mardi, 17 mars 2020
Jacques Dupin, « Glauque »
DR
« Comme je voyageais très bas
autour des étangs de septembre
je crus la voir elle était là
béate au milieu de l’eau
la Chinoise du Malespir
dans l’attente lancéolée
du songe qu’elle accapare
son œil étirant mes yeux
elle rit de rien et de l’eau
je ne cesse de rajeunir
—————————————
trop de feuilles de chimères
de meurtres flottés sur l’eau
elle extasiée qui replonge
dans la plaie au fond de quoi
une écriture agonise
l’opéra-bouffe des grenouilles
qui languit qui se déchirent
par la libellule et le bleu
de ses ciseaux entrouverts
au milieu pour en finir
—————————————
il fait sombre j’écris bas
elle est là depuis toujours
les bulles crevant sa peau
dans le glauque du rituel
la coulisse épaisse de l’eau
c’est l’égrènement c’est le frai
l’accouplement le rosaire
sur la pierre lisse et le bord
de l’eau morte écartelée
par l’effervescence de l’air
—————————————
ta soif ton regard bridé
et le plaisir sans mélange
d’enfanter ce que je tais
d’aspirer l’ombre de l’autre
plus loin que l’eau divisée
ne coassant plus en dieu
sans l’affilée de ma langue
l’inconnue de l’entre-deux
a plongé dans la démence
du foutre des monstres frais
—————————————
le froid de sa cuisse ouverte
à la labilité de l’eau
elle est là depuis toujours
ma complice fantômale
une grenouille à rebours
de son genou dissipant
un tressaillement dans le vert
pour l’image que revêt
l’assidue des premiers ronds
de l’eau ridée de l’enfer »
Jacques Dupin
Chansons troglodytes
Fata Morgana, 1989
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lundi, 16 mars 2020
Wisława Szymborska, « Prêt-à-vivre »
© : Elżbieta Lempp
«Voilà du prêt-à-vivre.
Pièce sans répétition.
Corps sans essayage.
Tête sans réflexion.
J’ignore le rôle qu’on me fait jouer.
Je sais seulement qu’il est à moi, non échangeable.
De quoi parle la pièce, je n’ai pas d’autre choix
que de le deviner une fois sur scène.
Préparée à la diable pour cet honneur de vivre,
j’ai du mal à tenir le rythme qu’on m’impose.
J’improvise, bien que cela me fasse horreur,
je bute à chaque instant sur l’ignorance des choses.
Mes manières fleurent sans doute la province.
Mes instincts n’ont sûrement rien de professionnel.
Le trac est une excuse, et une humiliation.
Je trouve cruelles ces circonstances atténuantes.
Mots et réflexes qu’on ne peut retirer,
l’inventaire des étoiles plein d’erreurs,
caractère ? Un manteau boutonné en courant.
Telles sont les conséquences pénibles de la hâte.
Si j’avais pu seulement répéter un mardi,
ou revoir les détails d’un jeudi, juste un seul !
Mais voilà vendredi au scénario obscur.
“Est-ce correct ?” croassé-je (on ne m’a pas laissé
le temps de m’éclaircir la gorge en coulisses).
Et ce n’est pas, hélas, une audition sommaire,
dans un studio provisoire. Certes, non.
Traversant le décor, je vois qu’il est solide.
La précision des accessoires m’étonne.
La scène tournante semble rodée depuis longtemps.
Nébuleuses toutes banchées, jusqu’à la plus lointaine.
