mercredi, 28 juin 2017
Julien Blaine, « Débuts de roman »
© : sophie chambard
« 7
En retournant de chez ses parents : lui, le père nonagénaire dégoulinant sur son fauteuil roulant et elle, la mère, dont l’ego était si éblouissant qu’il brûlait toutes celles et ceux qui l’approchaient, il envoya ce texto à ses enfants : “si un jour je me suicide, je n’aurais pas besoin de laisser un mot !”
12
C’est au moment et au centre d’une curieuse torpeur que Toussaint se murmura : “Moi, je regarde et considère ces jeunes gens comme s’ils avaient mon âge et, eux, me voient comme si j’avais le mien…”
Au bruit d’une feuille froissée, il se retourna.
Pourquoi le regardait-elle ainsi ?
22
Depuis longtemps, très jeune, déjà, il parlait de la vieillesse, de sa vieillesse et le voilà ce matin, septuagénaire, en train de se brosser les dents en se mirant dans la glace de la salle de bain…
En fait, de cet état, de cet âge, il n’en savait rien.
60
Ainsi va la vie, on perd de vue des amis très chers irremplaçables au détour d’un jour, ou à la fin d’une interminable nuit on ne sait même plus s’ils sont vivants ou morts et soudain »
Julien Blaine
Débuts de roman
Éditions des Vanneaux, 2017
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lundi, 26 juin 2017
Hsia Yu, « Salsa »
DR
« To be elsewhere
Ils se sont rencontrés dans un village de la côte
ils ont partagé une nuit merveilleuse puis se sont quittés sans laisser d’adresse
chacun sa route. Trois ans plus tard
ils se sont rencontrés à nouveau, sans le vouloir.
Pendant trois ans
ils ont été abandonnés
par la narration du roman
ils ne savaient plus qui ils étaient
seule flottait dans l’air cette sensation de s’être un jour connus
dans un autre récit
l’un demande : qui es-tu qui parais si froid et si fatigué ?
l’autre répond : je sais seulement que mon pull est décousu
et que si tu tires le fil de plus en plus
c’est tout mon être qui finira par disparaître »
Hsia Yu
Salsa
Traduit du chinois (Taïwan) et présenté par Gwennaël Gaffric
Circé, 2017
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samedi, 24 juin 2017
Franck Venaille, « Requiem de guerre »
DR
« Ah ! s’en aller pleurer sur un banc de bois le dimanche.
Rejoindre la compagnie des hérissons. C’est ainsi. C’est fait. Nous ne recommencerons plus les erreurs d’antan.
Il y a chez cet écrivain, une volonté farouche de faire entendre ses silences. Eh ! L’ami ! C’est bien à toi que je m’adresse. Tu avais le regard clair de celui qui donne tout et qui, sans angoisse, fait état de sa peur, de ses rages, continue d’être un homme qui a su combattre et vaincre les Furies.
Nous irons, pieds nus, marcher sur les braises.
Nous briserons leurs marmites de sorcières ah ! quelle journée !
Je peux en témoigner : il ne s’agissait nullement d’un rêve mais bien d’un morceau de réel comme toute mère en prépare pour son grand fils afin qu’il calme sa faim le moment venu.
Il ne s’agit plus de montrer sa peur. Il suffit de dire : “me voici” et les murs des longs couloirs prennent une couleur nouvelle. C’est là que j’ai croisé celui qui devait être l’ami de Kafka. Même redingote. Semblable démarche. Je m’enferme dans ma chambre pour relire le Journal. Cette douleur née de l’intérieur du corps des hommes comment la nommer ? Comment lire leur destin sur une mappemonde ?
Je me bats et je me débats. Je suis le personnage central d’un film. Je vais, maladroitement, d’un point à l’autre. Je rêve. Beaucoup. Et trop. La nuit je guette les bruits de pas des visiteurs étranges. Je suis allongé.
Je me tourne sur le côté droit avec difficulté. Dites ! Pourquoi cacher la vérité sortie nue du corps de la femme au bain ? Je suis un homme qui ne croit plus en son pouvoir d’agir sur les merveilles du monde. »
Franck Venaille
Requiem de guerre
Mercure de France, 2017
Franck Venaille vient de recevoir le Prix Goncourt de la Poésie 2017
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jeudi, 22 juin 2017
Joseph Guglielmi, « Le mouvement de la mort »
Sans titre, 1977 © Thérèse Bonnelalbay, Galerie Christian Berst
« clandestin de cette nuit
je n’habite nulle part,
la source de vent tarie
du sang triste un temps de pluie
Deux oiseaux sur une lune.
