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lambert schlechter

  • Un matin, dévaler encore…

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    pour fêter l’anniversaire de mon ami Lambert Schlechter,

    ce 4 décembre 2020

     

    Un matin, dévaler encore, la page & la vie, descendre le pichet de vin du vieux Li Po avec l’ami Shen Fu, toujours boire avec un compagnon & chanter avec lui dès que la lune se lève pour égayer le ciel sans limite comme l’amitié, loin de notre pays natal, vieux camarade, nous essayons de ne pas laisser la tristesse nous envahir, il fait frais, allumons le vieux poêle, le cœur est voyageur, d’est en ouest, de rivière en rivière, cette douceur de vivre près des vignes, tout à côté des forêts, nous avons marché longtemps, songeant à nos amis éparpillés qui sont enfin rentrés chez eux, nos livres se confondent, c’est la voix qui est l’identité du poème

    Claude Chambard

    inédit, extrait de Un matin, en cours

  • Lambert Schlechter, « Piéton sur la voie lactée »

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    © cchambard

     

     

    « à côté de mon oreiller, la nuit, j’écris :

    voilà, il y a eu ce jour-ci, il se termine

     

    jour printanier, soleil & ciel bleu

    ce jour-ci, un jour de ma vie

     

    viendra le jour de demain, j’y vais

    encore un jour de ma vie

     

    je ne sais si c’est le dernier

    ou s’il y en aura encore mille

     

    nuit me prend : dormir pour vivre demain

     

    *

     

    écrire pour préparer le terrain d’écriture

    écrire encore ceci avant de commencer à écrire

     

    écrire vite vite choses simples & banales

    avant d’ouvrir la brèche vers les profondeurs

     

    écrire vite vite les petits rien de la vie

    afin de conjurer le grand tout du néant

     

    écrire le frémissement de l’herbe

    avant de thématiser le frisson de l’existence

     

    balbutier encore & encore : je ne suis pas mort

     

    *

     

    quand les mots ne servent plus

    à marchander les radis ou le bleu du ciel

     

    quand les phrases renoncent

    à commenter les tribulations du moi

     

    quand le langage n’est plus utile à rien

    sauf à baliser sans fin un domaine sans nom

     

    quand les mots soudain te chaotisent

    tout ce que tu croyais savoir & connaître

     

    c’est ce que tu demandes au poème : du vertige »

     

     

    Lambert Schlechter

    Piéton sur la voie lactée – Petites parleries au fil des jours

    Avec des dessins d’Anne Weyer

    Phi, 2012

    http://www.editionsphi.lu/fr/francais/353-schlechter-lambert-pieton-sur-la-voie-lactee.html

  • Lambert Schlechter, « Une mite sous la semelle du Titien »

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    © claude chambard

     

    « 86.

    Menus faits & gestes que je note consciencieusement jour après jour dans un cahier spécial, je me dis que c’est inutile que je les note, ça n’a aucun sens que je les note, ça ne mène à rien que je les note, c’est des événements dans la vie si menus si minuscules si dérisoires que c’est pas des événements et ainsi les journées passent, jour après jour, sans que rien n’arrive, rien de mémorable, littéralement rien de notable, et pourtant, me dis-je, les Des Forêts et les Tu Fu ont fait ça aussi, va savoir ce qui les a pris de faire ça, puis je me dis que moi, chez eux, j’apprécie qu’ils aient fait ça, noter le pas notable, il n’y a rien de notable quand il fait ciel bleu, et ils notent qu’il fait ciel bleu, qu’il fait ciel gris, noter qu’à midi la sirène a retenti, qu’un tracteur est passé avec une remorque où s’entassent des récipients pour les grappes vendangées, et Tu Fu fait une allusion à la réalité de son trépas, et aussi laisser le membre s’ériger, et savourer ça, et le manuéliser jusqu’à la jouissance, comme s’il y avait là un rapport avec la réalité du trépas, et ainsi jour après jour noter les notes du jour sans que cela ne mène à rien, c’est juste des menus moments de résistance, élémentaire & légitime plaisir d’exister. »

     

    Lambert Schlechter

    Une mite sous la semelle du Titien le Murmure du monde 7

    Tinbad, 2018

    https://www.editionstinbad.com/

  • Lambert Schlechter, « Monsieur Pinget saisit le râteau et traverse le potager »

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    © :CChambard

     

     

