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  • Yves Lemoine, « Tu oublies son nom, roman »

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    © Bernard Moninot

     

     

    «             C’est l’heure presque.

     

    au moment où la nuit casse

    le joueur finit son air

    l’heure oublie ses paroles

     

    un peu amère d’avoir perdu

    jusqu’à

    l’oubli

     

               On ne se retire pas

    doucement des mots.

               Il faut seulement

    un peu de mémoire pour blesser l’oublié.

    ——————————————

    Écrire ou disparaître.

    Ainsi commence la nuit

    du premier souffle.

    À peine traduit

    sous l’ombre

    débutant le nouveau signe

    l’annonce

    d’une mort récente

    de sa voix peut-être.

     

    Écrire ou disparaître

    du corps même

    du souffle.

     

    Qui dit souffle ne dit pas

    ici, juste. »

     

    Yves Lemoine

    Tu oublies son nom, roman

    Gravure de Bernard Moninot

    Fata Morgana, 1977

  • Dominique Preschez, « L’enfant nu »

    dominique preschez,l'enfant nu,mathieu bénézet,seghers

    DR

     

     

    « Qu’y-a-t-il de plus beau, quand on commence un chant qui se termine, que de louer un enfant perdu à la chair si brune, et son ami dont la hauteur introduit un sens dans l’homme ! Seulement des larmes… Tu ne seras plus longtemps amant. Ô mortelle lassitude, sur les chemins aimés les âmes te suivront et au plus profond de toutes nos prières, à toi d’offrir le sacrifice — terre froide et aveugle ! Mon enfant, tu te détournes de moi. Tu me fuis le long des jours et le long des nuits. Ta pensée joue le mannequin.

    Je sens mon regard rendormir dans la mort la mémoire d’un enfant qui n’est plus.

    Le doux repos, ton corps l’effacera.

     —————————————————————

    Souviens-toi des roses noires sur le front de l’enfant relâchant le bouquet des draps — son empreinte de neige sous la paupière close —, l’œil muré faisant reculer l’horizon au creux du matin — sa perte, ta douleur et tes pleurs — comme un vaste filet jeté par le pêcheur sur un lit placé bien bas…

    C’est l’heure à présent où mes prunelles amères ont l’inflexion de sa voix, ainsi qu’une pierre invincible où loge le vers.

    Il agonise crucifié comme cette fin d’été sous un ciel de novembre. Le voici nu et blanc dans le cercle des tombes, sous les arbres d’un chemin penché sur l’hôpital, dépouillé de corps à l’heure où finit son absence. La fin vient sur toi au détour de l’allée et

    “…moins fort que moi, tu absous…”

     ——————————————————————

    L’amant de la mort est exempt d’ambition mauvaise ; il se met à l’abri des parleurs, attend le couteau sur la gorge. Or la peur est là, qui lui dit : “Tout le monde en fait autant.”

    Voyant alors des arbres dans la rivière, il y jette sa vie, et le ciel se recouvre soudain de nuages en blocs de neige où meurent les oiseaux. »

     

    Dominique Preschez

    L’enfant nu

    Précédé de Pourquoi cette douleur par Mathieu Bénézet

    Seghers, 1981

  • Dominique Fabre, « Les enveloppes transparentes »

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    DR

     

    « Parfois

    les lettres dans les enveloppes transparentes

    semblent vivre leur propre vie

    vers luisants au bord des routes

    oubliées au fond des boîtes

    elles font des luminaires orgues de barbarie

    pour les dormeurs des rues

    ceux qui attendent un coup de fil

    jamais venu

    raidis dans la cabine des télécom

    ceux qui attendent d’être chassés

    des bancs du métro par les tordus

    de notre temps

    ceux qui ne peuvent pas dormir

    et arpentent la banlieue de Paris ou Paris

    comme un nouveau continent endormi

    s’enfoncent où

    dans l’irrespirable présent

    comment savoir de quel enfer

    ils trouvent le paradis ?

