jeudi, 02 avril 2020
Luis Cernuda, « Le printemps »
DR
« Cette année tu ne connais pas l’éveil du printemps dans ces champs lointains, lorsque sous le ciel gris, tôt le matin, tu entendais les sifflements impatients des oiseaux, surpris sur les branches encore sèches de l’épaisseur feuillue et humide de rosée qui devait maintenant les abriter. Au lieu des prairies émaillées de corolles de safran, c’est l’asphalte sale de ces rues ; et ce n’est pas l’air de mars d’une tiédeur prématurée mais le froid tardif qui t’assaille dans ta marche, et te gèle à chaque carrefour.
Perdu dans cette rêverie, tu suis avec nostalgie l’allée du parc, où tournoie spectrale, au ras du sol, te précédant, aile fugitive et terreuse, une feuille du dernier automne. Si sèche et sombre qu’on la dirait morte depuis des années ; son impossible verdeur et sa fraîcheur évanouies, comme la jeunesse de ce vieillard, immobile là-bas, de l’autre côté de la grille, voûté, mains dans les poches, et qui attend tu ne sais quoi.
Puis en t’approchant, tu découvres aux pieds du vieillard des bouquets de fleurs précoces, asphodèles, hyacinthes, tulipes, aux couleurs vives et incroyables dans cette atmosphère glacée. Il est presque triste de les voir ainsi, exposées sur ce marché du Nord, comme si également elles sentaient leur beauté sans défense face à la sombre hostilité du lieu.
Mais le printemps est là, fou et généreux. Il provoque tes sens, et à travers eux ton cœur qu’il pénètre, apaisant ton sang, illuminant ton esprit ; tes sens qui, sous l’invocation magique, en dépit du froid, de la misère, de l’absence de lumière, ne peuvent contenir l’allégresse printanière que ces fleurs, comme si elles en étaient la promesse, t’ont apportée et ont communiquée à ta peur, ton désespoir et ton apathie. »
Luis Cernuda
Ocnos
Traduit de l’espagnol et préfacé par Jacques Ancet
Les cahiers des brisants, 1987
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mercredi, 01 avril 2020
Wallace Stevens, « La maison était tranquille et le monde était calme »
DR
« La maison était tranquille et le monde était calme.
Le lecteur devint le livre ; et la nuit d’été
Fut comme l’être conscient du livre.
La maison était tranquille et le monde était calme.
Les mots furent parlés comme s’il n’y avait pas de livre,
Sauf que le lecteur s’inclinait vers la page,
Voulait s’incliner, voulait être avant tout
L’étudiant pour qui son livre est vérité, pour qui
La nuit d’été est comme la perfection de la pensée.
La maison était tranquille parce qu’elle devait l’être.
La tranquillité faisait partie du sens, partie de l’esprit :
Accès parfait à la page.
Et le monde était calme. La vérité dans un monde calme,
Dans un monde où il n’y a pas d’autre sens, lui-même
Est calme, lui-même est l’été et la nuit, lui-même
Est le lecteur qui se penche et qui lit. »
Wallace Stevens
Description sans domicile
Choix traduit de l’américain et préfacé par Bernard Noël
Unes, 1989
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mardi, 31 mars 2020
Juan Ramón Jiménez, « Deux poèmes »
« Le poème
1.
N’y touche plus,
car ainsi est la rose !
2
J’arrache avec la racine la bruyère
pleine encore de la rosée de l’aurore.
Oh, quel arrosement de terre
odorante et mouillée,
quelle pluie — quelle cécité ! — d’étoiles
en mon front, en mes yeux !
3
Chant mien,
chante, avant de chanter ;
donne à qui te regarde avant de te lire,
ton émoi et ta grâce ;
émane de toi, frais et odorant.
Ay !
Instants où le demain
ne compte pas ; où tout s’achève
aujourd’hui ; et nous sommes prêts
à tout, peu importe à quoi,
ni avec quoi !
Comme se hausse
notre être ; que nous sommes grands,
alors ! Comme nous sommes seuls !
…Et comme nous manque peu
et l’homme, et dieu !
*
Chante, chante, ma voix ;
car tant qu’il est une chose
que toi tu n’as pas dite,
tu n’as rien dit !
*
Celle-ci est ma vie, celle d’en haut,
celle de la brise pure,
celle de l’ultime oiseau,
celle des cimes d’or et de l’obscur !
