sur le boulevard, l’écrivant plus tard. Oh ! On aurait dû ! On remue le couteau dans la plaie du lundi ; tout est bon lundi, tout nous sert lundi à prouver que notre récit sur le découragement ça ne va pas. On aurait dû pousser notre imitation bien plus loin, se dit-on, l’écrira-t-on, et dès mercredi dernier, écrire une conversation où converser de manière conversante avec un autre sur le découragement d’un autre. On s’est trompé de chemin depuis le début. Nous tenons la preuve de ne pas avoir mis notre récit suffisamment sous protection, sinon le jugerions-nous ? Se dit-on Thomas Bernhard, ça ne va pas ? On serait bon pour Steinhof si l’on pensait le contraire de sa pensée, hurlant sur le boulevard que Thomas Bernhard, c’est de la marchandise de rebut autrichien. Et. Qu’à bien y regarder, Marcher, c’est raté. »

     

    Joanne Anton

    Le Découragement

    Allia, 2011