mercredi, 01 janvier 2020
Pierre Bergounioux, « Enfantillages »
« Courir après des insectes, récolter des cailloux, lire continuellement, au lieu d’agir, qui semblent insanes, passé un certain âge, le sont beaucoup moins et peut-être pas du tout si l’on admet que le passé demeure présent à chaque instant et ne s’éloigne, ne passe qu’autant qu’il a trouvé son achèvement. C’est parfois le cas et alors on est quitte, disponible pour des tâches nouvelles, actuelles. Mais il arrive, et c’est le plus souvent, au commencement, que notre ignorance, notre incurie nous empêchent d’obtenir ce qui nous est très manifestement destiné, nécessaire, salutaire. On ne coupera pas au dépit, à la tristesse. Mais si l’on est incapable d’intercepter les merveilles qui passent et que les adultes ne voient rien, ne font rien qui vaille, on a toujours la ressource de confier à celui qu’on sera peut-être devenu, à son tour, plus tard, le soin de réparer les dommages et les pertes qu’on a essuyés d’emblée. De lui à nous, il existe une continuité essentielle, et c’est le temps. »
Pierre Bergounioux
Enfantillages
L’Herne, 2019
Avec tous mes vœux pour 2020
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mardi, 31 décembre 2019
Ishikawa Takuboku, « 7 tankas »
« Tout comme l’enfant qui parti en voyage
revenu au pays s’endort
aussi doucement en vérité est arrivé l’hiver
Chose plutôt rare
que ce calme plat dans mon cœur
quand j’écoute avec plaisir jusqu’à l’horloge qui sonne
Ah si pour sincèrement
lui ouvrir mon cœur j’avais un ami !
Je commencerais par lui parler de toi
Ce dont les gens parlent
cette beauté des cheveux défaits qui s’emmêlent aux tempes
je l’ai reconnue en te voyant écrire
De couleur cramoisie
ce vieux carnet où subsistent
l’heure et le lieu du rendez-vous secret !
Dix ans déjà que je l’ai composé disait-il de ce poème chinois
avant de le déclamer lorsqu’il était ivre
Ami vieilli de tant voyager
Quand donc était-ce ?
Oh la joie que j’avais eue à entendre soudain dans un rêve
cette voix que depuis si longtemps hélas je ne puis écouter ! »
1910
Ishikawa Takuboku
Une poignée de sable
Traduit du japonais par Yves-Marie Allioux
Philippe Picquier, 2016
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dimanche, 29 décembre 2019
Natsume Sôseki, « Dénigrement de soi servant à clore le cahier des “Copeaux” »
« Regardant à froid, je suis aise de m’éloigner du monde,
Et déraisonnable et si lent à m’attirer les louanges.
Prêt à brocarder les modernes, j’abandonne leur temps ;
Proche de dauber les anciens, je fréquente leurs livres.
Mon talent semble un vieux bidet poussif autant qu’ombrageux,
Mon savoir tient de la dépouille d’insecte mince et vide.
Il me restera ce faible pour les brumes du voyage.
Jugeur de fleuves et de montagnes, je dors sous le chaume. »
septembre 1889
Natsume Sôseki
Poèmes
Traduit du chinois (Japon), présenté et annoté par Alain-Louis Colas
édition trilingue, chinois, japonais, français
Le bruit du temps, 2016
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mercredi, 25 décembre 2019
Pierre Bergounioux, « Des salons de verdure »
« Il existe deux sortes de livres : les bons et puis les autres. Les premiers débordent en quelque sorte d’eux-mêmes. Ils n’instituent pas un monde à part, sui generis. Ils ouvrent celui qui les ouvre, changent sa pensée, donc sa vie. Deux facteurs contribuent à appauvrir celle-ci, l’ordre des choses, qui est toujours coercitif, dans les sociétés de classes, et la routinisation, qui est une défense contre le risque, l’angoisse, le nouveau. Les poètes s’inscrivent en faux contre le premier et nous délivrent, à leurs frais, de nous-mêmes, de notre triste finitude, de l’ennui, de la médiocrité. »