Cela est ma liberté, sentir la rose,
couper l’eau froide de ma main folle,
dénuder la futaie,
prendre au soleil sa lumière éternelle ! »
Juan Ramón Jiménez
Anthologie
Choix et traduction par Guy Lévis Mano
Bilingue
GLM, 1961
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lundi, 30 mars 2020
Henri Cole, « Deux poèmes »
DR
« Anniversaire
Quand j’étais enfant, c’était pour moi une punition
que d’être enfermé dans une pièce. L’évident
désintérêt de Dieu touchant les affaires du monde
semblait impardonnable. Ce matin,
grimpant les cinq étages jusqu’à mon appartement,
je me rappelle la voix exaspérée de mon père,
mêlée d’angoisse et d’amour. Comme toujours,
la possibilité d’un foyer — au mieux d’un idéal —
reste illusoire, alors je lis Platon, pour qui l’amour
n’a pas subi de crevaison. Vautré sur le tapis,
tel un ver de compost, je comprends des choses
dont la connaissance empirique me manque.
La porte est fermée à clef, mais je suis libre.
Comme sur une carte obsolète, mes frontières bougent.
Au loin
Si je ferme les yeux, je te revois devant moi
comme la lumière attire à elle la lumière. Debout
dans le lac, je crée avec mes bras un tourbillon,
laissant la force du repentir m’entraîner en son centre
au point de ne plus pouvoir me raccrocher à mes perceptions
ou à la conscience du moi, tels ces nuages de poussière
et d’hydrogène tout excités de former de nouveaux astres
pour éclairer l’arrière-cour. Si poignant est le cri du vide
pour être comblé.
Mais, écrivant ces lignes, ma main est chaude.
Le personnage que j’appelle Moi n’est plus lourd, lascif,
mélancolique. C’est comme si les émotions n’avaient plus de chair.
Éros ne déchire pas les ténèbres. C’est comme si j’étais
redevenu un enfant observant la venue au monde de deux agneaux.
Le monde vient juste de naître à la vie. »
Henri Cole
Le merle et le loup, suivi de Toucher
Traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Claire Malroux
Bilingue
Le bruit du temps, 2015
https://www.lebruitdutemps.fr/boutique/produit/le-merle-le-loup-suivi-de-toucher-37
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dimanche, 29 mars 2020
Giuseppe Conte, « Printemps – Le poète »
DR
« J’ignorais ce qu’est un poète
lorsqu’à la guerre je guidais les chars
et que Xanthos le cheval me parlait.
Mais il est passé comme une comète
le jeune âge d’Achille et d’Hector :
et je ne suis rien devenu, sinon un homme :
mon âme à présent se cherche dans les eaux
et dans le feu, dans les mille
familles des fleurs et des arbres,
les héros dont je ne suis point,
les jardins où si légère est la peine
de naître et de mourir. Le poète
est peut-être un homme qui porte en lui
la cruelle pitié de chaque printemps. »
Giuseppe Conte
Les Saisons
Traduction collective de l’italien, relue, complétée et préfacée par Jean-Baptiste Para
Les Cahiers de Royaumont, 1989
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samedi, 28 mars 2020
Yunus Emré, « Je goûtais le raisin… »
« Je goûtais le raisin de ce prunier
Lorsque le jardinier atrabilaire
M’a demandé raison de cette noix
Que je croquais.
J’ai fait sur le vent du nord
Bouillir la boue sèche du chaudron
Puis à mon questionneur j’en ai servi l’essence
Et je l’y ai trempé.
Le tisserand n’a point encore roulé pelote
Du fil que je lui ai donné.
Cependant il me presse
De prendre sans retard
Mes trois lés apprêtés.
L’aile d’un moineau fut
Sur quarante chars chargée.
Les quarante chars ne l’avancèrent.
Alors est ainsi demeurée sur les chars immobiles
Cette aile déployée.
Un aigle par une mouche soulevé
Fut de trois cent pieds précipité.
J’ai vu la poussière de la terre.
Ce fut hier
Et c’est vrai.
J’ai lutté avec la chimère
Celle qu’on ne peut saisir.
Elle enlaça mes jambes
Ma jeta sur le sol.
J’ai dû souffrir.
Je ne sais qui de ces monts circulaires
Me lance cette pierre
Pour me défigurer.
Le poisson monte sur le peuplier
Pour lécher la poix et la saumure.
La cigogne accouche d’un âne.
Entendez-vous cette chanson ?
J’ai parlé bas à l’aveugle le sourd m’a compris
Le muet a dit ma secrète pensée plus haut que je ne puis.
Yunus enfin a prononcé le mot qui n’est à rien semblable
Et dont le sens n’existe à cause des médisants. »
Yunus Emré
Poèmes
Choisis et traduit par Yves Régnier avec le concours de Burhan Toprak
GLM, 1949
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jeudi, 26 mars 2020
Rafael Alberti, « Entre l’œillet et l’épée »
« Près de la mer et d’un fleuve et dans mes jeunes années,
je voulais être cheval.