Un chien mâche la prairie
Un poème sur le mur
avec le mur immobile.
Qui lira les mots minutes
Carré le fleuve soleil
et la mer dans la vitrine ?
le corps creuse dans la mort
comme une statue de sel
pliée sa gorge de sel
Lune rouge bisaëule
ointe pour le sacrifice,
Vermine du faux garden
ou du livre de raison.
Ici que le néant ronge
souvenir d’un corps vivant.
Te roule un puissant dictame,
quelque souvenir de noces
cette éclipse somptuaire !
La toute fillette impure
avec jambes de gazelle
Montagnes aromatiques
en miracle du mois doux.
Compter ces podes antiques
Samedi un feuillet neuf.
Au square le dieu muet
silencieux comme une flûte.
Les chiures des maisons
et poussières de murmures.
Que c’est toujours samedi,
un vol éclair d’hirondelles
sur la pensée régulière.
Puis on oublie désespoir
(entre le vrai et le faux)
la détente de la mort.
Au doigt ce mamour tremblant. »
Joseph Guglielmi
Le mouvement de la mort
P.O.L, 1988
Joseph Gulielmi, né à Marseille en 1929, vient de disparaître.
Le dessin est de Thérèse Bonnelalbay, qui fut son épouse de 1959 à sa mort – dans la Seine – le 16 février 1980.
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mardi, 20 juin 2017
Caroline Sagot Duvauroux, « Un bout du pré »
DR
« L’arbre
Les livres se présentent et la mémoire y laboure à sa guise, tout s’actualise de sorte que le livre nait au moment de l’histoire où il n’était pas encore lu. Lire c’est revenir sur la terre mais on ignore où vous débarque la mémoire (cet engin) tout près d’aujourd’hui parfois dans le grand hier. Toutes les plantes ne sont pas annuelles ni vivaces ; celle qui sort là que je n’avais jamais vue, élaborait ses sèves, derrière déjà ; c’est là que j’alunis. D’où venais-je ? je l’ignore, j’emporte d’où je viens au promenoir de ce qui vient. »
Caroline Sagot Duvauroux
Un bout du pré
Éditions Corti, 2017
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Jacques Sicard, « La Géode & l’Éclipse »
À Paul Celan
« Un rien
nous étions, nous sommes, nous
resterons, en fleur :
la rose de rien, de
personne
Comment entendre ces vers ? – À Treblinka, les nazis pratiquèrent comme ils le préméditaient de le faire avec d’autres camps d’extermination, sans en avoir le temps. En 1943, après l’assassinat de près d’un million de juifs, les chambres à gaz sont dynamitées et détruites. Les baraquements, les clôtures et les autres installations démontées jusqu’à totale disparition. Le sol est labouré, planté d’arbres et semé de lupin. Ici, il n’y aura rien eu que le passage des saisons et personne pour témoigner qu’y éclosent des fleurs de lupin. Le lupin qui appartient à la sous-classe des rosidae, dont la rose fait partie.
Comment entendre autrement ces vers ? Une variante de l’Odyssée. “Personne”, Ulysse ; “rien”, la Reine ; “rose”, la prose. C’est sous ce nom qu’Ulysse pour le tromper se présente au cyclope Polyphène, mais aussi à partir de ce nom que devient clair son projet de différer indéfiniment son retour à Ithaque. C’est la place nulle que Pénélope occupe à la suite de ce changement d’identité, où elle tisse et détisse pour Personne. C’est l’efflorescence de la prose qui tout en permettant l’étendue, confère à toute cette vacuité le parfum soutenu de la Rose. Il y a tant de manières de ne pas revenir, sans vous faire injure, n’est-ce pas Paul Celan ? »
Jacques Sicard
La Géode & l’Éclipse
Éditions Le Pli, 2017
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jeudi, 15 juin 2017
Jacques Roman, « Histoire de brouillard : la cinquième saison »
DR
« Enfant, gardant les vaches dans le brouillard, j’ai appris la dessaisie en mon rôle de gardien, la dessaisie en tout rôle. Et, amoureux, j’ai consenti à la dessaisie. Écrivant, j’ai toujours considéré la dessaisie comme l’authentique présence de l’humilité puissante (humilité, humidité, humaine féminitude ?). Je peux dire aujourd’hui du brouillard tenir violemment la traîne. Ainsi, je peux me revoir enfant tenant en ma petite main le tulle d’une robe de mariée au seuil d’une église, invité innocent au seuil d’une noce charnelle que mon âme respirait, je le jure. Du brouillard, déjà, je tenais aussi du corps la saisie, mariée à… l’insaisie ? »
Jacques Roman
Histoire de brouillard : la cinquième saison
Les éditions de l’Hèbe, 2017
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mardi, 13 juin 2017
Fernando Pessoa, « Le livre de l’intranquillité »
DR
« Depuis cette terrasse de café, je contemple la vie en frémissant. J’en vois bien peu — elle, cette éparpillée — concentrée ici sur cette place nette et bien à moi. Un marasme, semblable à un début de saoulerie, m’élucide l’âme sur bien des choses. En dehors de moi, j’entends s’écouler, dans les pas des passants, la vie évidente et unanime.