Pierre Bergounioux
Des salons de verdure
in Cahiers de l’Herne n° 127, “Pierre Bergounioux”,
sous la direction de Jean-Paul Michel, novembre 2019
http://www.editionsdelherne.com/publication/cahier-pierre-bergounioux/
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vendredi, 20 décembre 2019
Mareille Macé, « Ce besoin d’installer sur terre ce que l’on a rêvé. “Compagnies de Mathieu Riboulet” »
« Encore. Voilà un mot plein de ressources ; on pourrait dire que c’est le temps lui-même, le temps de la vie même : il désigne ce qui a tenu jusqu’à maintenant, et ce qui se soulève de nouveau, ce qui aura toujours à se soulever de nouveau. “Encore”, cela veut dire que ça aura tenu jusqu’à cette heure : la vie se sera poussée en nous “comme un vaillant petit cortège”, la vie aura tenu jusqu’à maintenant, la vie se sera éprouvée en nous jusqu’à maintenant, la vie qu’on n’abat pas. Mais cela veut dire aussi qu’on n’a jamais vécu une bonne fois pour toutes ; que toujours ça se resoulève, ça doit se resoulever, se remettre en selle. De nouveau. Allez ! encore une fois. “Encore” est certes le mot de la lassitude : et allez, encore ! C’est le mot de la fatigue à recommencer, à avoir à recommencer. Travailler encore, supporter encore l’avalanche des deuils. Mais “encore” est aussi et surtout le mot du désir, du désir forcément infini ; car aimer, c’est vouloir encore, en vouloir encore. C’est le mot des amants, et c’est le mot des enfants : encore ! qui ne voient pas pourquoi un bonheur ou un plaisir devrait s’arrêter – et ils ont raison. Encore est le mot de l’infini dans les choses, des choses qui n’en finissent pas, qui s’infinissent toutes seules ou qu’on doit infinir. Comme la joie, comme la lutte. “Nous deux encore” donc, mais aussi et encore nous tous, nous tous constitués par le désir de bâtir, de camper en effet sur ces rives, avec les fantômes, de braver ce monde abîmé et d’y faire nos cabanes, puisque décidément “notre besoin d’installer quelque part sur terre ce que l’on a rêvé” ne connaît pas de fin. »
Marielle Macé
« Ce besoin d’installer sur terre ce que l’on a rêvé »
in « Compagnies de Mathieu Riboulet »
Verdier, en librairie le 9 janvier 2020
https://editions-verdier.fr/livre/compagnies-de-mathieu-riboulet/
40 ans de Verdier
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jeudi, 19 décembre 2019
Carl Rakosi, « Le vieil homme »
DR
« D’abord les poils
poussèrent plus épais sur la poitrine
et le ventre
et les cheveux plus fins au sommet
de son crâne.
Puis le gris apparut
le long du côté droit
de sa poitrine.
Un jour il regarda
dans le miroir
et vit des poils épais
et gris dans ses narines.
Alors il voulut
admettre
que l’âge était venu.
Le vieil homme
retira son dentier
du verre d’eau
et coupa lui-même
une petite saucisse.
Jeune homme
il avait été si pressé
de vieillir.
Maintenant, il se sentait plus jeune
que jamais. »
Carl Rakosi
Amulette
Traduit de l’américain par Philippe Blanchon en compagnie d’Olivier Gallon
Suivi d’un entretien avec l’auteur
La Barque, 2018
14:42 Publié dans Écrivains, Édition, En fouillant ma bibliothèque, Livre | Lien permanent | Tags : carl rakosi, amulette, philippe blanchon, olivier gallon, la barque
Carl Rakosi, « Le vieil homme »
DR
« D’abord les poils
poussèrent plus épais sur la poitrine
et le ventre
et les cheveux plus fins au sommet
de son crâne.
Puis le gris apparut
le long du côté droit
de sa poitrine.
Un jour il regarda
dans le miroir
et vit des poils épais
et gris dans ses narines.
Alors il voulut
admettre
que l’âge était venu.
Le vieil homme
retira son dentier
du verre d’eau
et coupa lui-même
une petite saucisse.
Jeune homme
il avait été si pressé
de vieillir.