Je n’ai plus aucun doute, c’est la première – et
quoi que je fasse maintenant,
deviendra à jamais la chose que j’aurai faite. »
Wisława Szymborska
Grand nombre (1976)
in De la mort sans exagérer – Poèmes 1957-2009
Préface et traduction du polonais de Piotr Kaminski
Poésie / Gallimard, 2018
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dimanche, 15 mars 2020
Lambert Schlechter, « Piéton sur la voie lactée »
© cchambard
« à côté de mon oreiller, la nuit, j’écris :
voilà, il y a eu ce jour-ci, il se termine
jour printanier, soleil & ciel bleu
ce jour-ci, un jour de ma vie
viendra le jour de demain, j’y vais
encore un jour de ma vie
je ne sais si c’est le dernier
ou s’il y en aura encore mille
nuit me prend : dormir pour vivre demain
*
écrire pour préparer le terrain d’écriture
écrire encore ceci avant de commencer à écrire
écrire vite vite choses simples & banales
avant d’ouvrir la brèche vers les profondeurs
écrire vite vite les petits rien de la vie
afin de conjurer le grand tout du néant
écrire le frémissement de l’herbe
avant de thématiser le frisson de l’existence
balbutier encore & encore : je ne suis pas mort
*
quand les mots ne servent plus
à marchander les radis ou le bleu du ciel
quand les phrases renoncent
à commenter les tribulations du moi
quand le langage n’est plus utile à rien
sauf à baliser sans fin un domaine sans nom
quand les mots soudain te chaotisent
tout ce que tu croyais savoir & connaître
c’est ce que tu demandes au poème : du vertige »
Lambert Schlechter
Piéton sur la voie lactée – Petites parleries au fil des jours
Avec des dessins d’Anne Weyer
Phi, 2012
http://www.editionsphi.lu/fr/francais/353-schlechter-lambert-pieton-sur-la-voie-lactee.html
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samedi, 14 mars 2020
Juan Gelman, « Notes XII & XIII »
DR»
« NOTE XII
les rêves brisés par la réalité
les compagnons brisés par la réalité/
les rêves de compagnons brisés
sont-ils vraiment brisés/perdus/rien/
pourrissent-ils sous la terre ?/leur éclat brisé
disséminé en petits morceaux sous la terre ?/un jour
les petits morceaux vont-ils s’unir ?
va-t-il y avoir la fête des petits morceaux qui se réunissent ?
et les petits morceaux des compagnons/se réuniront-ils une fois ?
marchent-il sous terre pour se réunir un jour comme dit manuel ?/se réuniront-ils/ un jour ?
de ces petits morceaux aimés est faite notre concrète solitude/
nous avons per/du la douceur de paco/la tristesse d’haroldo/la lucidité de rodolfo/le courage de tant et tant
à présent ils sont de petits morceaux disséminés sous tout le pays
de petites feuilles tombées de la ferveur/de l’espoir/de la foi/
de petits morceaux qui furent joie/lutte/confiance
dans les rêves/les rêves/les rêves/les rêves/
et les petits morceaux du rêve/se réuniront-ils une fois ?
se réuniront-ils un jour/les petits morceaux ?
nous disent-ils de les accrocher au tissu du rêve général ?
nous disent-ils de rêver mieux ?
à manuel scorza
NOTE XIII
chaque compagnon avait un morceau de soleil/
dans l’âme/dans le cœur/dans la mémoire/
chaque compagnon avait un morceau de soleil/
et c’est de cela que je parle
je ne parle pas des erreurs qui
nous ont conduits à la défaite/pour l’instant/non
je parle de l’arrogance/de l’aveuglement/du délire militariste de la direction/
je dis que chaque compagnon avait un morceau de soleil
qui lui illuminait le visage/
lui donnait chaud dans l’effroi nocturne/
l’embellissait en lui mettant la joie aux yeux/
le faisait voler/voler/voler/
se sont-ils éteints ces morceaux de soleil à présent ?/à présent que les compagnons sont morts/se
sont-ils éteints leurs morceaux de soleil ?/ne leur éclairent-ils pas toujours
âme/mémoire/cœur/leur réchauffant
le talon les os mitraillés d’ombre ?
