mercredi, 24 juin 2020
Annie Dillard, « Fille de paysan »
« Il fait toujours un temps hors de saison.
Rappelle-toi la crue qui a tué père :
quand l’eau est redescendue, les poulets
gisaient, boueux, noyés. Oh, nous observons
le temps ici sur terre ; nous n’oublions pas
les jours d’hiver où les filles portent des robes en coton,
les mois d’avril où les buissons croulent sous la neige.
Nous coupions les pommiers
quand il a dit : “Regardez, il neige” ;
mais ayant déjà passé tout un hiver sous la neige
je devinais que c’était loin d’être fini.
Pourtant, que savons-nous d’une saison ?
Seul père pouvait dire
quand la pluie s’arrêterait sur la montagne
ou détruirait le foin. J’essayais d’observer
les faucons ou je me léchais le doigt,
mais la récolte était une fois encore perdue ;
le givre recouvrait toute la vallée,
aussi loin au sud que Twin Falls.
Il m’embrassa quand les ombres s’allongèrent
sur le chemin du verger ; il promit
de me retrouver dès la récolte des pommes ;
maintenant quand le vent sépare les rideaux,
en ville quand le chat ne revient pas,
je ne dors que d’un œil,
l’autre reste à l’affût du temps qu’il fait. »
Annie Dillard
Billets pour un moulin à prières – 1974
Traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Brice Matthieussent
Héros-Limite, 2020
https://www.heros-limite.com/livres/billets-pour-un-moulin-a-prieres
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samedi, 21 mars 2020
Fabienne Raphoz, « Pendant 46 –48 »
DR
« 46
Le soleil se fout de l’œil :
toutournerond
(sauf les stridences trissées des hirondelles bleues témoins)
47
il s’est ennuagé un mont
tellement fort
que geais et pies en extraient
la seule stridence
sur l’ouate d’on-dirait-l’aube
s’éveille non le temps
mais son redoublement
une mise en réserve consciencieuse
d’un écho papier-froissé
– de rouge-queue –
à venir
quand ça ne viendra plus
d’ici.
48
il se passe quelque chose
dans le mystère sphérique d’une goutte d’eau
(à peine ou si tardivement élucidé)
sur le point de tomber
mais qui ne tombe
en suspens logiquement impossible
défi du petit g. de sa nature et du temps
tandis qu’un œil
la fait exister
conscient de la fugacité
de part et d’autre
d’une frontière fictive
entre ce qui voit et ce qui est vu
puis
l’œil regrette la pensée qui l’aveugle
:
une goutte d’eau, la dernière d’une branche nue
est tombée
sans l’œil témoin
qui naguère la fit exister
mais il pleut un peu sur la même branche
une autre goutte se forme
and so on »
Fabienne Raphoz
Pendant 1 – 62
Héros-Limite, 2005
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jeudi, 14 novembre 2019
Georg Trakl, « Au bord du marais », 3 traductions
« Au bord du marais
Promeneur dans le vent noir ; les roseaux secs chuchotent doucement
Dans le calme du marécage. Au ciel gris
Passe un vol d’oiseaux sauvages ;
Diagonale sur les eaux sombres.
Tumulte. Au fond d’une cabane délabrée,
La pourriture aux ailes noires prend son envol ;
Des bouleaux rabougris gémissent dans le vent.
Soirée dans une auberge abandonnée ; sur le chemin du retour
S’attarde la douce mélancolie des troupeaux qui paissent.
Apparition nocturne : des crapauds sortent des eaux argentées.
Traduction Henri Stierlin
Rêve et folie & autres poèmes
suivi d’un choix de lettres traduites par Monique Silberstein & de Crépuscule et anéantissement par Jil Silberstein
GLM, 1956, rééd. augmentée Héros Limite, 2009
Au bord du marécage
Voyageur dans le vent noir ; doucement murmure le roseau mort
Dans le silence du marécage. Dans le ciel gris
Suit un passage d’oiseaux sauvages ;
Diagonale au-dessus d’eaux obscures.