Maintenant, il se sentait plus jeune
que jamais. »
Carl Rakosi
Amulette
Traduit de l’américain par Philippe Blanchon en compagnie d’Olivier Gallon
Suivi d’un entretien avec l’auteur
La Barque, 2018
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vendredi, 13 décembre 2019
Tonino Guerra, « vendredi 13 décembre 1996 »
« Il y a toujours une journée, dans la vie d’un homme, pour recueillir la beauté du monde. Et même si l’on vit mille ans, ce n’est que la répétition de cette rencontre inattendue. Il y a des papillons qui vivent un seul jour, et ce jour-là contient les fulgurations exquises de tous les désirs. »
Tonino Guerra
Il pleut sur le déluge
Traduit de l’italien par Sophie Royère
La Barque, 2018
https://www.labarque.fr/livres27-tonino-guerra-il-pleut-sur-le-deluge.html
16:44 Publié dans Écrivains, Édition, Livre | Lien permanent | Tags : tonino guerra, il pleut sur la déluge, sophie royère, la barque
vendredi, 06 décembre 2019
Pascal Quignard, « Un pied d’homme qui brûle »
photogramme du documentaire L'Europe des écrivains de David Teboul
« C’est ainsi qu’il n’y a pas de fin à nos jours.
Le “fil” de l’intrigue n’existe pas.
Les pistes des grèves, des oiseaux, des arbres, des hommes et des bêtes divergent dans le temps, se brouillent dans l’espace, se perdent dans la mort.
Il me semble qu’à la fin de mes jours, de mes livres, de mes spectacles, à force de se dérouter des routes, de se dévoyer des voies, des sentiers, des sentes, la trace que creusaient mes pas ne se distinguait plus de la forêt elle-même.
C’est le fragment LXXI d’Héraclite : Celui qui oublie où conduit la route arrive sans fin.
Par la bonté de la brume qui monte sous le premier rayon qui en rencontre l’eau et lui adjoint ce peu de tiédeur qui l’échauffe, par la bonté de la rosée qui s’y dépose, se lève l’odeur merveilleuse, chaque matin, de la terre mouillée.
Et sur les bords de l’Yonne la senteur de la vase dans les mousses que la clarté touche, entre les mentes, dans les joncs.
À midi, la terre jusque là humide et noire est redevenue sèche et presque blanche. Je pousse la grille. Le pied nu, en se posant sur elle, la craquèle, la morcèle, la divise, et aussitôt en fait une sorte de poudre. C’est un sable doux qui est tiède sous la plante du pied qui s’enfonce. Puis qui y délivre son empreinte quand il se retire. On lève les yeux. C’est le soleil tout rond, l’étoile invraisemblable à laquelle on doit tout, qu’on ne peut même pas fixer. Héraclite écrit dans le fragment III : Le soleil pas plus large qu’un pied d’homme (podos anthrôpeion).
Notre corps en vieillissant subit une métamorphose qui se fait de plus en plus précise.
Nous sommes comme une photographie qu’on pose sur une flamme.
Nous ne connaissons pas d’autre énigme que la vie elle-même émouvant notre corps. »
Pascal Quignard
La vie n’est pas une biographie
Galillée, 2019
15:25 Publié dans Écrivains, Édition, Livre | Lien permanent
dimanche, 01 décembre 2019
Jean-Claude Pirotte, « La pluie à Rethel »
DR
« Je n’ai jamais réussi à mettre de l’ordre dans ma vie, ou mes vies, et ce n’est pas aujourd’hui, où j’essaie d’en agencer des bribes, que je réussirai. Les lieux et les visages se sont estompés. Rarement, une surface réduite dans cette étendue d’ombre s’illumine, comme, sur une plaine où roulent des nuages bas, soudain un coin de champ, un bout de terre reçoivent l’éclairage inattendu d’un rayon de soleil. Cela ne dure pas, et l’horizon entier se bouche à nouveau. Il faut se contenter de ces clignotements désordonnés ; chercher à fixer une couleur, la forme tourmentée d’un grand arbre, l’ondulation à peine perceptible d’un ressaut de terrain, la lueur accrochée à un toit mouillé, le sillon noir et blanc d’un vol de pie, un cri très éloigné, l’appel perdu d’une voix dans un chemin creux. À partir de ces visions incohérentes, construire est illusoire. On n’invente pas ce qui est mort.
Chercher des images, patience de sourcier. Mais quelles images ? Quelle nappe d’eau fraîche découvrir sous les strates accumulées par l’indifférence universelle ? Je cherche des images, qui seraient mon musée d’Épinal à moi. Musée bien dérisoire. Je me promène dans des salles obscures où je m’arrête parfois, espérant qu’un écran quelque part va s’éclairer, dérouler un film sautillant, suggérer le faux-semblant d’une merveille perdue. Je fais des phrases. Et j’attends d’elle un événement inimaginable, quelque chose comme la résurrection d’une banalité sanctifiée, est-ce que je me fais comprendre ? Je ne me fais pas comprendre. Je regarde le ciel et j’écoute la pluie. C’était un autre ciel, une autre pluie. Non, ce sont les mêmes. Il n’y a que moi qui… Moi ? Rien, il n’y a rien. Le mot rien, le mot vide, le mot néant, encore des mots. Et se colleter avec des mots, à quoi ça peut bien servir ?»