    « Passent les images que je fixe & fige au fil des pages de ma chronique des jours ininterrompue, image extraite du recueil chinois “Jardin du grain de moutarde” (1679), collines et montagnes au bord d’un lac, et au premier plan quelques arbres, des pins, à l’ombre desquels se niche une cabane sur pilotis au-dessus de l’eau, assis à une grande fenêtre, un personnage qui semble regarder au loin, assis comme pensant à quelque chose mais en fait ne pensant à rien, j’absorbe librement la bonté de la nature, écrit Su Tung Po (1037-1101), parfois moi aussi je note des pensées, la nuit dernière dans ma cabane au milieu du jardin, à Cuernavaca, j’avais noté sur un coin de feuillet : pourquoi ajouter encore du faire à l’être ?, pendant des jours & des jours je n’écris rien, puis vient une pensée, la nuit, et je la note sur un coin de feuillet posé à côté de mon oreiller,

     

    et le matin, au tout premier rayon de soleil, dehors sur la table de travail, je transvase ma pensée de la nuit dans ma chronique des jours, le minuscule personnage dans la cabane sur pilotis avait peut-être des pensées comparables, et il m’a plu d’imaginer que c’était Su Tung Po, amaryllis mexicaine rouge vif devant un pan de mur blanc, dans des cahiers et des fichiers, de façon éparse, je retrouve des épisodes de nos embrassements, écrits dans un style non proustien, elle me dit : il serait temps que tu passes à autre chose, elle est passée à autre chose, mais je ne sais à quelle autre chose elle est passée, le personnage dans la cabane sur pilotis est sans doute un vieillard, Su Tung Po est mort à soixante-quatre ans, au tout début du XIIe siècle, est-on vieillard à soixante-quatre ans, comment savoir, je ne pense pas qu’on soit vieillard à soixante-quatre ans, je ne sais pas à quel âge on devient vieillard, quand j’avais cet âge là, je ne disais pas de moi que j’étais vieillard, et aujourd’hui, dix ans plus tard, je ne dis toujours pas que je suis vieillard, il faudrait qu’un jour je me résigne à dire que je suis vieillard,

     

    en attendant je réfléchis sur la vieillesse, je demande aussi l’avis d’autrui, je suis très attentif aux mots vieillard et vieillesse dans les textes que je lis, je suis attentif à l’âge des auteurs que j’aime & que je lis, je note que Jim Harrisson a soixante-quatorze ans quand paraît en 2011 son recueil “Songs of Unreason”, et il continue à écrire…

    Extraits du chapitre 25, parties 1 & 2, début de la partie 3

     

    Lambert Schlechter

    Monsieur Pinget saisit le râteau et traverse le potager

    « Le murmure du monde, 6 »

    Phi, 2017

    http://www.editionsphi.lu/home/416-lambert-schlechter-monsieur-pinget-saisit-le-rateau-et-traverse-le-potager.html

  • Lambert Schlechter, « Inévitables bifurcations »

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    © : cchambard

     

    « étourdi mais pas ivre / solitaire mais pas fou, mots que j’avais calligraphiés en grands caractères chinois sur un panneau que j’avais cloué sur la porte d’entrée de mon logis provençal en 1991, mots de Su Tung Po écrits à la fin du XIe siècle, Jim Harrisson est mon aîné de cinq ans, j’aime le fréquenter, viens d’acquérir ses derniers poèmes, écrits en 2009 et 2010, il écrit : je suis un vieux môme, et il feuillette, infiniment mélancolique, les pages de Su Tung Po que moi aussi je feuillette depuis vingt-cinq ans, depuis avril 1988, à côté de certains poèmes j’ai mis une dizaine de dates, le 6 août 1990, mon fils (il avait sept ans) était venu me voir pendant que je lisais dans notre maison provençale, je lui traduis le poème que Su a écrit le 14e jour du 12e mois de l’année 1063, dans le crépuscule seuls les corbeaux connaissent mon sentiment / bruyamment ils s’envolent, mille flocons tombent des branches froides, dix minutes plus tard mon fils revient : dis-moi le poème encore une fois, Jim Harrisson, à 70 ans, écrit une séquence de poèmes qu’il intitule “Onze aubes avec Su Tung Po”, dans le premier poème il cite un vers du poète chinois : je suis un cheval fatigué / débarrassé de son harnais, et dans le dernier texte il note : Su Tung Po est mort, mais je continue / de lui parler comme à mon père / décédé voilà cinquante ans, dans la brume matinale du premier jour de l’automne je lis & relis les poèmes infiniment mélancoliques du vieux Jim, éphémère mais intense unisson avec notre ami venu de l’an mil, comme disait Caude Roy, la vie va la mort vient, tout compte & rien n’importe, quand passera mon fils un de ces jours (il va avoir trente ans), je lui ressortirai le poème de Su, je ne pense pas qu’il se souvienne, ci & là nous laissons une petite trace dans la mémoire, une chétive empreinte sur le papier, quelques syllabes, pattes de mouche, tout cela est si évanescent et passager, tout cela est déjà en train de se dissoudre, mais voilà que quelques vers de Su Tung Po traversent dix siècles pour atterrir sur ma page, appuyé sur ma canne, je regarde les choses se transformer / je contemple aussi ma vie / dix mille choses, chacune vient en son moment / ma vie, jour après jour, se précipite…, la brume du matin a fini par se lever, et par une brèche dans les nuages quelques rayons soleilleux passent pour faire sourire un peu les dernières trémières »