petit soleil qui ainsi s’éteignait/
tu éclaires encore cette nuit/
où nous restons à regarder la nuit
vers le côté où monte le soleil »
Juan Gelman
Vers le sud et autres poèmes
Présenté et traduit de l’espagnol (Argentine) par Jacques Ancet
postface de Julio Cortázar
Gallimard, coll. Poésie, 2014
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vendredi, 06 mars 2020
Lu Yu, « La nuit du 18e jour du 7e mois, composé sur l’oreiller »
« un éclair jaillit, il fait clair comme en plein jour
pas encore apaisé le tonnerre gronde
les nuages défilent confusément puis disparaissent
lentement monte la lune solitaire
dans les herbes couvertes de rosée des criquets conversent
le vent dans les branches effraie les pies
dès que la fraîcheur naît je me sens enfin à l’aise
je dors profondément jusqu’à ce qu’à la fenêtre il fasse jour »
Lu Yu
Le vieil homme qui n’en fait qu’à sa guise
Poèmes choisis et traduits du chinois par Cheng Wing fun & Hervé Collet
Moundarren, 1995, rééd. 2012
lundi, 24 février 2020
Jean-Luc Nancy, « Les senteurs de la librairie»
© Jean Le Gac
« […] La librairie est une parfumerie, une rôtisserie, une pâtisserie : une officine de senteurs et de saveurs à travers lesquelles se laisse deviner, supposer, pressentir quelque chose comme une fragrance ou comme un fumet du livre. On s’y donne ou on y trouve une idée de son Idée, une esquisse, une allusion, une suggestion. Peut-être parle-t-il de ce qu’on cherchait, de ce qu’on espérait. Peut-être tient-il la promesse de son titre – Le Temps perdu, L’Être et la Néant, Le Capitaine Fracasse –, ou bien de celle du nom de l’auteur – Diderot, Joachim de Flore, Ernest Hemingway, Jane Austen –, ou bien encore du nom de l’éditeur et de la collection – Galican, Calmy-Cohen, Enseignes, Portulans, Le Typographe –, et peut-être pourrait-il tenir mieux encore la promesse discrète de l’inconnu, de l’inattendu, – L’Intrus, Des pois au lard, Relation d’un voyage en grande librairie –, ou bien peut-être, dépourvu de toute promesse et ne risquant donc pas de les trahir, assure-t-il simplement de son sérieux, de sa compétence – Histoire véridique de ma vie, Origine de la géomancie, Tristan et Isis.
La librairie ouvre au lecteur l’espace général de toutes ces espèces d’ouverture, de regard furtif, d’éclairage bref ou d’illumination, de forage, de prospection, de passage au crible, au tamis, de prélèvement ou bien de relevé. Il s’agit toujours de délier le lien qui tient le volume et de le laisser respirer, s’ébrouer un instant – perdre aussi sa suffisance et sa consistance pour ne plus être ailleurs que dans l’empressement ou dans la nonchalance des doigts qui feuillettent.
Mais le regard effeuille aussi les rayons et les tables, il se pose de place en place, sautant de couleur en format, guidé par des silhouettes, des images, des signaux divers. Il se laisse séduire, solliciter, charmer. Il envisage les épaisseurs, il parcourt les indications des quatrièmes de couverture, ou bien, lorsqu’il en trouve encore, des prière d’insérer. C’est lui qu’on prie, en fait, d’insérer dans le livre un peu de son envie, de sa curiosité, de cette imagination qui ne cesse dans son dos de lui faire attendre des mondes, des bonheurs, des savoirs, des récits. […]»
Jean-Luc Nancy
Sur le commerce des pensées
Illustrations originales de Jean Le Gac
Galilée, 2005
http://www.editions-galilee.fr/f/index.php?sp=liv&livre_id=3001
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jeudi, 20 février 2020
Jean-Christophe Bailly, « Aventure de Thomas Jones »
Thomas Jones, Un mur à Naples, 1782, Londres, National Gallery
« Un art délivré de l’intention — qui n’en a pas rêvé ? Or voici que par dépit peut-être et heurté par tout ce que lui renvoyait de négatif le monde de l’intention picturale, qui est avant tout celui d’une dictée de types et de rituels, Jones s’en est rapproché. Nous sommes loin, très loin, maintenant. Loin de tout effet de halo ou d’annonce, loin de toute “nativité”, de tout supplément auratique, mais nous sommes en plein dans un commencement, qui n’a même pas le pathos des commencements : un matin, un beau matin, avec en lui cette opacité presque éteinte que Jones a su percevoir en plein jour. […] Jones s’est porté un peu plus loin, ce qui est une façon de parler, car en fait c’est plus près qu’il est allé, plus près de la surface, qui est ce que nous pouvons connaître du monde. Pour la première fois peut-être avec autant de simplicité et si peu d’emphase, quelque chose de la peau du monde au monde est montré, quelque chose qui n’est rien, en tout cas rien de haut ou de sublime, on le redit encore une fois : un mur usé sous un pan de ciel bleu d’été, à Naples, des toits et des dômes qui se succèdent et forment la skyline de ce temps, une géométrie austère installée sous le ciel au-dessus des ors et des secrets de la ville baroque, des murs encore, pleins de coulures et de cicatrices, avec dans un recoin une terrasse recouverte de branchages et même, si l’on y tient, du linge qui sèche : mais dépourvu de tout appel à l’anecdote ou au cliché (alors même que le linge partout accroché dans les ruelles constitue aujourd’hui un véritable topos du pittoresque napolitain), simplement pendu au balcon de bois du Mur à Naples avec, au centre, comme un fléau ou un balancier, un long flambeau blanc traînant dans le vide écrasé de lumière.