    parfois un balayeur

    de la plus matinale brigade

    vient avec ses collègues

    au sortir du dernier café de la nuit

    briquer la boîte

    où l’enveloppe transparente

    chante et résonne

    dans le rêve

    d’une jolie fille dénudée

    d’une famille qui tourne en rond

    d’un postier qui ne dort plus

    depuis qu’il sait

    que dans quelques tournées

    il va partir

    et personne chez lui

    ne l’attend

    _______________________________________________

    Elle lui disait

    tiens bonjour

    ce sont des factures aujourd’hui ?

    il lui répondait oui ou non

    ou désolé

    elle lui disait au revoir

    et surtout revenez demain

    vous êtes la seule âme qui vive

    que j’aurais pesée aujourd’hui

    mais quand on est dimanche

    c’est vraiment terrible

    oh que oui

    il allait vite

    par habitude d’aller vite

    de ne pas se laisser aller

    car tant de choses vont si vite

    comment va la douleur

    aujourd’hui ? »

     

    Dominique Fabre

    Les enveloppes transparentes

    coll. Ré/velles, L’Attente, 2018

    https://www.editionsdelattente.com/

  • Salvatore Quasimodo, « Presque un madrigal »

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    DR

     

    « Le tournesol penche vers le couchant

    et précipite déjà le jour dans son

    œil en ruines, le ciel d’été

    s’épaissit et courbe déjà les feuilles et la fumée

    des chantiers. Il s’éloigne avec le cours

    sec des nuages et le cri des foudres

    cet ultime jeu du ciel. Une fois encore,

    et depuis tant d’années, ma mie, il y arrête la mue

    des arbres serrés dans l’enceinte

    du Naville*. Mais c’est toujours notre jour

    et toujours ce soleil qui s’en va

    avec le fil de son rayon affectueux.

     

    Je n’ai plus de souvenirs, je ne veux plus me souvenir ;

    la mémoire se relève de la mort,

    la vie est sans fin. Chaque jour

    est le nôtre. Il en est un qui s’arrêtera pour toujours,

    et toi avec moi, quand tu paraîtras en retard.

    Ici, sur la digue du canal, en balançant

    les pieds comme des enfants,

    nous regardons l’eau les premières branches dans

    sa couleur verte qui s’assombrit.

    Et l’homme qui s’approche en silence

    ne cache pas un couteau dans ses mains

    mais une fleur de géranium. »

     

    * Le Naville est un canal navigable en Lombardie (ndb)

     

    Salvatore Quasimodo

    « La vie n’est pas un songe » (1949) in Ouvrier de songes

    Traduit de l’italien et préfacé par Thierry Gillybœuf

    La Nerthe, 2007

    http://librairielanerthe.blogspot.com/2010/03/salvatore-quasimodo-ouvrier-des-songes.html

  • Olivier Domerg, « La méthode Vassivière »

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    © Brigitte Pallagi

     

    « […] Toute cette enfance enviait

    la rumeur de la forêt et du lac

    * * *

    Poèmes jetés,

                       structures téméraires.

     

    Le charivari des oiseaux.

     

    Depuis les pâturages

    les clôtures vagabondent.

     

    Lumière intrinsèque

    du paysage,          

                     structurations de la campagne

    tonitruante :

     

    page magique telle l’ardoise.

    La vie

             chaque jour poursuivie.

    * * *

    Le brouillard qui se lève

    sur les champs.

     

    Toute chose ramenée

    à une forme

                       opaque.

     

    Le cri des colverts

    s’interpellant.

     

    Nous avions appris ces mots

    ruraux et les avions oubliés.

    * * *

    Par la suite, nous pensions

    que le lac intense

    était la “lumière de ce monde”.

     

    Personne ne nous avait démentis

    à ce sujet.

     

     

    Nous nous dirigions vers ce bois

    baptisé “de sculptures”,

     

    nous pénétrions dans la forêt

    et nous marchions

                               jusqu’à ce

    qu’un changement s’opère.

     

    Qui s’opérait,

                         de fait. »

     

    Olivier Domerg

    La méthode Vassivière

    Dernier Télégramme, 2018

    http://www.derniertelegramme.fr/La-methode-Vassiviere

  • Jeanne Gatard, « L’esquif »

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    DR

     

    « La barque lieu permanent

     

    La barque, lieu perpétuel, conque des paroles, engrange, garde le passage de ceux qu’elle a passés.

