lundi, 30 mai 2011
Bernard Collin, "Une espèce de peau mince"
« 21.11
vous n’avez jamais tiré de lignes aussi droites, retour à bord, dimanche fin d’après-midi, la plus belle et la plus bleue et la plus froide journée, la même journée qu’hier et avant-hier, les trois n’en faisant qu’une et la même carafe entamée sur la table ronde, la quantité d’un verre d’eau qu’il avait bu, avant de sortir, descendre à terre, rien n’a bougé, une pièce a été ajoutée, une tenue de combat verte et trois grandes serviettes ou un drap pour le transport, je viens vous couper les cils, en haut seulement, les cils supérieurs gauches qui tiennent à la paupière et on passe dessus un produit marron, et membrane produit des sons, d’où le rapport entre le corps de la phrase, déchiffrer la musique et ceci, il faudra que vous ayez fait votre toilette pour 8 h et demie, l’opéra s’allume, reste allumé trente secondes, s’éteint, mauvais fonctionnement ou neige ou scène du monument recherchée, spectacle comme l’éclairage d’une pharmacie française avec la croix verte qui s’allume se dilate et s’éteint, vous me copierez mille lignes avant l’opération, ne pas oublier qu’il n’a pas de caractère, le chant a des membres, si la musique est plus divisée que le langage, un chant organisé, un chant articulé, on lirait facilement ce qu’il écrit, parle de l’écriture, il n’est pas toujours compris quand il s’exprime, parle et rien à écouter, rien que je comprenne, écouter c’est perdre son temps, rien à apprendre, perdre son temps, il faut perdre sa vie, rien de solide par là, et si c’est drôle il n’y a pas de preuve, je n’ai pas compris, le verre tremble plus fort sur la table, et la carafe maintenant presque vide, ou le bras de plus en plus lourd en s’appuyant, demander si à jeun c’est sans boire, quand la carafe sera sèche ce sera l’heure de se coucher, je pense à Li. à W. la dernière représentation hier à côté à vol d’oiseau, la peau préparée pour écrire, les cils rasés les yeux grandissent, les yeux sont plus grands, 22, »
Bernard Collin
Une espèce de peau mince
Michel Chandeigne, 1995
17:18 Publié dans Écrivains | Lien permanent | Tags : bernard collin, une espèce de peau mince, chandeigne
dimanche, 08 mai 2011
Emmanuel Hocquard, "Les Coquelicots"
des espaces qui ne communiquent pas
Un jour, enfant, au cours d’une promenade estivale dans la campagne en fin d’après-midi, j’ai vu des coquelicots en bordure d’un champ, au bout d’une petite route, quelque part entre la Villa Harris et le Cap Malabata.
En dépit de sa banalité, l’impression que m’a laissée cette vision est l’une des plus fortes qu’il m’ait jamais été donné d’éprouver. Chaque fois que je vois des coquelicots, c’est cette image qui revient me faire battre le cœur.
Coquelicot : onomatopée du cri du coq (coquerico, cocorico). Petit pavot sauvage à fleur d’un rouge vif, ainsi nommé par référence à la couleur de la crête du coq.
L’émotion (la sensation, aurait dit Matisse) contient tout. Les circonstances ne l’expliquent pas ; ce sont elles, au contraire, qui se trouvent mises en question.
C’était quelque part au début d’un été. Coquelicots contiennent été et quelque part.
Que dire de l’impression ressentie alors ? Ni surprise, ni étonnement, ni joie particulière. Juste une légère sensation d’étrangeté. De décalage. Rien d’autre.
Un été. Nulle part. Loin de. À l’écart. Un champ quelconque. Pas d’arbres. Personne. Pas de voix. La petite route — pas un chemin — menant à ce champ et tournant en u pour revenir sur elle-même.
La route des coquelicots.
Aujourd’hui elle n’existe plus. Le champ non plus.
Reste l’image des coquelicots.