Le paradoxe, c’est que le commencement qu’inaugurent ou que confirment les huiles sur toile est aussi un adieu. Les séances sur la terrasse sont de 1782, or c’est en août de l’année suivante qu’il embarque avec sa famille sur le brigantin suédois qui le ramènera en Angleterre, où il mettra fin à sa carrière de peintre. Le moins que l’on puisse dire, c’est que le destin de Thomas Jones est étrange, il y a dans son refus des conventions picturales et davantage encore dans l’abandon à peine ultérieur de son art comme une préfiguration du Bartleby de Melville. Jones serait comme un Bartleby artiste refusant soudain lui aussi d’avancer dans le sens qu’on lui indique : I would prefer not to — c’est comme si le refrain obstiné du petit scribe new-yorkais venait faire un tour sur une terrasse de Naples pour rebondir au beau milieu du pays de Galle et s’y éteindre entre les collines sur un fond de résignation et de tristesse. En tous cas il convient parfaitement à ces gestes par lesquels Jones, sans souveraineté ni superbe, mais absolument, tourna le dos à son époque pour se mettre devant ce qu’elle longeait chaque jour mais sans le voir et qui n’était pas tant sa face cachée que sa face réelle et son propre abîme quotidien. »
Jean-Christophe Bailly
Saisir — Quatre aventures galloises
Coll. Fictions & Cie, Seuil, 2018
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mardi, 18 février 2020
Mathieu Riboulet, « Les Portes de Thèbes – Éclats de l’année deux mille quinze »
Voici déjà deux ans que Mathieu Riboulet est parti vers un ailleurs pas si lointain, un ailleurs d’où il scrute encore son établi — comme dit son amie Marie-Hélène Lafon. C’est là qu’attendait cet ensemble de pages, où les morts et les vivants sont une simple communauté, c’est là qu’attendait ce qui devient son ultime livre, puisque « le désir est sur la table » et qu’il est inlassablement remis sur le métier pour demeurer désir.
Les Portes de Thèbes – où résonnent les Sept contre Thèbes d’Eschyle (« Quelles angoisses funestes, inexprimables, me font pousser le cri des douleurs ?! – Tais-toi ! que pas un cri de détresse ne retentisse dans Thèbes ! ») —, sous-titré Éclats de l’année deux mille quinze, cette année, rude, où le 16 novembre Mathieu Riboulet apprend qu’il a un cancer du foie, soit trois jours après les tueries que l’on sait, est un livre puissant car sa force est de prendre le personnel pour le rendre collectif, et inversement, d’en faire une tragédie moderne — « Le corps malade de l’Europe, le corps malade du monde, c’est le mien » —, un vrai livre politique donc.
