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  • Bernard Collin, "Une espèce de peau mince"

    Bernard Collin, une espèce de peau mince, chandeigne

    « 21.11


    vous n’avez jamais tiré de lignes aussi droites, retour à bord, dimanche fin d’après-midi, la plus belle et la plus bleue et la plus froide journée, la même journée qu’hier et avant-hier, les trois n’en faisant qu’une et la même carafe entamée sur la table ronde, la quantité d’un verre d’eau qu’il avait bu, avant de sortir, descendre à terre, rien n’a bougé, une pièce a été ajoutée, une tenue de combat verte et trois grandes serviettes ou un drap pour le transport, je viens vous couper les cils, en haut seulement, les cils supérieurs gauches qui tiennent à la paupière et on passe dessus un produit marron, et membrane produit des sons, d’où le rapport entre le corps de la phrase, déchiffrer la musique et ceci, il faudra que vous ayez fait votre toilette pour 8 h et demie, l’opéra s’allume, reste allumé trente secondes, s’éteint, mauvais fonctionnement ou neige ou scène du monument recherchée, spectacle comme l’éclairage d’une pharmacie française avec la croix verte qui s’allume se dilate et s’éteint, vous me copierez mille lignes avant l’opération, ne pas oublier qu’il n’a pas de caractère, le chant a des membres, si la musique est plus divisée que le langage, un chant organisé, un chant articulé, on lirait facilement ce qu’il écrit, parle de l’écriture, il n’est pas toujours compris quand il s’exprime, parle et rien à écouter, rien que je comprenne, écouter c’est perdre son temps, rien à apprendre, perdre son temps, il faut perdre sa vie, rien de solide par là, et si c’est drôle il n’y a pas de preuve, je n’ai pas compris, le verre tremble plus fort sur la table, et la carafe maintenant presque vide, ou le bras de plus en plus lourd en s’appuyant, demander si à jeun c’est sans boire, quand la carafe sera sèche ce sera l’heure de se coucher, je pense à Li. à W. la dernière représentation hier à côté à vol d’oiseau, la peau préparée pour écrire, les cils rasés les yeux grandissent, les yeux sont plus grands, 22, »

     

    Bernard Collin

    Une espèce de peau mince

    Michel Chandeigne, 1995

     

     

  • Emmanuel Hocquard, "Les Coquelicots"

    des espaces qui ne communiquent pas

     

    Un jour, enfant, au cours d’une promenade estivale dans la campagne en fin d’après-midi, j’ai vu des coquelicots en bordure d’un champ, au bout d’une petite route, quelque part entre la Villa Harris et le Cap Malabata.

     

    En dépit de sa banalité, l’impression que m’a laissée cette vision est l’une des plus fortes qu’il m’ait jamais été donné d’éprouver. Chaque fois que je vois des coquelicots, c’est cette image qui revient me faire battre le cœur.

     

    Coquelicot : onomatopée du cri du coq (coquerico, cocorico). Petit pavot sauvage à fleur d’un rouge vif, ainsi nommé par référence à la couleur de la crête du coq.

     

    L’émotion (la sensation, aurait dit Matisse) contient tout. Les circonstances ne l’expliquent pas ; ce sont elles, au contraire, qui se trouvent mises en question.

     

    C’était quelque part au début d’un été. Coquelicots contiennent été et quelque part.

     

    Que dire  de l’impression ressentie alors ? Ni surprise, ni étonnement, ni joie particulière. Juste une légère sensation d’étrangeté. De décalage. Rien d’autre.

     

    Un été. Nulle part. Loin de. À l’écart. Un champ quelconque. Pas d’arbres. Personne. Pas de voix. La petite route — pas un chemin — menant à ce champ et tournant en u pour revenir sur elle-même.

     

    La route des coquelicots.

     

    Aujourd’hui elle n’existe plus. Le champ non plus.

     

    Reste l’image des coquelicots.

     

    L’étrangeté.

     

    La solitude.

