lundi, 06 avril 2020
Henri Deluy, « Deux poèmes de “L’infraction” »
DR
« La plus belle eau
Le lis au lys
Liliacée vous même
Mais au fond
Au fond levé du sexe
L’eau manque encore et toujours
Un peu d’amour
Je ne sais pas où je t’ai vue, la première fois.
C’était peut-être sous une porte cochère.
Le jour des cadeaux. Il pleuvait pour moi.
Tu avais mal aux bras.
J’étais cet enfant-là qui foule les rivières.
Aujourd’hui,
Pour finir,
Tu repasses en moi tes aiguilles et ton faux fil.
Nu dans le chenil,
Je viendrai ce soir
Boire allongé cette eau dont tu es faite.
J’ai ton anniversaire aux bouts des doigts. »
Henri Deluy
L’infraction
Poésie 74, Seghers
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dimanche, 05 avril 2020
W. G. Sebald, « La sombre nuit fait voile »
DR
« III
Dans une cage à grillons chinoise
nous avons gardé un temps le bonheur
enfermé. Les pommes de paradis prospéraient,
splendides, il y avait plein d’or
sur l’aire de battage, et tu disais
que la nuit il fallait veiller sur le fiancé
comme sur un clerc. C’était plus souvent carnaval
pour les enfants. Il y avait dans le ciel
des petits nuages en forme d’agneau. Les amis
venaient déguisés en Ormuz
et Ahriman. Mais ensuite il y eut, inattendue,
cette histoire à propos du monsieur
élégant de l’Opéra, et je trouvai
un orvet dans le poulailler.
Une corneille en volant perdit une plume
blanche, le curé, messager
boiteux en pardessus noir,
apparut seul le matin du Nouvel An
sur le vaste champ de neige.
Depuis nous nous armons
de patience, depuis le sable
s’écoule par la boîte aux lettres,
les plantes en pots ont une drôle de manière
de garder le silence. Une tragédie
nordique, coups d’échec et coups en coin,
nécessairement s’accomplit toujours
la fin. Pourquoi faut-il qu’on s’évertue
à une entreprise aussi difficile ? Le malheur
d’autres gens reste comme consolation
jaune poisson au chapeau de la bien-aimée,
et pourtant il était si beau naguère.
Prose du siècle dernier,
une robe qui s’est prise
dans les chardons, un peu de sang, une
exaltation, une lettre déchirée,
une petite étoile d’uniforme et d’assez longues
stations à la fenêtre. Des rêveries
mauvaises dans une chambre
obscure, des péchés ressassés,
des larmes même et dans la mémoire
des poissons un feu mourant,
Emma en train de brûler
son bouquet de mariée. Que peut bien se dire alors
un pauvre médecin de campagne ? Aux funérailles
il rêve d’une paire de bottes vernies
étincelantes et d’une séduction
posthume. Mais maintenant vient
un temps sans couleur. Toi, au milieu
de l’obscénité aveuglante,
je vais me rappeler ton œil
apeuré, tel que je l’ai vu
pour la première fois,
à Haarlem le jour où
le flot nous emporta par une brèche dans la digue.
Anniversaires et nombres,
comme tout cela est loin,
un tableau plein de lettres à peine
déchiffrables à travers les lentilles
de verre. En fait, j’entends
la petite opticienne chinoise dire en fait,
vous devriez maintenant pouvoir
lire cela facilement, et l’espace d’un instant
je sens le bout de ses doigts
sur mes tempes, je sens
une onde traverser
mon cœur, et je vois dans le carré
lumineux de l’image-test
alignées les lettres
YAMOUSSOUKRO, le nom,
je le sais pertinemment, d’un
grand bateau rouillé
d’Abidjan, qu’il y a des années
j’ai vu un jour sortir
du port de Hambourg.
Des matelots noirs étaient
accoudés au bastingage.
Ils faisaient signe au passage,
le soleil se couchait,
et les ombres déjà
tremblaient
sur leurs bords. »
W. G. Sebald
D’après nature – Poème élémentaire (1988)
Traduit de l’allemand par Sibylle Muller et Patrick Charbonneau
Actes Sud, 2007
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samedi, 04 avril 2020
Marina Tsvétaeva, « Les brumes des amours anciennes »
« 1
Au-dessus de l’ombre noire de la jetée
La lune brille comme une armure.
Sur le quai — un chapeau et une fourrure,
On imagine : Un poète et une actrice.
Le souffle immense du vent.