Recopions : « Il a donc fallu que j’accepte l’ouverture de mon corps. Ce n’est pas le moindre des paradoxes du temps : tout se ferme (les hommes, les regards, les frontières, les esprits), et plus tout se ferme plus il me faut ouvrir, c’est la réponse, je ne sais rien faire d’autre. Écrire c’est ouvrir, bien sûr, je sais cela, mais il suffit d’écrire fermé pour que l’élan se perde. Et des livres fermés, il s’en publie à la pelle. Il faut donc s’attacher à écrire des livres ouverts pour raconter des histoires ouvertes, aérer les fictions, valser avec les chronologies, dire que les corps, nos corps, sont encore ce qui s’ouvre et le plus et le mieux et le plus aisément, même quand on ne le veut pas. » Et plus loin : « Nous aurions eu, ensemble, quelques nuits d’insomnie / À parcourir à pied la cité assiégée, / À concevoir, d’un trait, des pièges où tomber, / Des embuscades féroces, des complots insensés, / Ensemble, vous et moi, nous aurions conçu “Thèbes”, / À chacune de ses portes nous aurions mis des hommes, des idées et des voix, / Imaginé un jeu où pénétrer ensemble les arcanes de la paix, / Les arcanes de la guerre ; et l’ouverture des portes / Garantes de la présence de la cité paisible / Au cœur de son pays de paix et d’attention. »
Et Mathieu Riboulet, en un nécessaire va-et-vient entre les faits et le moment où il écrit, entre la prose tendue et ondoyante et la poésie de conteur, de chanteur, d’aède, entre les voyages, entre les corps des amants, des frères — « Les sept marioles de novembre quinze sont mes frères […]. Je l’écris pour redire qu’il n’y a pas de guerre qui ne soit pas civile et que nous finirons massacrés par nos frères […] Le paradis, pour nous, n’est pas plus une option qu’il n’en est une pour eux. » —, traque nos faiblesses, nos grandeurs, le danger et l’amour, dans ce monde mourant, et nous offre en partage le tragique de nos vies. Et si, à la fin, on ferme le livre, ému par l’extraordinaire présence de celui qui est un de nos plus importants écrivains, c’est-à-dire un de nos plus importants compagnons, c’est parce qu’il hante nos tables, nos vies, pour nous permettre — il faut le souhaiter à chacun — de finir en beauté, « confiant et corps ouvert. »
Claude Chambard
On adjoindra, avec profit, à ce livre exemplaire, Compagnies de Mathieu Riboulet, ensemble généreux et puissant de quelques amis qui partagent avec infiniment de justesse leurs lectures de l’œuvre et de l’homme. Nous en avons sur ce blog partagé deux extraits de Marielle Macé et Marie-Hélène Lafon.
Mathieu Riboulet
Les Portes de Thèbes – Éclats de l’année deux mille quinze
76 p. ; 12€50
Verdier, 2020
17:04 Publié dans Écrivains, Édition, Livre, Verdier | Lien permanent | Tags : mathieu riboulet, les portes de thèbes, compagnies de mathieu riboulet, verdier
lundi, 17 février 2020
Marie-Hélène Lafon, « Abécédaire » (Compagnies de Mathieu Riboulet)
[Extraits]
« Ardent. — Il le fut. Il l’était. Il l’est. Il le demeure. Dans les livres. Dans les images, dans les films, sur les écrans. Dans nos vies.
Désir. — Et il habite le désir comme un pays.
Or. — Or il parlait du sanctuaire de son corps.
C’est un titre.
C’est le sujet.
Politique. — Je voudrais écrire, il faudrait écrire, son vertige, le vertige essentiel du politique ; sans doute a-t-il toujours déjà été là ; c’est un rapport au monde et une rage d’être ; mais, au lieu de s’éliminer en lui avec les années, la quinquagéniture, et l’abrasion des jours ordinaires, le vertige est monté en houle profonde pour tendre la phrase et bander l’arc du texte, et, surtout de plus en plus puissamment, des textes publiés depuis 2008 chez Verdier. Rien de dogmatique, pas d’envolées rhétoriques ni de leçon de bien pensance confortable ; des noms exhumés, la litanie des morts, des tués, des rabotés, des laissés sur le carreau de l’histoire, des histoires, les petites, la grande, les minuscules, la majuscule ; des noms, des dates, des gestes, des faits, des chemins frayés, inventés, taillés à la machette dans le maquis des choses, de toutes les choses, les brûlantes, les écorchées, les sanglantes, les douces, les tendres, les désirées, les douloureuses qu’il empoigne, qu’il envisage. Le visage du monde, sa gueule tordue, bouleversante, irrésistible, et l’élégance sauvage de Mathieu Riboulet, les deux, en face à face, dans les livres et dans la vie, c’est ce qu’il faudrait saisir, écrire, sans rien caricaturer, sans rien figer, dans la gélatine froide de la glose. C’est un geste impossible, une ligne d’horizon qui, toujours, se dérobe.
Syntaxe. — J’hésite ; il y aurait Secret ; il y aurait Sœur.
Syntaxe l’emporte.
La syntaxe emporte tout ; l’étrave de la phrase charrie tout, les sœurs, les secrets, les silences, les solitudes, les familles, les vertiges, les sommets, les saisons, Berlin, Berlin, des peintures, Thucydide et les autobus de banlieue. La phrase est une architecture. Elle donne forme au chaos. Elle rend grâce. Elle fait joie. Elle s’encolère, elle s’enrage, elle se tient toujours, elle tient. Elle est savante et puissante. Elle sinue sans barguigner. Elle y va, elle s’enfonce, elle s’y colle, elle ne mégote pas, elle ne perd pas le nord, de virgule en virgule, et encore et encore. Elle ose les deux points, carrément, la parenthèse, les tirets, les relatives, les complétives carabinées, les adjectifs ébouriffés et suspendus, résignées et patientes, tremblants mais rigoureux et fins.