Tumulte. Dans la hutte en ruine
Bat de ses ailes noires la pourriture :
Des bouleaux atrophiés soupirent au vent.
Soir dans la taverne abandonnée. La douce mélancolie des troupeaux en pâture
Imprègne le chemin du retour,
Apparition de la nuit : des crapauds émergent d’eaux argentées.
Traduction par Marc Petit & Jean-Claude Schneider
Œuvres complètes
Gallimard, 1972
Au bord du marais
Errant dans le vent noir ; dans le calme du marais
Murmurent les roseaux morts. Dans le ciel gris,
Suit un vol d’oiseaux sauvages ;
De biais au-dessus des sombres eaux.
Tumulte. Dans la hutte défaite
S’élève sur ses ailes noires la pourriture ;
Des bouleaux estropiés gémissent dans le vent.
Soir dans la taverne abandonnée. La douce tristesse des troupeaux du pacage
Enveloppe le chemin du retour,
Apparition de la nuit : des crapauds surgissent des eaux argentées.
Traduction Eugène Guillevic
Quinze poèmes
Illustrations d’Étienne Lodeho
Les Cahiers d’Obsidiane, 1981
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samedi, 05 mai 2018
Joseph Roth, « Le chêne de Goethe à Buchenwald »
DR
« […] D’abord Buchenwald ne s’est pas toujours appelé ainsi mais Ettersberg. Sous ce nom, il était autrefois célèbre parmi les spécialistes d’histoire de la littérature : Goethe avait coutume d’y rencontrer fréquemment Madame von Stein ; sous un beau vieux chêne.
[…]
Devant ce chêne passent chaque jour les détenus du camp de concentration ; c’est-à-dire : on les y fait passer. Vraiment ! On colporte de fausses informations sur le camp de concentration de Buchenwald ; on pourrait dire d’horribles commérages. Il est, me semble-t-il, temps de ramener cela à sa juste mesure : au chêne sous lequel Goethe s’est assis avec Madame von Stein – et qui grâce à la loi pour la protection de la nature pousse encore –, jusqu’à présent, à ma connaissance, pas un seul des détenus du camp de concentration n’a été “attaché” ; bien plutôt aux autres chênes qui ne manquent pas dans cette forêt. »
Dernier texte de Joseph Roth, avant sa mort, le 2 mai 1939.
Joseph Roth
Poème des livres disparus & autres textes
Traduit de l’allemand par Jean-Pierre Boyer & Silke Hass
Héros-limite, 2017
http://www.heros-limite.com/livres/poeme-des-livres-dispa...
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vendredi, 24 mars 2017
Fabienne Raphoz, « Blanche baleine »
DR
« Géologie
je suis faite de la
pierre de mon pays
la rousseur du
gypaète aussi
•
Fossile dit
l’âge de la roche
Nautile
celui du temps
•
Niedecker dit
dans tout fragment
de tout ce qui vit
reste de la pierre »
Fabienne Raphoz
Blanche baleine
Héros-Limite, 2017
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vendredi, 01 janvier 2016
Ariane Epars, « Carnet(s) du lac »
« Samedi 8 juin, 9 heures 30
Lac cireux, presque lisse. Calme. Léger mouvement vers la gauche.
Atmosphère floue, bleu pâle, qui se voile. Les traces des avions restent collées au ciel, croissent en forme de cellules. Derrière le mur de la Promenade un banc de poissons mord la surface de l’eau à-coups de petites bulles.
Une brise agite individuellement les feuilles désormais vertes de l’arbre 2. Un cygne parcourt la scène de droite à gauche, à lents coups de pattes. Au large, très loin, deux canoës brillants, se dirigent vers la droite.
Concert ininterrompu de piaillements de moineaux.
Derrière le ronronnement des pompes à traiter, la circulation.
Les bruits aussi, sont flous.
La lumière est blanche.
Le lac semble s’évaporer dans cette intensité lumineuse.