     

    Lambert Schlechter

    Inévitables bifurcationsle Murmure du monde 4

    Les doigts dans la prose, 2016

    http://www.lesdoigtsdanslaprose.fr/

  • Lambert Schlechter, « La théorie de l’univers »

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    « XXXV

     

    la vie est venue et avait tes yeux

    j’écrivais ces mots, j’étais si heureux

     

     c’est le jour où le voisin est venu

    avec la scie pour couper la glycine

     

    c’est un énergumène hébété

    tout bossu d’âme et tout manchot de cœur

     

    c’est une mauvaise herbe qu’on arrache

    et qui se décompose à vue d’œil

     

    voici la cascade des métaphores

    la chute la culbute le naufrage

     

     

    CXII

     

    l’Aimée qui ne veut plus être amante

    et l’amante qui veut être aimée

     

    c’est une histoire cassée, j’en ramasse

    les débris, sans pouvoir les recoller

     

    désir, curiosité — même geste

    ouvrir le livre comme ouvrir la femme

     

    grammaticalement ce qu’on appelle

    le futur posthume : tu m’auras aimé

     

    un jour d’été sans que je m’y attende

    j’ai reçu un avis de désamour »

     

     Lambert Schlechter
    La théorie de l’univers,
    distiques décasyllabiques
    Éditions Phi, 2015

  • Lambert Schlechter, « Éloge de la hache »

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    photo © cchambard. Lambert Schlechter à Eschweiler, octobre 2014

     

    « Comment peut-on vivre sans lire ?

    *

    Pages reliées ensemble en fascicules pour former un livre, le texte comme absolue exception parmi les préoccupations des hommes, le geste d’ouvrir un livre : irrépérable invisible inexistant, l’activité de lire n’a presque jamais eu lieu, il faut chasser le gibier, labourer la terre, puiser de l’eau, il faut sauver sa peau, il faut de jour en jour survivre, il y a le soleil qui brûle, il y a la terre qui gèle, il faut ramasser du bois, il faut essayer de faire du feu, il faut se protéger contre la pluie, être chaque matin à son poste, faire ses courses, de temps en temps un rapide coït, et tourne le manège frénétique des naissances & des décès, il faut enterrer les morts, et des paroles circulent, aussitôt dissoutes, les corps s’immobilisent, les corps pourrissent, au XVIIe siècle, pendant la nuit, Spinoza écrit son livre, quelques-uns au cours des siècles feront le geste d’ouvrir son livre, quelques-uns passeront des heures & des heures devant ses pages, pendant que tourne, effréné, le manège des naissances & des décès.

    *

    Dans une lettre à son ami Terentius Varro, Cicéron écrit : Pour peu que nous ayons un jardin à côté de notre bibliothèque, — c’est-à-dire des fleurs et des livres, — il ne manquera rien à notre bonheur…

    *

    On peut (très) (bien) vivre sans lire. La preuve : neuf dixièmes de l’humanité vivent sans lire. Quand j’entre dans une maison, et que je ne vois pas le plus vite possible une étagère avec des livres, j’ai le vertige — et je me demande : mais à quoi ces gens passent-ils leur temps… ? Mais qui suis-je pour poser une telle question ? Il y a mille manières de passer son temps, le temps de la vie. Le temps de ma vie est ponctué, jour après jour, par la lecture — depuis soixante ans. »

     

    Lambert Schlechter

    Éloge de la hache

    inédit à paraitre en juillet 2015 dans le livre collectif

    Lire c'est vivre plus

    sous la direction de Claude Chambard

    L'Escampette

     

    Notre ami Lambert Schlechter vient de perdre en une nuit sa maison et la quasi intégralité de sa bibliothèque, de ses manuscrits, de ses biens. Ses mains sont brûlées gravement. Il y a quelques jours nous avons reçu son texte pour un livre collectif à paraître en juillet, Lire c'est vivre plus. En voici un extrait pour le saluer, pour l'accompagner, fraternellement.