Le souffle des jardins d’hiver, —
Et le soupir immense et triste :
— Ne laissez pas traîner mes lettres*
2
Les mains au fond des poches
Je suis là. Le courant d’eau est bleu.
Aimer quelqu’un encore —
Tu pars tôt demain matin.
Les brumes chaudes de la City —
Dans tes yeux. Voilà, voici…
Dans ma mémoire — ta bouche —
Et ton cri passionné : — Vivez !
3
L’amour efface sur les joues les plus belles
Couleurs. Goutez comme les larmes
Sont salées. J’ai peur de
Me réveiller morte demain matin.
Des Indes, envoyez-moi des pierres.
Où nous verrons-nous ? — En rêve.
— Quel vent ! — Bonjour à ta femme
Et à l’autre dame aux yeux verts.
4
Le vent jaloux accroche le châle,
Cette heure m’est destinée.
Je sens sur les paupières et près des lèvres
Une tristesse presqu’animale.
Quelle faiblesse dans les genoux !
— La voici donc, la flèche fatale !
— Quelle lumière ! — Je serai
Aujourd’hui — Carmen enragée.
…Les mains au fond des poches
Je suis là. Entre nous — l’océan.
Sur la ville — entre la brume, la brume.
Les brumes des amours anciennes.
20 août 1917 »
* En français dans le texte
Marina Tsvétaeva
Le Ciel brûle
Traduit du russe et préfacé par Pierre Léon
Les cahiers des brisants, 1987
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vendredi, 03 avril 2020
Thomas Hardy, « Deux poèmes pour Emma »
Emma & Thomas Hardy, 1885
« La voix
Femme fort regrettée, comme tu t’adresses à moi, à moi,
Disant que cette fois tu n’es plus comme autrefois
Quand tu avais changé d’état, toi qui étais tout pour moi,
Mais revenue comme avant, dans la fleur de notre âge.
Est-ce bien toi que j’entends ? Alors, donne-moi l’image
De toi plantée là quand j’approchais de la ville
Où tu m’attendais : oui, telle qu’en toi-même visible,
Jusqu’à la robe bleu azur d’origine !
Ou bien est-ce seule la brise qui, volage,
Voyage de par les prés mouillés jusqu’à moi ici,
Alors que tu es à jamais dissoute, pâle, insensible,
Inouïe pour toujours à travers le pays ?
Ainsi je vais ; d’un pas qui chancelle
Les feuilles tombant d’une pluie fine,
Le vent du nord coupant de par les aubépines,
Et la femme qui appelle.
Décembre 1912
Quelque chose a tapé
Quelque chose a tapé à la vitre de ma chambre
Sans la moindre présence
De vent ou de pluie, et j’aperçus dans l’obscurité
Le visage fourbu de ma Bien-aimée.
Elle dit ‘Ô je suis lasse d’attendre
Nuit, matin, midi, après-midi ;
Si froid fait-il seule dans mon lit,
Moi qui croyais que tu viendrais me surprendre !’
Je me levai et m’approchai de la fenêtre,
Mais elle en avait profité pour disparaître :
Seul, hélas, un pâle papillon de nuit
Tapait à la vitre en signe de vie.
août 1913 »
Thomas Hardy
Les poésies d’amour
Choix, traduction et postface de Jean-Pierre Naugrette
Circé, 2018
https://www.editions-circe.fr/livre-Les_Po%C3%A9sies_d_amour-493-1-1-0-1.html
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jeudi, 02 avril 2020
Luis Cernuda, « Le printemps »
DR
« Cette année tu ne connais pas l’éveil du printemps dans ces champs lointains, lorsque sous le ciel gris, tôt le matin, tu entendais les sifflements impatients des oiseaux, surpris sur les branches encore sèches de l’épaisseur feuillue et humide de rosée qui devait maintenant les abriter. Au lieu des prairies émaillées de corolles de safran, c’est l’asphalte sale de ces rues ; et ce n’est pas l’air de mars d’une tiédeur prématurée mais le froid tardif qui t’assaille dans ta marche, et te gèle à chaque carrefour.
Perdu dans cette rêverie, tu suis avec nostalgie l’allée du parc, où tournoie spectrale, au ras du sol, te précédant, aile fugitive et terreuse, une feuille du dernier automne. Si sèche et sombre qu’on la dirait morte depuis des années ; son impossible verdeur et sa fraîcheur évanouies, comme la jeunesse de ce vieillard, immobile là-bas, de l’autre côté de la grille, voûté, mains dans les poches, et qui attend tu ne sais quoi.