Jean-Claude Pirotte
La pluie à Rethel
Préface de Jean-Paul Chabrier
Luneau-Ascot, 1981, rééd. La Table ronde, coll. La petite vermillon, 2018
16:55 Publié dans Écrivains, Édition, Je déballe ma bibliothèque, Livre | Lien permanent | Tags : jean-claude pirotte, la pluie à rethel, jean-paul chabrier, luneau-ascot, la table ronde
samedi, 30 novembre 2019
Jean Clair, « Paranoïa »
Fresque de Gorgone dans la Casa dei Vettii, Pompéi
« […] Se retourner, réfléchir, relire, reprendre, c’est découvrir la face terrifiante de Méduse, subir son engourdissement qui mène à l’ankylose de la pierre. Rêver, c’est revenir, c’est devenir un revenant et commencer d’habiter chez les morts.
La mort n’est pas devant nous, comme on le croit communément, elle est derrière nous, dans notre dos. Se retourner, c’est découvrir sa face de nuit au cœur de la nuit même, et comme Orphée impatient, ne plus jamais, paralysé, revoir la lumière du petit jour. La mort n’est pas non plus un sac d’os, comme on la voit communément figurée dans les fresques du Campo Santo, une assemblée de squelettes qui s’agitent en une ronde de fête foraine. C’est un masque, immobile et seul.
On dit aussi que les souvenirs douloureux, insupportables, s’effacent avec le temps. La mémoire serait miséricordieuse. On oublierait qu’on a été malheureux. Mais non, il suffit de se retourner – et plus le temps s’avance, plus l’envie de se retourner grandit – pour voir qu’ils sont toujours là, et même on les redécouvre, immobiles, plus graves, plus lourds, plus pesants, avec leur rictus de pierre et leurs crocs prêts à déchirer, pour nous rappeler que cela a bien eu lieu, irrémédiablement, et qu’on ne pourra pas indéfiniment leur échapper.
Lorsqu’on relit un livre, qu’on réfléchit à ce qui a été, qu’on revoit un visage disparu, lorsqu’on s'arrête un instant, tout simplement, pour revenir sur un moment de son passé, de quelle mort est-on menacé dont l’élan du présent, si irréfléchi soit-il, nous protège ? Quel étrange équilibre doit-on conserver entre cette réflexion qui nous fait nous retourner sur soi au péril de la vie et de la démarche hésitante qui nous permet malgré tout de continuer d’avancer, d’écrire, d’aller droit son chemin en quête précisément de cette indicible vérité dont le pressentiment nous paralyse, et qui probablement nous tuerait s’il nous fallait l’affronter.
Croiser le regard de la Méduse, et aller jusqu’à oser lui trancher la tête, c’est alors se donner le pouvoir qu’elle ôte aux humains, celui de figurer, de représenter, d’imaginer ce qui a été et ce qui demeure. »
Jean Clair
Les derniers jours
Gallimard, 2013
13:38 Publié dans Écrivains, Édition, Livre | Lien permanent | Tags : jean clair, paranoïa, les derniers jours, gallimard
mercredi, 27 novembre 2019
Volker Braun, « Ripaille nocturne avec Su Dung-po (1036-1101) »
« Sur le sol je me repose
De
Ma poitrine coule l’eau
D’où
Sources jaillissant des pierres
L’espoir est insensé
Tout comme le désespoir
Personne ne boit ? Demande le drap :
“Laisse écouler le reste de ta vie…”
J’ai bien trop de sueur
Mais pas assez d’encre
Et salive plus que patience
Pour décrire le monde
Jusqu’à ce que je me tarisse — »
Volker Braun
Poèmes choisis
Traduit de l’allemand par Jean-Paul Barbe et Alain Lance
Préface d’Alain Lance
L’oreille du loup, 2001, réédition : Poésie / Gallimard, 2018
15:19 Publié dans Écrivains, Édition, Livre | Lien permanent | Tags : volker braun, ripaille nocturne avec su dung-po, poèmes choisis, jean-paul barbe, alain lance, poésie gallimard