samedi, 16 mai 2020
Kenneth Rexroth, « Trois poèmes »
DR
« Les avantages de l’érudition
Je suis un homme dépourvu d’ambitions
Et qui a peu d’amis, hautement incapable
De gagner son pain, qui ne
Rajeunit pas, réchappé de quelque destin mérité.
Tout seul, mal vêtu, quelle importance ?
À minuit, je mets à chauffer
Un bol de vin blanc à la cardamone.
Avec mon peignoir tout troué et mon vieux béret,
Assis dans le froid à écrire des poèmes,
À dessiner des femmes nues dans leurs marges de guingois,
Je copule avec des nymphomanes
De seize ans nées de mon imagination.
Miroir vide
Tant que nous vivons perdus
Dans le règne de la finalité
Nous ne sommes pas libres. Je m’assois
Dans ma cabane de dix mètres carrés.
Chant des oiseaux. Bourdonnement des abeilles.
Frémissement des feuilles. Murmure
De l’eau sur les rochers.
Le canyon m’enserre.
Au moindre geste, la grenouille de Basho
Sauterait dans la mare.
Tout l’été les feuilles dorées
Des lauriers ont virevolté dans l’espace.
J’ai remarqué aujourd’hui
Qu’une feuille d’érable flottait
Sur la mare. Dans la nuit
Je reste à fixer le feu.
Je voyais autrefois des cités de feu,
Villes, palais, guerres,
Aventures héroïques
Dans les feux de camp de la jeunesse.
Je ne vois plus qu’un feu désormais.
Ma poitrine bouge tranquillement.
Les étoiles bougent là-haut.
Dans l’obscurité transparente
Un dernier tison rougeoie
Parmi les cendres.
Sur la table, il y a une peau de serpent
Desséchée, une pierre brute.
“Dans l’air chaud d’avril…”
Dans l’air chaud d’avril,
Allongés nus au pied des pins,
Sous l’abri ensoleillé d’une falaise.
Tu t’agenouilles sur moi et je vois
De minuscules empreintes rouges sur tes flancs,
Comme des morsures, là où des pommes de pin
Ont appuyé sur ta peau.
On peut apercevoir les mêmes marques
Incrustées dans le lignite de la falaise
Au-dessus de nous. Sequoia
Langsdorffii avant la période glaciaire,
Et sempervirens de nos jours,
Ce qui ne fait de différence
Qu’en nombre d’années.
Ici, dans la douce et moribonde
Puanteur des fleurs printanières, rejetés,
Deux épaves ensemble,
Sous cet arbre l’espace d’un instant,
Nous avons échappé aux duretés
De l’amour, de l’amour perdu, de l’amour
Trahi. Et ce qui aurait pu être,
Comme ce qui pourrait être, s’évanouit
Pareillement dans ce qui est, pour ne laisser
Que ces idéogrammes
Imprimés sur les immortels
Hydrocarbures de chair et de pierre. »
Kenneth Rexroth
Les constellations d’hiver
Poèmes traduits de l’américain par Joël Cornuault
Bilingue
Librairie La Brèche, 1999
http://librairielabrecheditions.blogspot.com/p/catalogue.html
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vendredi, 15 mai 2020
Kenneth Rexroth, « Deux poèmes »
DR
« Au pied du mont Soratte
L’autre jour, dans des rangées
Inexplorées au fond de la bibliothèque,
Cerné par les volumes sévères
De la Patrologie de Migne,
Debout, je lisais les déchirantes
Plaintes d’Abélard. Soudain,
Je m’aperçus que depuis un moment,
Un parfum doux et léger
M’entourait, très subtil, très chic,
Puis, j’entendis le tintement
De fins bracelets et une respiration
Qui ne cessait de monter et descendre.
Dans l’allée, de l’autre côté,
Un garçon et une fille
Faisaient l’amour dans le coin
Le plus reculé du savoir.
La roue tourne
Tu portais robe de satin et voile de gaze
À présent tu séjournes avec moi en montagne près des cascades.
J’ai lu jadis ces vers que Po Chu Yi*
Composa quand il avait un certain âge.
Ils surent me toucher malgré ma jeunesse.
J’ignorais alors que, à mi-vie,
Une ravissante et jeune danseuse
M’accompagnerait près des chutes de cristal,
Sous les sommets de neige et de granit.
Je savais moins encore qu’elle serait
À la différence de Po, ma propre fille.
La terre tourne vers le soleil.
L’été s’installe sur les cimes.
Des coqs de bruyère bleus tambourinent dans les sapins rouges
Au long des jours lumineux.
Tu piques des plumes de geai bleu et de colapte
Dans tes cheveux.
Deux fois deux hirondelles d’un vert violet
Jouent au-dessus du lac.
Les oiseaux bleus sont revenus
Nicher sur la petite île.
Les hirondelles boivent au vol,
Badinent, zigzaguent, piquent
Et rappellent celles qui virevoltent
Sur le Ponte Vecchio et sous ses arches
Une pluie fine traverse le lac
Dans un léger sifflement. Après l’ondée,
Des vesses de loup géantes, pareilles à des carapaces
De tortues, naissent au bord du pré.
Les neiges de mille hivers
Fondent sous le soleil d’un unique été.
Des cyclamens sauvages éclosent près du ruisseau.
Des truites tournent dans l’eau transparente.
Cris des marmottes, le soir dans les rochers.
Le Scorpion s’enroule sur les champs de glace qui miroitent.
Un moineau nocturne à couronne blanche chante au coucher de lune.
Le tonnerre gronde dans le lointain.
Notre campement, lumière isolée
Au cœur de cents monts et cascades.
Les voix entremêlées de l’eau
Qui chute conversent la nuit durant.
Au chaud dans ton duvet,
Joues et paupières éclairées par les étoiles,
Ton souffle s’abaisse et s’élève
Avec un minuscule nuage dans la nuit gelée.
Dix mille chants d’oiseaux saluent le jour.
Dix mille années tournent inchangées.
Cela fut et ne se retrouvera plus. »
* Po Chu Yi ou Bai Juyi — 772-846 —, aussi appelé L’ermite du Mont parfumé (Note du blogueur)
Kenneth Rexroth
L’automne en Californie
Traduit de l’américain et présenté par Joël Cornuault
Bilingue
Fédérop, 1994
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mercredi, 21 novembre 2018
Joël Cornuault, « Tes prairies tant et plus »
DR
« Que si le temps aux trousses
– vieilles faux
que vous faut-il encore
roses noires squelettes piquants ? –
il reste tant de ces temps
d’allégresse suffisamment douce
pour ne pas nous exploser
tu es faite comme un moineau de cerisier
une moinelette de sorbier –
mais intense assez
pour faire feu à fleur et à fourrure
des quatre fers dans le cœur
cela tient à l’esprit
que tu as distribué
sur nos heures
ton affluence de dons
– tu parles du haut d’un printemps
Dans mon sac à pie tes diamants ont chu
Je l’ai senti si fort hier
ce courant
ce courant de cavalcade
dans le plus grand secret
d’une parfait générosité
et que cette influence
digne des fleurs de jasmin et des perce-neige réunis
est ta création
– belle comme une horloge qui a perdu ses aiguilles
une goutte de parfum sur la nuque à l’attention du fiancé
quand il s’endort contre la fiancée –
ta graine au jardin
dans ce désert
désert de fées
ta veille au grain d’Éden
À longueur de jours nos mille et une nuits »
Joël Cornuault
Tes prairies tant et plus
Dessins de Jean-Marc Scanreigh
Pierre Mainard, 2018
http://pierre-mainard-editions.com/boutique/grands-poemes...
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