  • Lambert Schlechter, « Ruine de parole »

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    © : Claude Chambard

     

    « ta mort m’a jeté

    dans le domaine du définitif

     

    l’absolu n’est plus un concept

    mais le foyer même de la vie

     

    le vide le rien

    pendant qu’au jour le jour je vis

     

    (c’est pourquoi je n’écris pas un roman :

    il faudrait inventer)

     

    (c’est pourquoi je n’écris pas un traité philosophique :

    il faudrait penser)

     

    *

     

    ne pas pouvoir quitter

    par le souvenir

    le temps de la maladie comme si le malheur

    nous avait soudés davantage

    que le temps du bonheur

     

    *

     

    je me suis interdit

    (n’ai pas pu)

    (n’ai pas voulu)

    dire tu à ma femme morte

     

    avais peur de perdre la raison

    et maintenant cette sorte d’illusion

    qu’elle pourrait encore me répondre

     

    me confronter sans concession au néant

     

    n’y a pas consolation

     

    nous avons vécu l’amour

    le bonheur le plaisir le malheur la souffrance

    la mort

    c’est tout »

     

    Lambert Schlechter

    Ruine de parole

    Phi, en coédition avec Écrits des forges & L’Arbre à paroles, 1993

  • Lambert Schlechter, « Le silence inutile »

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    « Le dix-huitième jour du septième mois de l’année passée j’avais terminé la première lecture ; je lisais les tous premiers poèmes, ceux que tu écrivis à Tan Chow, en 1101, l’année de ta mort. Mon cœur ressemble déjà à la cendre de bois / mon corps à une barque sans amarre. J’avais mis à lire tout le livre exactement trois mois, ce qui fait en gros un poème par jour : n’est-ce pas trop vite ? Maintenant j’ai ta voix dans mes oreilles et tes poèmes j’y retourne lune après lune. Le dix-huitième jour du septième mois, c’était aussi l’anniversaire de ma femme, le dernier. Trente-huit ans. Tes poèmes, je les lisais soir après soir, le long d’elle allongé. Vieil ami, te voilà au courant, ne sois donc pas soucieux.

    Lettre à Su Tung Po, 30 04 89

     

    Me voyant marcher sur ce sentier, elle pleurerait. En janvier, comme moi, elle a dû y penser, elle a dû me voir seul marcher sur ce sentier, un jour, bientôt. Nous parlions peu, presque pas, j’avais mon bras autour de son épaule. Il y avait grand vent. Un vent exagéré. Soudain elle s’arrêta, vint contre moi, pleura. Nous restions ainsi, immobiles, muets, et alentour les arbustes criaient. Et le vent soufflait : je suis le présage, je suis le malheur. Je disais : ne pleure pas, je ne sais ce que j’ai dit encore. Je crois que je n’ai rien dit d’autre.

    30 04 89

     

    Soudain, après deux mois, c’était un dimanche, dernier jour du quatrième mois, l’encre s’est mise à couler, j’ai écrit. Et maintenant j’écris. Je ne sais pas encore ce que j’écris. Des mots se sont accumulés, le barrage s’est rempli, puis rompu. Et maintenant ça coule ; j’écris ce qui coule. Je ne contrôle ni ne calcule. Les mots viennent tout seuls. Le ton aussi. Je laisse faire. Fieri sentio. De petits mots, de petites phrases, de petites notes pour un petit livre. Le livre de toujours. Une femme  une vie  un amour. Et un seul lecteur, moi. Et un deuxième, troisième, peut-être. Mais ce livre, lecteur, n’est pas à ta merci.

    01 05 89 »

     

     Lambert Schlechter

     Le silence inutile

     Éditions Phi, 1991

     Rééd. La Table Ronde, 1996

  • Lambert Schlechter, « Pieds de mouche »

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    photographie © Sophie Chambard

     

    « — 001 —

    Ce n’est rien, presque rien, rien qu’un murmure murmurant dans la pénombre ; petites berceuses contre la mort, sans musique, et des paroles à peine, berceuses pour le sommeil si le sommeil doit venir, si la nuit n’est pas trop grande, mais la nuit grande est là, immobile et à l’affût, prête à tout avaler. Ce n’est pas un cri, ce n’est rien, presque rien, rien qu’un murmurement, un bercement à peine avant la culbute.