Les rives de joncs étaient de vent et de juments.
Je voulais être cheval.
Les queues dressées balayaient les étoiles.
Je voulais être cheval.
Écoute sur la plage, mère, mon trot allongé
Je voulais être cheval.
Dès demain, mère, je vivrai auprès de l’eau.
Je voulais être cheval.
Au fond dormait une fille balzane.
Je voulais être cheval.
*
Les fontaines étaient de vin.
Les mers, de raisins violets.
Tu demandais de l’eau.
La chaleur descendit au ruisseau.
Le ruisseau était de moût.
Tu demandais de l’eau.
Le taureau frissonnait. Le feu
était de muscat noir.
Tu demandais de l’eau.
(Deux rameaux de vin doux
jaillirent de tes seins.)
*
Se méprit la colombe
Se méprenait.
Pour aller au nord, s’en fut au sud.
Crut que le blé était l’eau.
Se méprenait.
Crut que la mer était le ciel ;
et la nuit le matin.
Se méprenait.
Que les étoiles étaient la rosée ;
et la chaleur, chute de neige.
Se méprenait.
Que ta jupe était ta blouse,
et ton cœur, sa maison.
Se méprenait.
(Elle s’endormit sur le rivage.
Toi, au faîte d’une branche.)
*
Se réveilla un matin.
Je suis l’herbe
pleine d’eau.
Je m’appelle herbe. Si je pousse,
je puis m’appeler cheveu.
Je m’appelle herbe. Si je saute,
je puis être rumeur d’arbre.
Si je crie, je puis être oiseau.
Si je vole…
(Il y eut des tremblements d’herbe
cette nuit-là dans le ciel.)
*
On donne à ce taureau
pâture amère,
herbes avec substance de morts,
fiels noirs
et clair sang ingénu de soldat.
Ay, quelle mauvais pitance pour ce vert taureau,
accoutumé aux libres pacages et aux fleuves,
ce taureau pour qui la mer et le ciel
étaient encore petits comme une étable !
*
Sur un champ d’anémones
tomba mort le soldat.
Les anémones blanches
d’écarlate le pleurèrent.
Des montagnes vinrent des sangliers
et un fleuve s’emplit de cuisses blanches.
*
Il faudrait pleurer.
Simplement orties et chardons,
et une triste boue glacée,
pour toujours aux souliers.
Quand mourut le soldat,
au loin, la mer escalada une fenêtre
et se mit à pleurer près d’un portrait.
Il faudrait le raconter. »
Madrid, 1936-1938
Rafael Alberti
Poèmes
traduits et présentés par Guy Lévis Mano
frontispice de Rafael Alberti
Bilingue
GLM, 1952
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mercredi, 25 mars 2020
Constantin Cavafy, « Deux poèmes»
DR
« Une nuit
La chambre était pauvre, vulgaire,
Cachée à l’étage d’une taverne louche.
De la fenêtre, on apercevait une ruelle,
Étroite, malpropre. De la salle,
Montaient les voix de quelques ouvriers
Qui jouaient aux cartes et s’amusaient.
Là, sur un lit simple, ordinaire, j’avais eu
Son corps, le corps même de l’amour, j’avais
Eu les lèvres, les lèvres voluptueuses et
Rouges de l’ivresse. Rouges et d’une telle
Ivresse qu’à l’instant même où j’écris,
Après tant d’années, dans ma maison solitaire,
Je suis ivre, ivre à nouveau.
Jours de 1908
Il se trouvait sans travail, cette année-là,
Il vivait des parties de cartes et de trictrac,
Il vivait d’emprunts.
On lui avait offert un petit emploi,
Trois livres par mois, dans une petite librairie ;
Il avait refusé, sans hésiter. Ce n’était pas pour lui.
Ce n’était pas un salaire pour un jeune homme
De vingt-cinq ans, et de bonne formation.
Il gagnait à peine deux ou trois shillings
Par jour. Il ne pouvait pas gagner plus aux cartes,
Ou au trictrac, le pauvre garçon, dans les cafés populaires
Où il pouvait aller, même en jouant bien, même
En choisissant des adversaires idiots. Quand aux emprunts,
C’était presque rien. Il obtenait rarement un thaler,
Plus souvent la moitié ; il se contentait assez souvent
De shillings.
Dans la semaine, quelquefois à plusieurs reprises,
Lorsqu’il réussissait à s’éveiller dispos,
Il allait au bain, la nage le ranimait.