    Bac de toutes les traversées, mémoire de la mémoire. Tamis, elle écope et garde le grand vermoulu, gris de bronze après les siècles de pluie, devenu vert-de-gris de l’Aurige. Le petit corps de gaulois assis fait corps avec ce gris de bronze, autant que le trop petit cavalier sur le cheval archéologique d’Athènes, hors d’échelle.

    Ce léger décalage suffit à l’émotion. Le rapport de l’homme à la barque est tel, elle qui n’arrête pas de changer de taille, de David en Goliath.

     

    Elle a des ailes d’Hermès, a pris les flèches de tous les fous. Criblée des trous des balles, c’est la barque mitraillée, devenue légère.

    Noire au départ, elle est blanche de tous les regards qui comptaient sur elle. C’est la barque restée ronde, lourde d’oubli. Elle attend ceux qui l’attendent.

     

    Barque de tous les départs, elle n’est plus à quai, a dérivé, courbe dans le gris plomb qui l’entoure. De plomb, l’eau est devenue gypse et mercure.

    Sur le mercure liquide, elle prend tous les risques, glisse, portant ses passagers.

    Les flèches blanches ne l’ont pas coulée, elles l’ont aérée.

     

    La perplexité en haute précision a pris la gifle du réel à travers le plan de mer et la multitude de ses pans écroulés.

    Là pour un certain temps, un long laps vraiment, la barque recommence sa résonance.

     

    Barque tam-tam, barque tambour, tonneau de Diogène, devenue ventriloque, elle n’est pas loin. Du fond de la conque, chacun raconte ce qu’il a vu.

     

    Barque à trois voix dont les timbres ricochent le long des rivières.

    Parfois au bord des larmes, elle inonde de compréhension.

     

    Lieu fixe, elle flotte encore, n’est pas éperdue puisqu’elle est le lieu. Lieu dans le lieu, hors limites et plus fluide, elle s’allège tant elle est concentrée et rayonne dans son ombre. »

     

    Jeanne Gatard

    L’esquif

    Dessins en couleurs de l’auteur

    Tarabuste, 2012

    http://www.laboutiquedetarabuste.com/fr/catalogue-exhaustif

    https://gatardjeanne.wixsite.com/jeanne-gatard-site

  • Dominique Noguez, « Amour noir »

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    DR

     

    « C’est à ce moment étale du matin, entre petit matin et matinée. Tout est éveillé, mais se tait encore. L’énergie des choses est partout tapie, déjà doucement à l’œuvre et vigilante, à l’orée du rayonnement. Le discret soleil, clair et gai, posé, seulement , comme la simple présence, sans rien encore d’apparenté au feu, pactise avec la fraîcheur des feuilles. La ville est alors dans sa jeune éternité, plus elle-même qu’à aucune autre heure, presque sans âme qui vive, mais déjà si active, paisiblement humaine, suspendue entre l’odeur du café chaud et le passage des facteurs, dans l’arroi doux des bruits familiers et du premier travail. C’est le moment où le monde ronronne – le moment du vrai bonheur. L’essentiel est encore retenu derrière les façades et les visages, mais les volets ouverts laissent entrer la lumière comme des paupières d’amantes : la poussière des rayons tend ses liens dorés jusqu’aux piles de linge fraîchement repassé et aux guéridons qui sentent l’encaustique. Les enfants sont dans les classes, les fronts commencent à se pencher silencieusement sur les travaux de couture ou d’économie. Pas une voiture. Les quelques passants qu’on croise font un bruit léger, très en deçà de leur épaisseur réelle, à peine plus visibles que des silhouettes imaginées. C’est la gloire du matin – la grâce de quelques matins de mon enfance, retrouvée de loin en loin dans ma vie et précisément aujourd’hui, boulevard de Vaugirard et dans les rues avoisinantes. Une bribe de cantique me revient avec le mot qui veut dire en latin joie et beauté, lætitia

    Et paradoxalement ce mot change tout. La résonance des bruits, la couleur des façades perdent, d’un coup, pour moi, leur clair éclat, comme on passe du technicolor au noir et blanc ou d’un si à un si bémol. Tout s’assombrit, un nuage paraît voiler ce joli soleil de mai tandis que je retombe dans le temps et la navrante réalité : Lætitia est morte, le sursis que je lui ai donné en la faisant revivre par ce récit s’achève et il me semble que j’ai désormais beaucoup moins de raisons de vivre. »

     

    Dominique Noguez

    Amour noir

    Coll. L’infini, Gallimard, 1997, rééd. Folio n° 3262, 1999

     

    Dominique Noguez est né le 12 septembre 1942 à Bolbec, il est mort ce 15 mars 2019 à Paris.