En cette heure-ci, mes sens se sont figés et tout me paraît différent — mes sensations sont une erreur, confuse et lucide tout à la fois, je bats des ailes mais sans bouger, tel un condor imaginaire.
Pour l’homme vivant d’idéal que je suis, qui sait si ma plus vive aspiration n’est pas réellement de rester simplement ici, assis à cette table, à cette terrasse de café ?
Tout est aussi vain que de remuer des cendres, aussi vague que l’heure où ce n’est pas encore le point du jour.
Et la lumière jaillit, se pose si sereinement, si parfaitement sur les choses, elle les dore d’une telle réalité, souriante et triste ! Tout le mystère du monde descend jusqu’à mon regard, pour se sculpter en banalité, en spectacle de la rue.
Ah ! comme le quotidien frôle le mystère, si près de nous ! Montant à la surface, touchée par la lumière, de cette vie complexe et humaine, comme l’Heure au sourire indécis monte aux lèvres du Mystère ! Comme tout cela vous a un air moderne ! Et, au fond, que tout cela est ancien, est occulte, et tout imprégné d’un autre sens que celui qu’on entrevoit luire en toute chose ! »
Fernando Pessoa – Bernardo Soares
Le livre de l’intranquillité, volume II
Traduit du portugais par Françoise Laye
Présenté par Robert Bréchon
Christian Bourgois, 1992
Fernando Pessoa est né le 13 juin 1888 à Lisbonne.
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samedi, 10 juin 2017
Karine Marcelle Arneodo, « L’Entre-terre »
© : Paolo Panzera
« La chambre avait deux fenêtres qui se touchaient dans l’encoignure. Je le retrouvais tel qu’il se présenta au sortir de la forêt, le regard effaré, il portait sur la tête un chapeau de feutre jaune tout esquinté. Je compris qu’il avait plu le temps de son voyage et rapprochai les distances, mais n’eus pas le courage de demander, d’où il venait, tant sa fébrilité me faisait peur.
Je ne sais qui de nous deux parla d’abord. Il me souvient qu’il se trouvait dans ce discours des bribes d’histoires vécues sans trop de chance. De son corps s’affaissant dans des vêtements de sable émanaient des relents d’ammoniaque qui tuaient la passion d’être en vie. Il parlait de son sexe et disait qu’il fallait que je suce. Je pressentais qu’une douleur inavouable se cherchait un terroir.