Puis en t’approchant, tu découvres aux pieds du vieillard des bouquets de fleurs précoces, asphodèles, hyacinthes, tulipes, aux couleurs vives et incroyables dans cette atmosphère glacée. Il est presque triste de les voir ainsi, exposées sur ce marché du Nord, comme si également elles sentaient leur beauté sans défense face à la sombre hostilité du lieu.
Mais le printemps est là, fou et généreux. Il provoque tes sens, et à travers eux ton cœur qu’il pénètre, apaisant ton sang, illuminant ton esprit ; tes sens qui, sous l’invocation magique, en dépit du froid, de la misère, de l’absence de lumière, ne peuvent contenir l’allégresse printanière que ces fleurs, comme si elles en étaient la promesse, t’ont apportée et ont communiquée à ta peur, ton désespoir et ton apathie. »
Luis Cernuda
Ocnos
Traduit de l’espagnol et préfacé par Jacques Ancet
Les cahiers des brisants, 1987
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mercredi, 01 avril 2020
Wallace Stevens, « La maison était tranquille et le monde était calme »
DR
« La maison était tranquille et le monde était calme.
Le lecteur devint le livre ; et la nuit d’été
Fut comme l’être conscient du livre.
La maison était tranquille et le monde était calme.
Les mots furent parlés comme s’il n’y avait pas de livre,
Sauf que le lecteur s’inclinait vers la page,
Voulait s’incliner, voulait être avant tout
L’étudiant pour qui son livre est vérité, pour qui
La nuit d’été est comme la perfection de la pensée.
La maison était tranquille parce qu’elle devait l’être.
La tranquillité faisait partie du sens, partie de l’esprit :
Accès parfait à la page.
Et le monde était calme. La vérité dans un monde calme,
Dans un monde où il n’y a pas d’autre sens, lui-même
Est calme, lui-même est l’été et la nuit, lui-même
Est le lecteur qui se penche et qui lit. »
Wallace Stevens
Description sans domicile
Choix traduit de l’américain et préfacé par Bernard Noël
Unes, 1989
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mardi, 31 mars 2020
Juan Ramón Jiménez, « Deux poèmes »
« Le poème
1.
N’y touche plus,
car ainsi est la rose !
2
J’arrache avec la racine la bruyère
pleine encore de la rosée de l’aurore.
Oh, quel arrosement de terre
odorante et mouillée,
quelle pluie — quelle cécité ! — d’étoiles
en mon front, en mes yeux !
3
Chant mien,
chante, avant de chanter ;
donne à qui te regarde avant de te lire,
ton émoi et ta grâce ;
émane de toi, frais et odorant.
Ay !
Instants où le demain
ne compte pas ; où tout s’achève
aujourd’hui ; et nous sommes prêts
à tout, peu importe à quoi,
ni avec quoi !
Comme se hausse
notre être ; que nous sommes grands,
alors ! Comme nous sommes seuls !
…Et comme nous manque peu
et l’homme, et dieu !
*
Chante, chante, ma voix ;
car tant qu’il est une chose
que toi tu n’as pas dite,
tu n’as rien dit !
*
Celle-ci est ma vie, celle d’en haut,
celle de la brise pure,
celle de l’ultime oiseau,
celle des cimes d’or et de l’obscur !
Cela est ma liberté, sentir la rose,
couper l’eau froide de ma main folle,
dénuder la futaie,
prendre au soleil sa lumière éternelle ! »
Juan Ramón Jiménez
Anthologie
Choix et traduction par Guy Lévis Mano
Bilingue
GLM, 1961
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lundi, 30 mars 2020
Henri Cole, « Deux poèmes »
DR
« Anniversaire
Quand j’étais enfant, c’était pour moi une punition
que d’être enfermé dans une pièce. L’évident
désintérêt de Dieu touchant les affaires du monde
semblait impardonnable. Ce matin,
grimpant les cinq étages jusqu’à mon appartement,
je me rappelle la voix exaspérée de mon père,
mêlée d’angoisse et d’amour. Comme toujours,
la possibilité d’un foyer — au mieux d’un idéal —
reste illusoire, alors je lis Platon, pour qui l’amour
n’a pas subi de crevaison. Vautré sur le tapis,
tel un ver de compost, je comprends des choses
dont la connaissance empirique me manque.
La porte est fermée à clef, mais je suis libre.
Comme sur une carte obsolète, mes frontières bougent.