  • Andrea Zanzotto, « Les Pâques »

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    DR

     

    « IL Y AVAIT QUELQU’UN

     

    Comme un soir nous arrivions

    entre herbe et nuage     quelques peu dispersés     au-dehors

    elle et les deux loupiots et de belles ombres impétueuses…

    Fermentation du bois     une odeur de plus

    et ce j’étais-ça uniquement physique

    et me tenais dans un fort pauvre juillet

         indemne, ce juillet, de moi et des miens

    moi pas indemne, eux tous (très bientôt) lapinots.

    Parce qu’il y avait : bien close et toute petite

    toute perdue, l’étable. Rêvée dans un rêve frugal

    par un regard dénué d’enthousiasme — l’herbe

    atteignant le bord des fenêtres —

    les lapinots mère et fils dans l’étable

    un peu prisonniers un peu         Ah, et

    ne les aime pas ne suis les et personne n’est les.     Personne.

    Et partout presque sans couleur ce qu’ils regardent,

    le foin fil à fil ils mâchonnent et regardent : s’il pleut ?

    Dure en bois-de-lapin la soirée

    ici, deux fils broutés, l’œil

    un peu doux un peu craintif.

    Et quelle lointaine lointaine histoire.

    Ce n’est pas une façon de marcher je le sais.

    La pureté (du moins) entrebâillée, à deux pas, et ainsi l’au-delà,

    c’est-à-dire nous : fussions-nous amoureux l’un de l’autre

    fussions-nous amoureux d’un peu de nourriture

    fussions-nous, dans la lueur du soir…

    Maman-lapin deux poupons et — goute à goutte —

    dans le dispersé le perdu.     Flou.

    Mais enfin ce n’est pas en vain que tout arrive

    si petit à petit tout lapine de légers

    lapinements. Et je ne vais pas plus avant

    que la fasciole du soir, que le rideau humide,

    que le foin pris entre les signes         et j’écoutai :

    hennir glapir marmonner         dans le revers le repli.

    Il y avait une fois quelqu’un, à présent

    il broute, fourre son museau où il peut.

    Un dessin-design absolument parfait

    pourtant : de là s’élancera :

    lapinotant à nous refaire

    gambarder, longues jambes, jampignons, de partout

             — Elle l’a dit l’institutrice

             l’ont dit Lewis et Alice. »

     

    Andrea Zanzotto

    Les Pâques

    Traduit de l’italien par Adriana Pilia et Jacques Demarcq

    Préface de Christian Prigent

    Nous, 1999
    http://www.editions-nous.com/zanzotto_lespaques.html

  • Volker Braun, « Walter Benjamin dans les Pyrénées »

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    DR

     

    « S’enfoncer calmement dans le mur de brouillard.

    Les bras rament repliés mais régulièrement.

    Selon les indications du papier au-dessus du précipice

    L’explosif dans la sacoche

    Le présent

     

    Pas à pas, comme le hasard

    Offre au pied un mince point d’appui

    Dans le matériau. Chère Madame, le vrai risque

    Serait de ne pas partir.

    D’après la montre / une halte au bout de cinq lignes.

     

    Des champs où ne pousse que la folie.

    Progressant, hache plantée en tête

    Je n’ai rien à dire. À montrer seulement.

    Dans le plus petit segment précisément découpé.

    Sans regarder à gauche ou à droite vers

    L’horreur

     

    J’y arriverai en suivant la méthode.

    La vigne ruisselle, dévale à la verticale

    Pleine de grappes sombres sucrées presque mûres.

    Le plus important, c’est la sacoche ! Le corps entre les ceps

    Respiration difficile, le cœur

    Lutte, le moment critique :

    Quand le statu quo risque de durer.

