dimanche, 12 avril 2020
Ariel Spiegler, « Tu es chaud et parfumé »
DR
« Tu es chaud et parfumé ;
tu dors dans tes rêves.
Tu es magnifique, mon grand ami.
Tu as fait de ma vie un jardin,
de mon réveil une valise
pour des vacances au bord de l’Océan.
Tu as bien voulu attendre à la porte
et apprendre le morse
pour que je te comprenne.
Bientôt tu reviendras, tu sonneras,
je t’ouvrirai, je te verrai
je te toucherai, je te retiendrai,
je t’exaspérerai de caresses
et il y aura moins de petits poissons dans la mer,
comme chantait cet homme étrange
à la voix pleine de terre,
que de petits baisers sur ta bouche.
Et je t’emmènerai au pays où je suis née
pour que tu y manges du maïs et des mangues.
Je te montrerai ces drôles de perroquets verts
qui se balancent amoureux,
tous les soirs dans les branches. »
Ariel Spiegler
Jardinier
Gallimard, 2019
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samedi, 11 avril 2020
Emmanuel Hocquard, « Élégie 5 – IV »
© : Claude Royet-Journoud
« Pour toute chose, nous eûmes les mêmes yeux :
le jardin d’autrefois et celui d’aujourd’hui,
le jardin immobile.
Nous avançâmes au milieu de ce qui porte un nom
et que nous avions appris à nommer ;
Nous progressâmes dans les livres
au milieu de ce que nous apprenions,
L’arbre vivant et l’arbre mort au même titre,
songeant peut-être qu’une telle coïncidence
Ne durerait pas toujours car sa croissance serait sa mort
et la pensée du modèle sa fin.
Notre amour n’eut pas d’autres lieux
Qu’une succession de regards sur des lieux de fortune,
morceaux de choix ravis aux circonstances,
Une alternance de mémoire et d’oubli pour les choses connues
et puis l’indifférence aux choses sues.
Le temps de l’amour fut cette suspension du temps de tous les jours,
une brèche délibérée dans le temps des paroles.
Et là nous ressentîmes ce que d’autres à notre place
auraient également éprouvé,
Un contentement certain, quoique tempéré,
d’être parvenus là où nous étions parvenus
Et déjà pourtant le vague désir de nous en retourner,
Une telle coïncidence ne pouvant pas durer
puisque sa croissance serait sans fin. »
Emmanuel Hocquard
Les élégies
P.O.L, 1990
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vendredi, 10 avril 2020
Sergueï Essénine, « Je suis toujours le même »
« Je suis toujours le même.
J’ai toujours le même cœur.
Tels des bleuets dans le seigle,
Mes yeux fleurissent sur mon visage.
Déployant la belle nappe de mes vers,
Je veux vous dire quelque chose de doux.
Bonne nuit !
Bonne nuit à tous !
Dans l’herbe du crépuscule,
La faux s’est tue.
Aujourd’hui j’ai très envie
À ma fenêtre de pisser sur la lune.
C’est une telle lumière bleue !
Dans ce bleu même on mourrait sans peine.
Tant pis si je ressemble à un cynique,
Une lanterne accrochée au derrière !
Vieux et bon Pégase fourbu,
Ai-je besoin de ton trot mollasson ?
Je suis venu comme un maître sévère,
Chanter et glorifier les rats.
Ma caboche est comme l’août,
Elle répand le vin écumeux de mes cheveux.
Je veux être une voile jaune
Dans ce pays où nous voguons. »
Novembre 1920
Sergueï Essénine
Poèmes 1910-1925
Bilingue
Traduction du russe et postface de Christian Mouze
Avant-propos : Mots pour Sergueï Essènine (Poèmes) par Olivier Gallon
La Barque, 2015
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jeudi, 09 avril 2020
Emily Jane Brontë, « Il devrait n’être point de désespoir pour toi »
« Il devrait n’être point de désespoir pour toi
Tant que brûlent la nuit les étoiles,
Tant que le soir répand sa rosée silencieuse,
Que le soleil dore le matin.
Il devrait n’être point de désespoir, même si les larmes
Ruissellent comme une rivière :
Les plus chères de tes années ne sont-elles pas
Autour de ton cœur à jamais ?
Ceux-ci pleurent, tu pleures, il doit en être ainsi ;
Les vents soupirent comme tu soupires,
Et l’Hiver en flocons déverse son chagrin
Là où gisent les feuilles d’automne.
Pourtant elles revivent, et de leur sort ton sort
Ne saurait être séparé :
Poursuis donc ton voyage, sinon ravi de joie,
Du moins jamais le cœur brisé. »
Novembre 1839
Emily Jane Brontë
Poèmes
Choisis et traduits d’après la leçon des manuscrits par Pierre Leyris
Gallimard, 1963
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mercredi, 08 avril 2020
Joë Bousquet, « Isel »
DR
« Vous serez reine, Isel.
Seule, oubliée et triste. Vous avez, chaque jour, ajouté une fleur à un bouquet de roses blanches. Un chagrin plus seul, plus grand, plus oublié que le vôtre attendait l’aumône de ce bouquet.
Les mêmes faits qui nous enveloppaient jadis sans se découvrir, parce que nous aimons, soudain, nous abordent par une autre voie, ils ont une façon nouvelle de nous engager dans ce que nous sommes.