Martinets et hirondelles sillonnent le ciel au loin, un merle siffle de courtes phrases.
Un courant, soudain, plisse la peau du lac.
Le soleil clignote dans le feuillage de l’arbre 2. Un petit avion survole la maison, des éclats de soleil s’allument s’éteignent s’allument sur le bleu tendu entre les arbres 1 et 2. »
Ariane Epars
Carnet(s) du lac
Héros-Limite, 2015
pour mieux connaître le remarquable travail d'Ariane Epars : http://www.arianepars.ch/
19:28 Publié dans Écrivains, Édition | Lien permanent | Tags : ariane epars, carnet(s) du lac, héros-limite
vendredi, 06 novembre 2015
Rose Ausländer, « Pays maternel »
« Je cherche
Une fois un poème
Trouvé
Je cherche
Le mot interligne
Dans la danse des lettres
Consonnes voyelles
Je palpe la longueur la largeur
Des mots
Cherche et invente
Le mot
Animé du souffle
Voix II
Dans la frondaison résonne encore
L’élégiaque
Rossignol
Des voix d’abeilles
D’une clarté mielleuse
Éther
Polyphonique
Écoute
Le mot haleine du poète
Écoute
Tes propres mots »
Rose Ausländer
Pays maternel
Traduit de l’allemand par Edmond Verroul
Héros-Limite, 2015
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lundi, 15 juin 2015
Jean-Pierre Chambon, « Tout venant »
« Quel délicieux petit plaisir
de retenir
dans la zone floue
où n’ont pas encore
pris corps les mots
le moment d’écrire
* * *
Écrire
non tant pour éclaircir
que pour creuser encore
dans l’obscur
où les mots enfoncent leurs racines
* * *
Cette ombre de fumée
qui en rapides volutes ondule
sur la blancheur du mur
est-ce pensée des morts
cette chaine immatérielle
dont le vent disjoint
les anneaux silencieux
* * *
Les mots
dans leur ombre insensée persiste
portant l’écho d’une voix à venir
le rêve d’une langue transparente
tenue en réserve depuis l’enfance
qui nous ferait traverser le miroir
et dirait enfin le secret des choses
* * *
Le vieux cerisier au fond du jardin
a atteint aujourd’hui même
le degré extrême de la blancheur
attestant à nouveau l’oracle
énoncé par l’ermite zen Ryôkan
le monde
est devenu
un cerisier en fleurs »
Jean-Pierre Chambon
Tout venant
Héros-limite, 2014
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mardi, 09 décembre 2014
Fabienne Raphoz, « Jeux d’oiseaux dans un ciel vide »
(Tyrannidés)
Près de cinq oiseaux sur cent sont des tyrans
De l’Alaska à la Terre de Feu les tyrans couvrent tout le Nouveau continent
Bien malin qui dirait qui est qui dans la canopée de tous les tyranneaux toutes les élénies tous les todirostres à quelque Élénie écaillée Élénie à ventre jaune Élénie tête-de-feu Tyranneau des torrents Tyranneau à queue aigüe Tyranneau à tête rousse Tyranneau à huppe fauve Tyranneau à flancs roux Tyranneaux de Chapman Tyranneau orné Tyranneau omnicolore Todirostre d’André Todirostre bariolé Todirostre de Lulu Todirostre peint près
Les taurillons comme les moucherolles sont des tyrans
Tous les taurillons portent cornes ou crêtes noires
Le Taurillon d’Ernst n’est pas un tyran
Le Tyran quiquivi fait kis-ka-dee
El Bienteveo comun es un Cristo-rey
El Bienteveo comun Cristo-fue
Le Tyran féroce a le regard doux
Le Tyran mélancolique est joyeux
Rouge leurre
tourneboule
le bec d’un tyran
(Rincon de la Vieja, 8 février 2008)
Fabienne Raphoz
Jeux d’oiseaux dans un ciel vide — augures
Héros-Limite, 2011
une lecture à la galerie éof à Paris :
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