    Squelette sous moi au-dessus de moi les vautours.

    Plus courtes enjambées, pauses plus longues.

    Ma patience me rend indépassable.

    Hisser les voiles des concepts. Chère Madame,

    Puis-je me servir ? Au sommet

    Soudain comme prévu la violence

     

    Du coup d’œil. Bleu profond des mers :

    D’un seul coup j’en vois deux. Côtes de cinabre.

    Sous les falaises, la liberté

     

     

    À Port-Bou on ne passe pas. Mais nous les apatrides

    Avons la dose mortelle

    Voudriez-vous garder la sacoche – sur nous.

     

    Sans doute pensa-t-il ne pas pouvoir faire une nouvelle ascension. Au matin les douaniers ont trouvé le cadavre dans mon texte. La construction suppose la destruction. La lourde sacoche de cuir, échappée à la Gestapo, UNOS PAPELES MAS DE CONTENIDO DESCONOCIDO a été perdue. Trop rapide, le trait final, monsieur, à votre vie. La vie, si je puis dire, porte l’œuvre sur cette pente abrupte.

    Dans chaque œuvre on trouve cet endroit où le vent frais nous souffle au visage, comme l’aube qui vient »

     

    Volker Braun

    Poèmes choisis

    Traduit de l’allemand par Jean-Paul Barbe et Alain Lance

    Préface d’Alain Lance

    Poésie / Gallimard, 2018

  • Salvatore Quasimodo, « Et soudain c’est le soir »

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    DR

     

    « Chacun reste seul sur le cœur de la terre

    percé par un rayon de soleil

    et soudain c’est le soir.

    ______________________________________

     

    LE HAUT VOILIER

     

    Quand venaient les oiseaux qui agitaient les feuillages

    des arbres amers près de ma maison

    (d’aveugles volatiles nocturnes

    qui faisaient leur nid en perçant l’écorce)

    je levais le front vers la lune

    et je voyais un haut voilier.

     

    Au bord de l’île, la mer était de sel ;

    la terre s’étendait et d’antiques

    coquillages luisaient accrochés aux rochers

    de la rade plantée de citronniers nains.

     

    Et je disais à l’amante qui portait en elle mon fils

    et avait pour cela sans cesse la mer dans l’âme :

    “Je suis fatigué de tous ces battements d’ailes

    semblables à des coups de rame, et des chouettes

    qui font hurler les chiens

    quand le vent de lune souffle sur les bambous.

    Je veux partir, je veux quitter cette île”.

    Et elle : “Très cher, il est tard, restons”.

     

    Alors je me suis mis lentement à compter

    tous les reflets sur la mer

    qui venaient frapper mon regard

    sur le pont du haut voilier. »

     

    Salvatore Quasimodo

    Et soudain c’est le soir – poèmes 1920-1942

    Traduit de l’italien et présenté par Patrick Reumaux

    Librairie Élisabeth Brunet, 2005

  • António Lobo Antunes, « Jusqu’à ce que les pierres deviennent plus douces que l’eau »

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    DR

     

    « […] heureusement que mon père est décédé sans assister à la mort du village, il est là dans le cimetière sous la bonne garde de ma cousine qui n’oublie jamais de le saluer

    – Mon oncle

    quand elle nettoie le caveau même si elle discute plus avec ma mère bien sûr, je suis persuadé que bien que l’une à l’extérieur et l’autre à l’intérieur de l’acajou elles ne manquent pas de sujets de conversation, parmi lesquels moi par exemple

    – Il va bien mon fils ?

    alors que si c’est moi qui rentre là-dedans ma mère motus, de loin en loin, et c’est bien le bout du monde, elle agite dans son cercueil quelque souffles d’ossements, que lui reste-t-il d’autre la pauvre, des ossements et une robe que le temps a fanée très certainement, elle n’a même plus une balayette pour se balayer elle-même de notre mémoire, assise sur un banc dans le jardin occupée à coudre sous le néflier, bavardant avec nous sans lever les lunettes, c'étaient ses yeux qui passaient par-dessus, bien plus petits que derrière les verres, examinant mon ventre peinée