L’étrangeté.
La solitude.
Emmanuel Hocquard
Les coquelicots. une grammaire de tanger iii
Centre international de poésie Marseille,
coll. ‘“Le Refuge en Méditerranée”’
avril 2011
60 p. ; ill. ; 10 € www.cipmarseille.com
12:59 Publié dans Écrivains, Livre | Lien permanent | Tags : emmanuel hocquard, cipm, tanger
lundi, 02 mai 2011
William Carlos Williams, "Paterson"
« Le feu brûle; c’est la première loi.
Quand le vent l’attise, les flammes
s’étendent alentour. La parole
attise les flammes. Tout a été combiné
pour qu’écrire vous
consume, et non seulement de l’intérieur.
En soi, écrire n’est rien; se mettre
En condition d’écrire (c’est là
qu’on est possédé) c’est résoudre 90%
du problème : par la séduction
ou à la force des bras. L’écriture
devrait nous délivrer, nous
délivrer de ce qui, alors
que nous progressons, devient--un feu,
un feu destructeur. Car l’écriture
vous assaille aussi, et on doit
trouver le moyen de la neutraliser--si possible
à la racine. C’est pourquoi,
pour écrire, faut-il avant tout (à 90%)
vivre. Les gens y
veillent, non pas en réfléchissant mais
par une sous-réflexion (ils veulent
être aveugles pour mieux pouvoir
dire : Nous sommes fiers de vous!
Quel don extraordinaire! Comment trouvez-
vous le temps nécessaire, vous
qui êtes si occupé? Ça doit être
merveilleux d’avoir un tel passe-temps.
Mais vous avez toujours été un enfant
bizarre. Comment va votre mère?)
--La violence du cyclone, le feu,
le déluge de plomb et enfin
le prix--
Votre père était si gentil.
Je me souviens très bien de lui.
Ou : Crénom, Docteur, je suppose que c’est très bien
Mais qu’est-ce que ça peut bien vouloir dire?
[…]
(en respirant dans les livres)
les vapeurs âcres,
pour parvenir à déchiffrer
faussant le sens pour détecter la norme, pour
traverser le crâne de l’habitude
et atteindre un lieu d’où la tendresse
les femmes et les enfants sont exclus — une tendresse
pour ce qui brûle
[…]
Essoufflée, en toute hâte,
la multiple nuit (des livres) se lève! se lève
et entonne (une fois encore) sa chanson, en attendant le
déshonneur de l’aube
[…] Ça ne durera pas toujours,
aux abords de l’immense mer, l’immense, immense
mer, balayée par les vents, la “mer de vin sombre”
Un cyclotron, une criblure
Et là,
dans le silence du tabac : dans le tipi ils sont étendus
en tas (un tas de livres)
antagonistes,
et rêvent de
tendresse--ils ne peuvent pénétrer, ne peuvent
secouer la malice du silence (ça les forcerait à
bouger) mais ils demeurent--des livres
c’est-à-dire, hommes de l’enfer,
qu’ils règnent sur la vie qui s’achève.
On me demande d’être clair. Oh clair! Clair!
Quoi de plus clair, entre tout, que
rien n’est moins clair, entre un homme et
son écriture, que de savoir qui est l’homme et
quoi l’écriture, et lequel des deux a
le plus de valeur »
William Carlos Williams
Paterson
Traduit de l’américain par Yves di Manno
Flammarion, coll. Textes, 1981, rééd. José Corti, coll. Série américaine, 2005
Cet extrait est fidèle à l’édition originale française de 1981. La ponctuation particulière a été respectée. Les parties entre […] sont dans le livre narratives et interrompent régulièrement le poème. Il m’a semblé judicieux de donner ce poème sur l’écriture sans ces coupures. Il ne reste plus qu’à lire l’intégralité de cet immense livre.
14:44 Publié dans Écrivains | Lien permanent | Tags : william carlos williams, paterson, yves di manno