vendredi, 12 février 2021
Gustave Roud, « Le bois-gentil »
photogramme du film de Michel Soutter, Gustave Roud, poète, 1965
« Un petit arbuste aux lisières des forêts, aux pentes des ravins, parmi les broussailles des clairières, dans les jeunes plantations de hêtres et de sapins. Mais pour le promeneur d’avant-printemps, qui se repose sur la souche humide et ronde, couleur d’orange, des fûts fraîchement sciés, ce n’est tout d’abord qu’une gorgée d’odeur aussi puissante qu’un appel. Il se retourne : là, parmi le réseau des ramilles, à la hauteur de son genou, ces deux ou trois taches roses, d’un rose vineux, le bois-gentil en fleur ! Qu’il défasse délicatement les branches enchevêtrées, qu’il se penche sur l’arbrisseau sans en tirer à lui les tiges, car un geste brusque ferait choir les fleurs rangées en épi lâche, par petits bouquets irréguliers à même l’écorce lisse d’un gris touché de beige. Chacune, à l’extrémité d’une gorge tubulaire, épanouit une croix de quatre pétales charnus, modelés dans une cire grenue et translucide, dont les étamines aiguisent le rose, au centre de la croix, d’un imperceptible pointillis d’or. Et de chacune pleut goute à goutte ce parfum épais et sucré comme un miel où chancelante encore de l’interminable hiver s’englue irrésistiblement la pensée.
Mais qu’il tienne couteau en poche, celui qui voudrait cueillir le bois-gentil ! À tenter de le rompre avec ses seuls doigts, il ne parvient qu’à déraciner toute la plante ou sinon, c’est une baguette nue qui lui reste dans la main, avec des lanières de tenace écorce déchirée et leur odeur vireuse, comme celle de certains champignons mortels.
Gustave Roud
Les fleurs et les saisons
Photographies de l’auteur
Édition préparée et postfacée par Philippe Jaccottet
La Dogana, 1991
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lundi, 28 mai 2018
Fabio Pusterla, « Le merle »
DR
« À la clarté de l’aube
s’il siffle,
et si le jour n’est pas plus
qu’une fente grise à l’intérieur du froid,
personne ne peut l’entendre : dans le garage
il fait encore nuit. Sursauts de tôle,
sporadiques. Drapeaux bleus immobiles.
Sur la glace,
un souffle de vent passe, presque un frisson,
un câble d’acier bat. Et s’il fouille
dans le noir des plumes avec le bec, s’il cherche
entre les cailloux une miette, un fil d’herbe verte
peinant dans la fissure,
regarde-le, regarde mieux : voilà, un moteur
tousse derrière le coin,
l’épuisement dure, ponctuel, opiniâtre. Mais le merle
sautille, lève la tête,
s’envole. »
Fabio Pusterla
Deux rives
Traduit de l’italien par Béatrice de Jurquet & Philippe Jaccottet
Préface de Béatrice de Jurquet
Postface de l’auteur
Bilingue
Coll. D’une voix l’autre, Cheyne, 2002
http://www.cheyne-editeur.com/index.php/d-une-voix-l-autr...
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dimanche, 13 août 2017
Philippe Jaccottet, « Bois et blés »
DR
« L’ombre, le blé, le champ, et ce qu’il y a sous la terre. Je cherche le chemin du centre, où tout s’apaise et s’arrête. Je crois que ces choses qui me touchent en sont plus proches.
Une barque sombre, chargée d’une cargaison de blé. Que j’y monte, que je me mêle aux gerbes et qu’elle me fasse descendre l’obscur fleuve ! Grange qui bouge sur les eaux.
J’embarque sans mot dire ; je ne sais pas où nous glissons, tous feux éteints. Je n’ai plus besoin du livre : l’eau conduit.
À la dérive.
Or, rien ne s’éloigne, rien ne voyage. C’est une étendue qui chauffe et qui éclaire encore après que la nuit est tombée. On a envie de tendre les mains au-dessus du champ pour se chauffer.
(Une chaleur si intense qu’elle n’est plus rouge, qu’elle prend la couleur de la neige.)
On est dans le calme, dans le chaud. Devant l’âtre. Les arbres sont couverts de suie. Les huppes dorment. On tend au feu des mains déjà ridées, tachées. Les enfants, tout à coup, ne parlent plus.
C’est juste ce qu’il faut d’or pour attacher le jour à la nuit, cette ombre (ou ici cette lumière) qu’il faut que les choses portent l’une sur l’autre pour tenir toutes ensemble sans déchirure. C’est le travail de la terre endormie, une lampe qui ne sera pas éteinte avant que nous soyons passés. »
Philippe Jaccottet
Paysages avec figures absentes
Gallimard, 1970, revue et augmentée en 1976, rééd. Poésie/Gallimard, 2006
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