    – Tu as grossi

    car depuis que j’ai quitté le nid et sans votre amour vigilant pour réguler mon existence je suis entré dans une triste er irréversible spirale de déclin et de déchéance, ma femme ne réussit pas aussi bien mes plats préférés, elle ne me protège pas aussi efficacement des grippes avec des petites soupes au perroquet et il n’y a pas que la soupe, il y aussi la façon dont on la donne, elle c’est-à-dire la petite vieille ne comprend pas que le secret réside dans la façon dont on nous oblige à manger, mon fils qui a toujours été très sensible comprend lui, si on s’adresse à l’enfant qui est en lui on en fait ce qu’on veut, ma femme toujours attentive

    – Amour

    faisant un signe tandis que je lui désignais ma mère avec une grimace de

    – La pauvre

    et ma mère bondissant aussitôt de ses lunettes

    – Je te parie ce que tu veux que cet idiot est en train de faire des grimaces pas vrai ma fille […] »

     

    António Lobo Antunes

    Jusqu’à ce que les pierres deviennent plus douces que l’eau

    Traduit du portugais par Dominique Nédellec

    Christian Bourgois, 2019

  • Françoise Clédat, « Fantasque fatrasie (une suggestion de défaite) »

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    DR

     

    « La fable emporte l’amant mort Mort elle l’enveloppe

    l’emporte hors de son enveloppement

    – Elle-même nue –

    Amante nue sans rien qui l’enveloppe désormais

    A soi-même réalité de l’amant mort contre qui s’appuyer

     

    Fable sentir brûler

    Les derniers

    Les plus intenses feux de son identité corporelle

    Adorant ce qui d’elle se consume

    Anticipe le texte qu’elle brûle d’être

     

    (L’avenir de ce qu’elle vivait n’était pas la réalité dans laquelle ce qu’elle vivait ouvrait un avenir)

     

    Plus qu’à l’amant c’est à la dimension qui la reçoit

    Qu’aimant elle se donne

    –––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––

    Bambine et l’amant mort. Bambine et l’amant aimé. L’aimé s’absente : il rend possible et nécessaire la diversité des amants, amants de légèreté, amants de dire. L’amant mort est l’unique. Exclusif. L’amour en lui ne niait pas les amants. Il les tenait plus fort que leur négation qui était celle de ce néant où il ne serait pas. L’inexistence devenait existence : Bambine se battait à mort. Faire l’amour était se battre à mort.

    Avait cette nécessité.

    De l’avoir eue l’aurait à jamais.

     

    L’amant aimé s’absente. L’amante se voit se perdre en aimant. L’amant mort est réciproque.

    –––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––

    Il fallait foule il fallait fable il fallait forme pour que d’amant mort l’aimé

    (Quelle que soit cette forme il l’aurait habitée de si peu la revendiquer)

     

    Il fallait foule

    Forme comme glaise d’absence

    Qu’elle soit entre des mains

    Visage d’aimé

    De l’amant mort modelé

     

    (Qu’importe et perdu)

     

    Il fallait ce mouvement d’à genoux qu’entre mains adorantes l’adorer 

    –––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––

    De l’amant aimé et de l’amant mort. Distincts ils ne cessent de se confondre, un a besoin d’autre pour être tout à fait ce qu’il est, mort pour ce qu’il reste l’aimé, aimé pour ce que dans l’amour du mort se fonde sa nouveauté.

     

    Bambine

    : “Aller où je n’ose aller. Aimer où je n’ose aimer. Où fait lit et croît est mon corps consenti à la mort.

     

    Vieil invincible à nommer te dérobe – réel

    Breuvage

    Nourriture

     

    Tant révèle ton corps à mon corps sa soif et sa faim de les combler si bien.

     

    Bambine

    : “Ode à mes hommes

    Que tendrement j’aime d’être homme et délicat

    (aine où je respire)

    A fait mon corps accueillant

    Quand au bord et

    Lieu cet abîme

    Tant te jette

    – Héros – dans mes bras

    Mieux que sur champ de bataille la “belle mort”

    : “Ode à mes grecs »

     

     

    Françoise Clédat

    Fantasque fatrasie (une suggestion de défaite) 

    Tarabuste, 2013

    http://www.laboutiquedetarabuste.com/