Au loin
Si je ferme les yeux, je te revois devant moi
comme la lumière attire à elle la lumière. Debout
dans le lac, je crée avec mes bras un tourbillon,
laissant la force du repentir m’entraîner en son centre
au point de ne plus pouvoir me raccrocher à mes perceptions
ou à la conscience du moi, tels ces nuages de poussière
et d’hydrogène tout excités de former de nouveaux astres
pour éclairer l’arrière-cour. Si poignant est le cri du vide
pour être comblé.
Mais, écrivant ces lignes, ma main est chaude.
Le personnage que j’appelle Moi n’est plus lourd, lascif,
mélancolique. C’est comme si les émotions n’avaient plus de chair.
Éros ne déchire pas les ténèbres. C’est comme si j’étais
redevenu un enfant observant la venue au monde de deux agneaux.
Le monde vient juste de naître à la vie. »
Henri Cole
Le merle et le loup, suivi de Toucher
Traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Claire Malroux
Bilingue
Le bruit du temps, 2015
https://www.lebruitdutemps.fr/boutique/produit/le-merle-le-loup-suivi-de-toucher-37
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dimanche, 29 mars 2020
Giuseppe Conte, « Printemps – Le poète »
DR
« J’ignorais ce qu’est un poète
lorsqu’à la guerre je guidais les chars
et que Xanthos le cheval me parlait.
Mais il est passé comme une comète
le jeune âge d’Achille et d’Hector :
et je ne suis rien devenu, sinon un homme :
mon âme à présent se cherche dans les eaux
et dans le feu, dans les mille
familles des fleurs et des arbres,
les héros dont je ne suis point,
les jardins où si légère est la peine
de naître et de mourir. Le poète
est peut-être un homme qui porte en lui
la cruelle pitié de chaque printemps. »
Giuseppe Conte
Les Saisons
Traduction collective de l’italien, relue, complétée et préfacée par Jean-Baptiste Para
Les Cahiers de Royaumont, 1989
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samedi, 28 mars 2020
Yunus Emré, « Je goûtais le raisin… »
« Je goûtais le raisin de ce prunier
Lorsque le jardinier atrabilaire
M’a demandé raison de cette noix
Que je croquais.
J’ai fait sur le vent du nord
Bouillir la boue sèche du chaudron
Puis à mon questionneur j’en ai servi l’essence
Et je l’y ai trempé.
Le tisserand n’a point encore roulé pelote
Du fil que je lui ai donné.
Cependant il me presse
De prendre sans retard
Mes trois lés apprêtés.
L’aile d’un moineau fut
Sur quarante chars chargée.
Les quarante chars ne l’avancèrent.
Alors est ainsi demeurée sur les chars immobiles
Cette aile déployée.
Un aigle par une mouche soulevé
Fut de trois cent pieds précipité.
J’ai vu la poussière de la terre.
Ce fut hier
Et c’est vrai.
J’ai lutté avec la chimère
Celle qu’on ne peut saisir.
Elle enlaça mes jambes
Ma jeta sur le sol.
J’ai dû souffrir.
Je ne sais qui de ces monts circulaires
Me lance cette pierre
Pour me défigurer.
Le poisson monte sur le peuplier
Pour lécher la poix et la saumure.
La cigogne accouche d’un âne.
Entendez-vous cette chanson ?
J’ai parlé bas à l’aveugle le sourd m’a compris
Le muet a dit ma secrète pensée plus haut que je ne puis.
Yunus enfin a prononcé le mot qui n’est à rien semblable
Et dont le sens n’existe à cause des médisants. »
Yunus Emré
Poèmes
Choisis et traduit par Yves Régnier avec le concours de Burhan Toprak
GLM, 1949
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jeudi, 26 mars 2020
Rafael Alberti, « Entre l’œillet et l’épée »
« Près de la mer et d’un fleuve et dans mes jeunes années,
je voulais être cheval.
Les rives de joncs étaient de vent et de juments.
Je voulais être cheval.
Les queues dressées balayaient les étoiles.
Je voulais être cheval.
Écoute sur la plage, mère, mon trot allongé
Je voulais être cheval.
Dès demain, mère, je vivrai auprès de l’eau.
Je voulais être cheval.
Au fond dormait une fille balzane.
Je voulais être cheval.
*
Les fontaines étaient de vin.
Les mers, de raisins violets.
Tu demandais de l’eau.
La chaleur descendit au ruisseau.
Le ruisseau était de moût.
Tu demandais de l’eau.
Le taureau frissonnait. Le feu
était de muscat noir.
Tu demandais de l’eau.
(Deux rameaux de vin doux
jaillirent de tes seins.)