Parce qu’on voulait ouvrir la porte et dérober le grain, j’allais dans l’encoignure des fenêtres renforcer la digue. Quand je me retournais, il était allongé sur le lit au milieu des essences et de la verdure avec ses cheveux noirs tout raides à ses côtés. Il était nu, et sur sa peau des tatouages amérindiens figuraient la voûte étoilée du ciel. Mes yeux se posèrent naturellement sur la chose, et c’est alors que je vis, en place de son sexe, une inoffensive fente imberbe. »
Karine Marcelle Arneodo
L’Entre-terre suivi de Le moins possible ou le suffisamment
Postface Olivier Gallon
La Barque, 2017
18:27 Publié dans Blog, Écrivains | Lien permanent | Tags : karine marcelle arneodo, l'entre-terre, la barque, olivier gallon
vendredi, 09 juin 2017
Patrick Varetz, « Sous vide »
DR
« Tout peut s’oublier, à commencer par la douleur. Vos gestes – allez savoir pourquoi – se font avec le temps moins spontanés, les mots vous jaillissent moins facilement. On dirait qu’une fine paroi de corne vous pousse sous la peau, dans l’intention de la doubler secrètement. Quelque chose, en vous – isolé du monde, infiniment petit dans les replis du ventre –, consent à se taire, et vous apprenez simplement à vivre avec cette gêne permanente. Patiemment, pendant des années, on plante en vous des cris et des insultes, on vous ouvre les yeux sur la férocité de vos semblables, et le malheur – celui des autres, justement – s’installe en vous à demeure, ce qui empêche certaines images – parmi les plus inacceptables – de continuer de vous hanter durant votre sommeil. Les frayeurs et les tensions s’accumulent au point de s’annuler. Ce phénomène de la douleur, au fond, s’apparente – mais à plus vaste échelle – à celui du tartre qui va se loger derrière les dents. On s’en accommode sans mal, bien heureux encore de s’y écorcher la langue de temps à autre. Ainsi je porte en moi, tel un avorton, l’agglomérat de mon salaud de père et de ma folle de mère, et leur douleur à tous deux – quoique oubliée en partie, presque niée – est là qui me cimente, et me fait tenir d’une seule pièce malgré la dislocation annoncée de mon existence. Je ne veux pas voir le chaos qui se jette sous mes pas, ni cette mauvaise route au bord de laquelle – au sortir de l’adolescence – j’abandonne mes parents. Renoncer à affronter la réalité qui se présente, c’est tout autant refuser de regarder en arrière. L’excédent de salive, dans ma bouche, se charge à la longue d’une saveur métallique, fade à mourir. Je voudrais cracher, me retourner l’estomac, mais je ne dispose plus du ressort nécessaire pour me révolter. La douleur, au terme de cette expérience, se résume à une nausée sourde dont il serait vain de vouloir se débarrasser. »
Patrick Varetz
Sous vide
P.O.L, 2017
12:15 Publié dans Écrivains, Édition | Lien permanent | Tags : patrick varetz, sous vide, p.o.l
mardi, 06 juin 2017
Pascal Quignard, « Dans ce jardin qu’on aimait »
photogramme © cc
« Ce n’est pas parce que les nuages s’en vont qu’on aperçoit la montagne.
C’est parce qu’on aperçoit soudain la montagne tout entière dans le ciel que la pluie cesse tout à coup et que l’or du soleil vient brusquement remplir nos mains.
Mais ce n’est pas parce que nous vivons encore que nous sommes heureux.
Ce qui est merveilleux, c’est que dans la mort, nous nous tenions encore dans les bras l’un de l’autre. »
Pascal Quignard
Dans ce jardin qu’on aimait
Grasset, 2017
18:06 Publié dans Écrivains, Édition | Lien permanent | Tags : pascal quignard, dans ce jardin qu'on aimait, simeon pease cheney, grasset
jeudi, 01 juin 2017
Éric Poindron, « Comme un bal de fantômes »
DR
LES JOURS RACCOURCISSENT
« Même morte je reviendrai forniquer dans le monde. »
Joyce Mansour
« Baudelaire avait une obsessionnelle et sainte peur
de ne jamais mourir
et de connaître le désespoir suprême
jusqu’à la nuit des temps ;
en écho conceptuel, Jean Starobinski imagina la notion
d’“immortalité mélancolique”,
où quand le spleen,
porté à son comble,
sait ou croit savoir que la mort
n’y changera décidément jamais rien.
Il n’y a guère Isaac Bashevis Singer,
l’écrivain qui conversait avec les fantômes,
dit un jour à l’immense critique Edmund Wilson
qu’il croyait en l’existence d’une forme de survie
après la mort.
Wilson, sceptique et définitif,
répondit que la survie ne l’intéressait guère.
Non, non, ça suffit comme ça, merci.
Singer rétorqua
définitif à son tour
“Si une survie a été prévue, vous n’aurez pas le choix de toute façon…”
La vie peut être taquine mais c’est une sacrée complice. »
Éric Poindron
Comme un bal de fantômes – Camaraderie & chemins chuchotés
Préface de Jean-Marie Gourio
Coll. Curiosa & cœtera, Le Castor Astral, 2017
18:42 Publié dans Écrivains, Édition | Lien permanent | Tags : éric poindron, comme un bal de fantômes, jean-marie gourio, le castor astral