Ceci m’apparaît, m’apprenant mille choses, m’imposant mille exigences. Rien n’a plus le même sens. Chaque fait achève ma vie et la commence. Où il s’est produit, il n’existait qu’en écho, attendant que tous les éléments de mon corps s’étreignent mutuellement en le nommant.
Pendant que nos yeux nous voient, sage, immobile, au bout d’un regard qui se veut indifférent, toute la nuit pourpre qui m’habite se change en vous pour se dévêtir derrière mon cœur, et il me semble qu’aveugle et léger comme mon souffle, je traverse toute la pierre verte et deviens la lueur dont vous faites votre image.
…Toute votre enfance est restée dans la fraîcheur exquise de votre chair. Je voudrais l’y saisir des yeux à la dimension d’une fleur, et, par une action aussi lente que celle du soleil de mai, l’épanouir ; la grandir, courber votre corps à sa rencontre, jusqu’à réunir sur vous cette transparence d’aube et de rosée, tout ce qui évoque une femme, tout ce qui évoque un enfant. Ce doit être le moyen d’élever un corps au-dessus du temps écoulé, comme une étoile, et entrer vivant dans l’oubli des ombres. Se faire, dans un corps que la naïveté de son attitude illumine, l’ombre de celui que l’on porte au-dedans de soi.
Je veux aider le temps à m’apporter celle que vous devenez. Parlez-moi de l’avenir, donnez-moi le moyen de l’appeler en imagination, sur nous. Je veux penser les mois, les semaines, les jours, avant de penser les instants, déshabiller le temps sur la nudité de la nuit qui nous verra…
J’ai voulu que ma vie devienne mon être de chair et qu’elle se sensualise sans se viriliser.
Entre mon amour et Isel il n’y a pas de place pour mon corps. Elle redevient une enfant pour me donner les yeux qui la voient ailleurs. Je voudrais que tout mon être ne fut dans tous ses actes d’autrefois et de demain que la grâce de s’entrepénétrer et la beauté hors vie de son corps en même temps que sa douce présence où s’entrouvrent mes lèvres.
On apprend à être poète, comme on apprend la musique… En s’éloignant intérieurement de chaque mot, jusqu’à y voir le son et la couleur dans l’instant qu’ils s’y épousent. Je veux que son langage lui devienne un instrument pour sensibiliser les choses et pour s’en affranchir. Alors nous serons ensemble, toujours. Le mot attendre ne signifiera plus rien. Car le réel ne s’accroît pas, ne diminue pas, ne se divise pas. Un geste, un regard, élevés jusqu’à un mort d’invention deviennent des cimes, et il n’est rien, alors, dans un jour, un an, dont ils ne soient les sommets.
Je t’apprendrai à aimer la vie qui est l’amour d’elle, à se faire le cœur de l’amour qui a sa beauté pour image. Elle est l’ombre et le chant d’un pin que je vois grandir : G., mon sourire enfant.
Elle m’apportera des heures qui ne finiront pas. »
Joë Bousquet
« Lettres à Isel » in Isel
Rougerie, 1979
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mardi, 07 avril 2020
John Ashbery, « En flânant »
DR
« Quel nom ai-je pour toi ?
Certainement il n’y a pas de nom pour toi
Dans le sens où les étoiles ont un nom
Qui leur va plus ou moins. En flânant,
Objet de curiosité pour quelques-uns,
Mais tu es trop préoccupé
Par la macule secrète dans le dos de ton âme
Pour dire beaucoup, et tu vagues
Souriant à toi-même et aux autres.
C’est décourageant d’être du genre solitaire
Mais en même temps déconcertant,
Improductif, quand tu te rends compte une fois de plus
Que le plus long chemin est le plus efficace,
Celui qui s’enroulerait parmi les îles, et
Tu semblais toujours voyager dans un cercle.
Maintenant que la fin est proche
Les segments du voyage restent ouverts comme une orange.
Il y a de la lumière là-dedans, et du mystère, et de la nourriture.
Viens voir. Ne viens pas pour moi mais pour cela.
Mais si je suis encore ici, permets que nous puissions nous voir l’un l’autre. »
John Ashbery
Quelqu’un que vous avez déjà vu
Traduit de l’américain par Pierre Martory et Anne Talvaz
P.O.L, 1992
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lundi, 06 avril 2020
Henri Deluy, « Deux poèmes de “L’infraction” »
DR
« La plus belle eau
Le lis au lys
Liliacée vous même
Mais au fond
Au fond levé du sexe
L’eau manque encore et toujours
Un peu d’amour
Je ne sais pas où je t’ai vue, la première fois.
C’était peut-être sous une porte cochère.
Le jour des cadeaux. Il pleuvait pour moi.
Tu avais mal aux bras.
J’étais cet enfant-là qui foule les rivières.
Aujourd’hui,
Pour finir,
Tu repasses en moi tes aiguilles et ton faux fil.
Nu dans le chenil,
Je viendrai ce soir
Boire allongé cette eau dont tu es faite.
J’ai ton anniversaire aux bouts des doigts. »
Henri Deluy
L’infraction
Poésie 74, Seghers
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