*
Se méprit la colombe
Se méprenait.
Pour aller au nord, s’en fut au sud.
Crut que le blé était l’eau.
Se méprenait.
Crut que la mer était le ciel ;
et la nuit le matin.
Se méprenait.
Que les étoiles étaient la rosée ;
et la chaleur, chute de neige.
Se méprenait.
Que ta jupe était ta blouse,
et ton cœur, sa maison.
Se méprenait.
(Elle s’endormit sur le rivage.
Toi, au faîte d’une branche.)
*
Se réveilla un matin.
Je suis l’herbe
pleine d’eau.
Je m’appelle herbe. Si je pousse,
je puis m’appeler cheveu.
Je m’appelle herbe. Si je saute,
je puis être rumeur d’arbre.
Si je crie, je puis être oiseau.
Si je vole…
(Il y eut des tremblements d’herbe
cette nuit-là dans le ciel.)
*
On donne à ce taureau
pâture amère,
herbes avec substance de morts,
fiels noirs
et clair sang ingénu de soldat.
Ay, quelle mauvais pitance pour ce vert taureau,
accoutumé aux libres pacages et aux fleuves,
ce taureau pour qui la mer et le ciel
étaient encore petits comme une étable !
*
Sur un champ d’anémones
tomba mort le soldat.
Les anémones blanches
d’écarlate le pleurèrent.
Des montagnes vinrent des sangliers
et un fleuve s’emplit de cuisses blanches.
*
Il faudrait pleurer.
Simplement orties et chardons,
et une triste boue glacée,
pour toujours aux souliers.
Quand mourut le soldat,
au loin, la mer escalada une fenêtre
et se mit à pleurer près d’un portrait.
Il faudrait le raconter. »
Madrid, 1936-1938
Rafael Alberti
Poèmes
traduits et présentés par Guy Lévis Mano
frontispice de Rafael Alberti
Bilingue
GLM, 1952
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mercredi, 25 mars 2020
Constantin Cavafy, « Deux poèmes»
DR
« Une nuit
La chambre était pauvre, vulgaire,
Cachée à l’étage d’une taverne louche.
De la fenêtre, on apercevait une ruelle,
Étroite, malpropre. De la salle,
Montaient les voix de quelques ouvriers
Qui jouaient aux cartes et s’amusaient.
Là, sur un lit simple, ordinaire, j’avais eu
Son corps, le corps même de l’amour, j’avais
Eu les lèvres, les lèvres voluptueuses et
Rouges de l’ivresse. Rouges et d’une telle
Ivresse qu’à l’instant même où j’écris,
Après tant d’années, dans ma maison solitaire,
Je suis ivre, ivre à nouveau.
Jours de 1908
Il se trouvait sans travail, cette année-là,
Il vivait des parties de cartes et de trictrac,
Il vivait d’emprunts.
On lui avait offert un petit emploi,
Trois livres par mois, dans une petite librairie ;
Il avait refusé, sans hésiter. Ce n’était pas pour lui.
Ce n’était pas un salaire pour un jeune homme
De vingt-cinq ans, et de bonne formation.
Il gagnait à peine deux ou trois shillings
Par jour. Il ne pouvait pas gagner plus aux cartes,
Ou au trictrac, le pauvre garçon, dans les cafés populaires
Où il pouvait aller, même en jouant bien, même
En choisissant des adversaires idiots. Quand aux emprunts,
C’était presque rien. Il obtenait rarement un thaler,
Plus souvent la moitié ; il se contentait assez souvent
De shillings.
Dans la semaine, quelquefois à plusieurs reprises,
Lorsqu’il réussissait à s’éveiller dispos,
Il allait au bain, la nage le ranimait.
Ses vêtements étaient dans un état lamentable.
Il portait toujours ce même costume,
Un costume décoloré.
Ah ! Jours de l’été 1908 !
Oublié, le lamentable costume
Décoloré, il a disparu de votre image.
Vous conservez celle de ce moment-là
Où il enlevait ses vêtements indignes,
Son linge trop usé ; il restait alors
Totalement nu, miraculeusement beau,
Cheveux ébouriffés, corps légèrement bronzé,
À cause du bain, et de la plage, dénudé, le matin. »
Constantin Cavafy
Poèmes
Présentation et texte français par Henri Deluy
Fourbis, 1993
16:23 Publié dans Écrivains, Édition, Je déballe ma bibliothèque, Livre | Lien permanent | Tags : constatin cavafy, une nuit, jours de 1908, henri deluy, fourbis