Elle ose. Il ose.
Tendre. — Tendre la phrase. Un geste politique. Un geste poétique.
Je l’ai dit, j’insiste.
Tendre éperdument, dans tous les sens, et pour les siècles des siècles. Nuques fraîches, épaules nues, et pivoines à cœur. »
Marie-Hélène Lafon
Abécédaire
in « Compagnies de Mathieu Riboulet »
Verdier, 2020
https://editions-verdier.fr/livre/compagnies-de-mathieu-riboulet/
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samedi, 15 février 2020
Michael Ondaatje, « Le grand arbre »
Zou Fulei, Un souffle de printemps, 1360
« Zou Fulei est mort comme un dragon abattant un mur…
ce vers composé et enrubanné
d’une écriture cursive
par son ami le poète Yang Weizhen
dont le père bâtit une bibliothèque
entourée de centaines de pruniers
C’était Zou Fulei, presque inconnu,
qui faisait les plus belles peintures de fleurs de pruniers
de tous les temps
Une branche dressée dans le vent
et la ligne verticale des caractères de son ami
leurs couleurs d’encre
– de délavé à opaque
de sombre à pâle
chaque mouvement et chaque geste
appris et différent
renvoyant à l’art de l’autre
Dans la haute bibliothèque entourée de pruniers
où le jeune Yang Weizhen étudia
on retira l’escalier mobile
pour assurer sa concentration solitaire
Sa grande œuvre
“libre” “originale” “non conformiste”
“sans trace de superficialité”
“sans mouvement flamboyant”
utilisant parfois les queues recourbées
de l’écriture archaïque,
partageant avec Zou Fulei
ses bonds et ses obscurités
*
Ainsi je t’ai toujours gardé dans mon cœur…
Le grand poète calligraphe du XVIe siècle
pleure la mort de son ami
Le langage attaque le papier depuis les airs
Il n’y a qu’un chemin semé de fleurs
pas de mouvement flamboyant
Une nuit d’encre noire en 1361
une nuit sans escalier »
Michael Ondaatje
Écrits à la main
Traduit de l’anglais(Canada) par Michel Lederer
Bilingue
L’Olivier 2000, rééd. Points Seuil, 2019
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vendredi, 14 février 2020
Christine de Pizan, « Ce jour saint Valentin… »
Christine de Pizan & Etienne de Castel, The British Library Board.
L’amant
Ce jour de la Saint-Valentin, ma belle dame,
Je vous choisis pour dame pour l’année
Et pour toujours une fois pour toutes.
Bien que je vous aie déjà donné
Mon amour sans faille,
Ce jour, pour maintenir l’usage
Des amoureux dont je fais partie,
Je vous retiens à nouveau, belle et sage.
Le doux printemps où tout se renouvelle
Commence ce soir ; tout amoureux
Doit donc ce jour retenir pour maîtresse
Dame ou jeune fille, mais jamais
Ne s’achèvera l’amour que sans partage
Je mis en vous, c’est pour toujours,
Et pour montrer que je ne cherche pas à m’en repentir
Je vous retiens à nouveau, belle et sage.
Je serai gai dans la saison nouvelle
Pour votre amour, soir et matin,
Car j’espère avoir beaucoup de nouvelles
De vous ; j’en manifesterai une grande joie,
Comme il est juste, si votre doux cœur
Veut consentir à mon bonheur.
Quoi qu’il en soit, jusqu’au mourir,
Je vous retiens à nouveau, belle et sage.
Souveraine de toutes, sans mentir,
Amour m’a mis dans un tel servage
Qu’il ne pourrait faiblir :
Je vous retiens à nouveau, belle et sage.
La dame
Très doux ami, pour ta grande joie
Je te choisis de nouveau et retiens
Ce jour de Saint-Valentin, où Amour
Prend volontiers sa proie : je te donne
À nouveau mon cœur. Bien que depuis longtemps
Il fût tout à toi, je te le confirme à nouveau
Et promet de t’aimer d’un amour sûr.