Ses vêtements étaient dans un état lamentable.
Il portait toujours ce même costume,
Un costume décoloré.
Ah ! Jours de l’été 1908 !
Oublié, le lamentable costume
Décoloré, il a disparu de votre image.
Vous conservez celle de ce moment-là
Où il enlevait ses vêtements indignes,
Son linge trop usé ; il restait alors
Totalement nu, miraculeusement beau,
Cheveux ébouriffés, corps légèrement bronzé,
À cause du bain, et de la plage, dénudé, le matin. »
Constantin Cavafy
Poèmes
Présentation et texte français par Henri Deluy
Fourbis, 1993
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mardi, 24 mars 2020
Gérard Manley Hopkins, « Inversnaid »
« Ce ruisseau sombre d’un brun croupe-de-cheval
Qui dévale sa grand’route et rugissant roule des rocs,
Dans la crique et la combe plisse sa toison d’écume
Et tout en bas au creux du lac tombe en sa demeure.
Un béret de mousse fauve bourré-de-vent
Virevolte et se défait à la surface du brouet
D’un étang si noir-de-poix, farouche et menaçant
Qu’il touille et touille le Désespoir pour le noyer.
Imbibés de rosée, bariolés de rosée, voici
Les replis des coteaux où le torrent s’encaisse,
Les rêches touffes de bruyère, les bosquets de fougères,
Et le joli frêne perlé penché sur le ruisseau.
Qu’arriverait-il au monde, s’il se voyait ravir
L’humide et le sauvage ? Qu’ils nous soient donc laissés,
Oh ! qu’ils nous soient laissés, le sauvage et l’humide,
Que vivent encor longtemps herbes folles et lieux sauvages ! »
Gérard Manley Hopkins
Grandeur de dieu et autres poèmes (1786-1889)
Traduits de l’anglais par Jean Mambrino
Préface de Kathleen Raine
Granit, 1980
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lundi, 23 mars 2020
Camillo Sbarbaro, « À Carlo Tomba »
DR
« Si je pense à ma jeunesse – minuscule et factice – je vois le blanc visage effilé qui me faisait face, assis dans la fausse lumière des tavernes. Le pichet posé entre nous était le centre d’un monde. Verre après verre, nous buvions jusqu’au moment où la main de l’un cherchait la main de l’autre. La glace était rompue, sous laquelle nous nous touchions comme des spectres. Et bras dessus bras dessous nous sortions dans le monde transfiguré.
Sur la place le chanteur ambulant dilatait les cercles du sortilège que nous traversions à grand’peine. Nous partions en quête d’une auberge comme d’un eldorado, et la plus mesquine et la plus reculée semblait devoir nous révéler un nouvel aspect de la ville – que nous désespérions d’étreindre tout entière. Les quartiers pauvres étaient nos préférés. Explorant ruelles et placettes, nous en faisions des yeux l’amoureux inventaire.
Oh ! les vies que nous avons vécues ! Nous étions, par moments, la sage demoiselle derrière le comptoir ; le comptable sorti nettoyer ses lunettes sur le seuil du magasin ; la vieille qui collecte la monnaie dans les lieux publics ; l’homme sombre qui heurte un autre passant ; la fillette qui traverse la rue à cloche-pied et qu’un porche engloutit…
Vies d’un instant ; plus intenses que la nôtre, déserte…
Tout se vêtait alors d’ambiguïté. Des choses n’existèrent que pour nous. Chaque rue avait une signification, chaque soupente éveillait le soupçon. Certaines mines décrépites nous angoissaient, visages chagrins, bouches muselées, fronts moites. Nous les fixions, hallucinés, avec ce regard que pose l’homme avant l’adieu sur le visage qu’il ne veut pas oublier. Il y avait des heures où une fenêtre d’entresol nous écrasait de sa personnalité.
Que fut ma jeunesse, sinon cette dérive vagabonde ? Déraciné de l’humanité, je me dispersais dans un servile amour des choses. Marionnette tragi-comique, unique protagoniste d’une aventure inhumaine. Éponge morne qui s’imprégnait de sensations.
Maintenant, depuis quand ? les carrefours et les venelles ne parlent plus le langage déchirant d’autrefois. Les arbres me consolent et les animaux me font à nouveau sourire. Depuis ce jour est mort le pantin ivre et tragique que tu connais. Suicidé, ainsi qu’il lui plaisait, il gît de guingois sur une petite place où personne ne passe.
Mais, aux heures désolées, le survivant remâche le vieux quignon de joie, terrassier mélancolique fouillant les décombres de sa maison.