     

    Emmanuel Hocquard,CIPM,TangerEmmanuel Hocquard

    Les coquelicots. une grammaire de tanger iii

    Centre international de poésie Marseille,

    coll. ‘“Le Refuge en Méditerranée”’

    avril 2011

    60 p. ; ill. ; 10 € www.cipmarseille.com

  • William Carlos Williams, "Paterson"

    Williams_WilliamCarlos470.jpg« Le feu brûle; c’est la première loi.

    Quand le vent l’attise, les flammes

     

    s’étendent alentour. La parole

    attise les flammes. Tout a été combiné

     

    pour qu’écrire vous

    consume, et non seulement de l’intérieur.

     

    En soi, écrire n’est rien; se mettre

    En condition d’écrire (c’est là

     

    qu’on est possédé) c’est résoudre 90%

    du problème : par la séduction

     

    ou à la force des bras. L’écriture

    devrait nous délivrer, nous

     

    délivrer de ce qui, alors

    que nous progressons, devient--un feu,

     

    un feu destructeur. Car l’écriture

    vous assaille aussi, et on doit

     

    trouver le moyen de la neutraliser--si possible

    à la racine. C’est pourquoi,

     

    pour écrire, faut-il avant tout (à 90%)

    vivre. Les gens y

     

    veillent, non pas en réfléchissant mais

    par une sous-réflexion (ils veulent

     

    être aveugles pour mieux pouvoir

    dire : Nous sommes fiers de vous!

     

    Quel don extraordinaire! Comment trouvez-

    vous le temps nécessaire, vous

     

    qui êtes si occupé? Ça doit être

    merveilleux d’avoir un tel passe-temps.

     

    Mais vous avez toujours été un enfant

    bizarre. Comment va votre mère?)

     

    --La violence du cyclone, le feu,

    le déluge de plomb et enfin

    le prix--

     

    Votre père était si gentil.

    Je me souviens très bien de lui.

     

    Ou : Crénom, Docteur, je suppose que c’est très bien

    Mais qu’est-ce que ça peut bien vouloir dire?

    […]

                                                    (en respirant dans les livres)

    les vapeurs âcres,

                                    pour parvenir à déchiffrer

    faussant le sens pour détecter la norme, pour

    traverser le crâne de l’habitude

                                     et atteindre un lieu d’où la tendresse

    les femmes et les enfants sont exclus — une tendresse

    pour ce qui brûle

    […]

    Essoufflée, en toute hâte,

    la multiple nuit (des livres) se lève! se lève

    et entonne (une fois encore) sa chanson, en attendant le

    déshonneur de l’aube

    […]                                                Ça ne durera pas toujours,

    aux abords de l’immense mer, l’immense, immense

    mer, balayée par les vents, la “mer de vin sombre”

     

    Un cyclotron, une criblure

     

                              Et là,

    dans le silence du tabac : dans le tipi ils sont étendus

    en tas (un tas de livres)

                               antagonistes,

                                                      et rêvent de

    tendresse--ils ne peuvent pénétrer, ne peuvent

    secouer la malice du silence (ça les forcerait à

    bouger) mais ils demeurent--des livres

                                                      c’est-à-dire, hommes de l’enfer,

    qu’ils règnent sur la vie qui s’achève.

     

                On me demande d’être clair. Oh clair! Clair!

                Quoi de plus clair, entre tout, que

                rien n’est moins clair, entre un homme et

                son écriture, que de savoir qui est l’homme et

                quoi l’écriture, et lequel des deux a

                le plus de valeur »

     

    William Carlos Williams

    Paterson

    Traduit de l’américain par Yves di Manno

    Flammarion, coll. Textes, 1981, rééd. José Corti, coll. Série américaine, 2005

    Cet extrait est fidèle à l’édition originale française de 1981. La ponctuation particulière a été respectée. Les parties entre […] sont dans le livre narratives et interrompent régulièrement le poème. Il m’a semblé judicieux de donner ce poème sur l’écriture sans ces coupures. Il ne reste plus qu’à lire l’intégralité de cet immense livre.