Pour ami, pour toujours, où que je sois
Je t’ai retenu et jamais le lien
N’en sera rompu. Mettons-nous sur le chemin
De la joie dans ce doux temps, plein de félicité,
Qui commence ce soir ; je l’affirme,
Je suis à toi, rien ne peut m’en détacher,
Et promets de t’aimer d’un amour sûr.
Il est juste que ton cœur s’en réjouisse
Et que pour moi, en acte et en maintien,
Tu sois joyeux en ce temps où tout
Se réjouit ; je me tiens aussi
Au doux plaisir que je retiens de mon côté,
Car vrai amour me l’a durablement donné,
Et promets de t’aimer d’un amour sûr.
Ainsi, ami, je suis à toi, sans fin
Et promets de t’aimer d’amour sûr. »
Christine de Pizan
Cent ballades d’amant et de dame
Présentation, édition et traduction de Jacqueline Cerquiglini-Toulet
Poésie / Gallimard, 2019
17:36 Publié dans Au jour le jour, Écrivains, Édition, Livre | Lien permanent | Tags : cent ballades d'amant et de dame, cejour saint-valentin, jacqueline cerquiglini-toulet, poésiegallimard, christine de pizan
jeudi, 30 janvier 2020
Ariel Spiegler, « Jardinier »
Agnolo di Cosimo dit Bronzino, Noli me tangere, 1561, Paris, Musée du Louvre
Ce n’est pas si courant qu’un livre de poèmes me transporte à ce point. Celui-ci est une vraie surprise. Acheté il y a 48 heures dans une bonne librairie après quelques pages sur place, il m’a bouleversé par ce qu’il donne à lire et à penser, mais aussi par ce qu'il rompt avec bien des façons actuelles. Ce n’est pas si courant aujourd’hui que la chair et l’esprit soient abordés avec générosité, réelle envie de partage, quête de soi-même dans l’amour de l’autre, qu’il soit humain ou d’essence divine – le jardinier on l’aura compris est le Christ ressuscité que Marie-Madeleine rencontre près du tombeau, comme le rapportent Jean & Marc. Reprenant, poursuivant, au fond, ce que quelques-uns de ces prédécesseurs ont mis en route – Thérèse d’Avila & Jean de la Croix, pour aller vite –, Ariel Spiegler – dont je ne connaissais rien –, bouleverse les habitudes et les sens en six parties, où le « je », le « tu » qui vont de l’un à l’autre — « petite », « Ariel », sont forcement plus définis —, sont les moteurs d’un dialogue intérieur et d’une passion qui porte à vaincre ce que le monde et le temps opacifient, abiment. Ce sont « L’appel d’un homme incompréhensible », « une mélodie, une espèce de couleur », « la meilleure part de toi », le désir, bien sûr, la recherche, l’erreur forcément, le questionnement permanent, qui constituent ce livre très sensuel et divin où, par exemple, « je me suis mélangée à son corps » et « j’ai chanté trop tôt la prière des humains et des anges » seraient des passages qui nous donneraient des nouvelles, de nous-même, perdus et déliés dans la passion et réunis dans l’écriture et la lecture. C’est dire si ce livre est nécessaire.
Claude Chambard, 30 janvier 2020
« Je t’adore
Qui es-tu ?
Avant que je parle, que je batte,
il y avait l’espace immense.
Tu as présidé à l’aurore.
Aucun oiseau n’est tombé sans toi.
Toute la nuit je t’ai voulu
mais que dure la nuit ?
Je t’adore.
J’ai fait d’un rien du tout
une histoire extravagante,
des nœuds marins
et les nuages allaient, sans pensée, au-dessus de moi.
Que je t’adore en marchant, en dormant,
que je t’adore par tous les visages.
Soulève-moi jusqu’à ta face,
effeuille-moi, amoindris-moi,
disperse-moi dans ta lumière.
Je t’adore.
Surgis, vivante, lève-toi
et cherche celui qui t’attend depuis
avant ta naissance
pour que tu deviennes
libre comme lui.
Ne cesse pas de chanter, de le vouloir,
chante. »
Ariel Spiegler
Jardinier
Gallimard, 2019
15:26 Publié dans Anniversaires, Écrivains, Édition, Livre | Lien permanent | Tags : ariel spiegler, jardinier, gallimard