Et cheminant sans savoir où il va – à contrecœur comme l’enfant qu’on traîne par la main – il tourne vers toi et cette larve de jeunesse son visage désespéré. »
Camillo Sbarbaro
Copeaux (1914-1918), suivi de Feux follets (1956)
suivi de Souvenir de Sbarbaro par Eugenio Montale
Traduit de l’italien par Jean-Baptiste Para
Clémence Hiver, 1991
https://www.rue-des-livres.com/livre/2905471255/copeaux____feux_follets.html
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dimanche, 22 mars 2020
Claude Esteban, « À rebours, confusément »
DR
« Si je pensais, c’était une falaise
à l’horizon, des routes
vides,
un soleil invisible sur la mer, ce rose
dans les roseaux, comme
du vent solide, l’air qui devient
blanc, c’était
une falaise d’ocre avec la main
qui l’inventait
sur un carré de toile et trois couleurs.
———————————————
Les morts n’ont pas
de lieu, pas d’ombre à eux, mais
ils durent dans les yeux
des autres, ceux qui sont là, les morts
le savent, ils se souviennent
et c’est une façon à eux
de vivre une seconde fois sans que rien
maintenant les blesse et c’est
trop de douleur pour ceux qui restent, trop
de malheur qu’il faut chasser pour être un peu.
———————————————
Peut-être viendra-t-elle
et je ne la reconnaîtrai plus, un soir,
elle, si jeune maintenant et brune, sans que
j’entende ses pas
et ce sera brusquement
le même désir emmêlé de nous et
je toucherai cette bouche
qui ne peut mentir
ni me dire qu’on l’attend ailleurs et que ce soir
elle passait très vite.
———————————————
Frères, hommes, humains, un autre
vous appelait ainsi et vous l’avez laissé
mourir très loin de son amour, frères,
faut-il encore
qu’on s’adresse à vous, dans la hâte,
dans le tourment des os, frères, n’êtes-vous là
que pour cet unique regard
sur ceux qui partent, qui sont
là, qui ne sont plus là,
et vous devant, frères vivants, qu’on aime encore.
———————————————
Une femme a souri
dans son sommeil et dehors
le premier oiseau commence à dire
que c’est l’aube et cette femme
bouge un peu, elle a des seins
qu’il faudrait caresser, je crois, pour
vivre encore, un peu
de temps encore et je suis
là, près d’elle, comme
une pierre et cette femme qui sourit existe au loin.
———————————————
La porte, la dernière, la plus
obscure
est ouverte, sache-le, nuit et jour,
personne jamais ne la referme,
aussi ne te hâte pas, tu franchiras
le seuil à ton heure, quelqu’un
veille là-bas qui n’a pour tâche que le poids
des âmes, les corps
eux, ne souffrent plus ni
ne se souviennent, ni ne reviennent non plus.
———————————————
Mais n’est-ce pas
dans un soir comme celui-ci,
facile, la terre
a des façons très douces
de vous endormir, il y a, un peu
partout, dans le ciel au-dessus, des
anges, des chants
qu’on n’entendait presque plus, c’est
peut-être la fin
et c’est facile, il suffit de fermer les yeux. »
Claude Esteban
Sept jours d’hier
Fourbis, 1993
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samedi, 21 mars 2020
Fabienne Raphoz, « Pendant 46 –48 »
DR
« 46
Le soleil se fout de l’œil :
toutournerond
(sauf les stridences trissées des hirondelles bleues témoins)
47
il s’est ennuagé un mont
tellement fort
que geais et pies en extraient
la seule stridence
sur l’ouate d’on-dirait-l’aube
s’éveille non le temps
mais son redoublement
une mise en réserve consciencieuse
d’un écho papier-froissé
– de rouge-queue –
à venir
quand ça ne viendra plus
d’ici.
48
il se passe quelque chose
dans le mystère sphérique d’une goutte d’eau
(à peine ou si tardivement élucidé)
sur le point de tomber
mais qui ne tombe
en suspens logiquement impossible
défi du petit g. de sa nature et du temps
tandis qu’un œil
la fait exister
conscient de la fugacité
de part et d’autre
d’une frontière fictive
entre ce qui voit et ce qui est vu
puis
l’œil regrette la pensée qui l’aveugle
:
une goutte d’eau, la dernière d’une branche nue
est tombée
sans l’œil témoin
qui naguère la fit exister
mais il pleut un peu sur la même branche
une autre goutte se forme
and so on »
Fabienne Raphoz
Pendant 1 – 62
Héros-Limite, 2005
17:04 Publié dans Écrivains, Édition, Je déballe ma bibliothèque, Livre | Lien permanent | Tags : fabienne raphoz, pendant, héros-limite