     

    — 002 —

    Jamais les feuilles n’avaient mis autant de temps à partir, c’était un automne à seize degrés pendant plusieurs semaines. Les bouleaux surtout ont tardé à se défeuiller. Une étoffe aérienne qui habillerait un squelette. C’est en automne, surtout, que l’on sent qu’il faut dire les saisons, que l’on croit qu’il faut écrire un livre. Alors je me mets à dire la transparence des bouleaux. Feuilles d’automne qui seront celles d’un nouveau livre.

     

    — 003 —

    Le réveil, si loin qu’il m’en souvienne, n’a jamais, presque jamais, été le réveil ; presque jamais, c’est-à-dire neuf ou dix fois en quarante ans. Chaque matin c’est le jour qui cravache le corps ; et jour après jour le corps ne veut pas. Les horaires du jour ne sont pas les rythmes du corps, le corps est bousculé de syncope en syncope, jusqu’à la dernière — et tous les horaires sont enfin et sans merci réfutés. 

     

    — 004 —

    Montale, me dit-on, fit à Paris il y a quelque trente-cinq ans une intervention sur la solitude de l’artiste. Texte introuvable. J’écrirai sur la solitude de l’artiste et ensuite partirai à la recherche du texte de Montale. Pour voir. La solitude ? L’artiste ? L’artiste façonne son objet, poème roman tableau statue sonate, sans doute pour dire (mais à qui ?) : me voici, me vois-tu ? »

     

     Lambert Schlechter

     Pieds de mouche

     Éditions Phi, 1990

  • Lambert Schlechter, « La trame des jours »

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    Lambert Schlechter sur le marché de Chauvigny le 4 mai 2013 © : C. Chambard

     

    « En été, les corolles du lotus se ferment le soir pour se rouvrir à l’aurore. Chen Fou raconte que Yun, sa femme, avait coutume d’enfermer une pincée de thé dans un sachet de gaze qu’elle plaçait au cœur de la fleur. Elle le reprenait le lendemain matin, et le thé ainsi préparé, à l’aide d’eau de pluie réservée à cet usage, avait un parfum d’une exquise délicatesse.*

     

    Chen Fou et Yun, à une table un peu plus loin ; tendres et souriants, buvant côte à côte un thé très chaud. Yun prend la tasse dans deux mains et boit de petites gorgées. Elle se tient très droite, cela met en valeur ses jolis seins. Chen a des lunettes assez fortes, fume, regarde Yun, sourit. Yun a des tresses qui partent du haut de la tempe vers la nuque où elles sont ramassées avec un nœud de tissu gris. Je regarde Chen & Yun — et je suis heureux qu’ils soient heureux. Quand ils font l’amour, ils sont calmes et tendres. (à l’aéroport de Londres) [Cahier Terminal Two’, octobre 1993, note N° 7] »

     

    *Chen Fou, Récits d’une vie fugitive, Gallimard, Connaissance de l’Orient, dans le chapitre Les petits agréments de l’existence

     

     Lambert Schlechter

     La Trame des jours —Le Murmure du monde 2

     Éditions des Vanneaux, 2010

     

     Lire du même auteur, Lettres à Chen Fou, L’Escampette, 2011

  • Christine Lavant

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    « Qu’il est bon que je sois cachée

    et plus jamais ne sois visible.

    Mon amande — en discorde avec la terre —

    est montée de son plein gré dans la lune :

    lors tu peux dormir sur tes deux oreilles.

    Le lieu où nous nous sommes rencontrés

    n’a jamais été vraiment dans le temps.

    Pardonne-moi ce savoir

    — pelure de la solitude.

    Peut-être que, malgré cela, ton oreiller

    est parfois au toucher comme couvert de rosée,

    peut-être que, du haut de son perchoir,

    le coq t’annonce de sa voix souvent trop perçante

    qu’à nouveau le matin se lève, clair

    comme le verre, au-dessus de ton toit,

    quand toi, tu es très faible

    et défait d’avoir veillé ?

    Je ne suis pas celle qui lors te tourmente,

    je suis la servante qui pèle des pommes

    dans la lune et n’en mange aucune. »

     

     

    Christine Lavant

     « L’Écuelle du mendiant »

    in Un art comme le mien n’est que vie mutilée

     Poèmes choisis, présentés et traduits de l’allemand (Autriche)

    par François Mathieu

     Lignes, 2009


     Merci à Lambert Schlechter, ici en compagnie de Christine Lavant, début des années 70