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Édition - Page 49

  • Josef Winkler, « Mère et le crayon »

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    « À Pâques, Thérèse ma marraine, ma débonnaire et macabre tante, m’offrait le traditionnel  lapin de Pâques, un kouglof marbré, fait maison, saupoudré de sucre glace et dans lequel se cachait une pièce de dix shillings. Tout autour du kouglof, reposant en leur nid de papier verdâtre, des œufs de poule peints et laqués à la couenne de porc sur lesquels de petits autocollants figuraient l’agneau pascal et la bannière de la Résurrection, de petits œufs de Pâques en chocolat et un agneau pascal en chocolat. Mais c’est à Pâques, par-dessus tout, que je recevais mes habits et mes souliers du dimanche pour l’année entière. Quand il était prévu qu’on m’offrît un complet, nous allions Thérèse et moi, deux mois avant la semaine sainte, à Paternion, où, dans son atelier qui sentait la cigarette et les étoffes neuves, que chauffait un poêle de faïence, le tailleur, avec son vieux mètre gradué, prenait mes mesures, m’enroulait le ruban jaune autour des hanches, s’agenouillait devant moi et, de ses mains tremblotantes, me tripotait la braguette. Un jour que Thérèse, comme à son habitude, nous avait apporté la corbeille de Pâques pour le samedi saint – je restais assis la moitié de la journée sous le crucifix de la cuisine attendant fiévreusement ma marraine –, j’eus la surprise de voir ma mère, si distante, étreindre sa belle-sœur et la remercier de ses généreux cadeaux de Pâques. « Le plus touchant de tous les signes de vie : la faroucherie », écrit Peter Handke dans ses carnets, Hier en chemin. Et, m’en allant sur la neige tôlée des champs hivernaux, j’apportai jour après jour, en témoignage de reconnaissance, à Thérèse, la sœur aînée de mon père, qui n’eut jamais d’enfant, vécut avec son mari – un ouvrier de l’usine Heraklith, à Fendorf, qui mourut d’un cancer du poumon – dans la maison de sa sœur cadette, un grand pot de lait de vache frais. Elle le vidait alors, sans le nettoyer jamais, déposait dans le récipient émaillé marron les biscuits de pain d’épices, les sablés à la vanille, les macarons à la noix de coco. Et quand, repassant sur la neige durcie des champs, écrivant dans ma tête mes premières histoires, je rentrais à la maison, les gâteaux étaient tout imbibés de lait, bon nombre d’entre eux se désagrégeaient déjà. Nous mangions jusqu’au dernier, ma mère et moi, assis à la table de la cuisine, ces biscuits qui avaient un léger goût beurre rance. »

     

     Josef Winkler

    Mère et le crayon

    Traduit de l’allemand (Autriche) par Olivier Le Lay

    Coll. « Der Doppelgänger », Verdier, 2015

  • Isaac Babel, « Histoire de mon pigeonnier »

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     «J’étais un petit garçon menteur. Cela venait de la lecture. Mon imagination était toujours en effervescence. Je lisais pendant les cours, pendant les récréations, sur le chemin de la maison, la nuit – sous la table, caché derrière la nappe qui tombait jusqu’à terre.Plongé dans les livres, j’ai raté tout ce qu’il y a à faire sur cette terre : sécher les cours pour aller sur le port, s’initier au billard dans les cafés de la rue de Grèce, nager sur la plage du Langeron. Je n’avais pas de camarades. Qui aurait eu envie de fréquenter quelqu’un comme moi ? »

     

     Isaac Babel

     « Dans un sous-sol » in Histoire de mon pigeonnier

     Traduit du russe par Sophie Benech

    Le Bruit du temps, 2014

  • Lambert Schlechter, « Éloge de la hache »

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    photo © cchambard. Lambert Schlechter à Eschweiler, octobre 2014

     

    « Comment peut-on vivre sans lire ?

    *

    Pages reliées ensemble en fascicules pour former un livre, le texte comme absolue exception parmi les préoccupations des hommes, le geste d’ouvrir un livre : irrépérable invisible inexistant, l’activité de lire n’a presque jamais eu lieu, il faut chasser le gibier, labourer la terre, puiser de l’eau, il faut sauver sa peau, il faut de jour en jour survivre, il y a le soleil qui brûle, il y a la terre qui gèle, il faut ramasser du bois, il faut essayer de faire du feu, il faut se protéger contre la pluie, être chaque matin à son poste, faire ses courses, de temps en temps un rapide coït, et tourne le manège frénétique des naissances & des décès, il faut enterrer les morts, et des paroles circulent, aussitôt dissoutes, les corps s’immobilisent, les corps pourrissent, au XVIIe siècle, pendant la nuit, Spinoza écrit son livre, quelques-uns au cours des siècles feront le geste d’ouvrir son livre, quelques-uns passeront des heures & des heures devant ses pages, pendant que tourne, effréné, le manège des naissances & des décès.

    *

    Dans une lettre à son ami Terentius Varro, Cicéron écrit : Pour peu que nous ayons un jardin à côté de notre bibliothèque, — c’est-à-dire des fleurs et des livres, — il ne manquera rien à notre bonheur…

    *

    On peut (très) (bien) vivre sans lire. La preuve : neuf dixièmes de l’humanité vivent sans lire. Quand j’entre dans une maison, et que je ne vois pas le plus vite possible une étagère avec des livres, j’ai le vertige — et je me demande : mais à quoi ces gens passent-ils leur temps… ? Mais qui suis-je pour poser une telle question ? Il y a mille manières de passer son temps, le temps de la vie. Le temps de ma vie est ponctué, jour après jour, par la lecture — depuis soixante ans. »

     

    Lambert Schlechter

    Éloge de la hache

    inédit à paraitre en juillet 2015 dans le livre collectif

    Lire c'est vivre plus

    sous la direction de Claude Chambard

    L'Escampette

     

    Notre ami Lambert Schlechter vient de perdre en une nuit sa maison et la quasi intégralité de sa bibliothèque, de ses manuscrits, de ses biens. Ses mains sont brûlées gravement. Il y a quelques jours nous avons reçu son texte pour un livre collectif à paraître en juillet, Lire c'est vivre plus. En voici un extrait pour le saluer, pour l'accompagner, fraternellement.

  • Frédérique Germanaud, « La chambre d’écho »

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    « Dans mes maraudes côtières, celles des mauvaises saisons, les plus fructueuses, j’ai recueilli toute une collection de cabanes à carrelet. Je ne sais ce qui m’attire vers elles, leur fragilité peut-être, leur parenté, penchées sur leurs hautes et fines pattes de bois, avec ces grands oiseaux, flamand, grue, ibis prêts à prendre leur envol. Jamais je n’y ai vu quelqu’un, jamais je n’y suis entrée. Mon imagination peut œuvrer à son aise, sans les entraves d’une réalité de vacanciers – riches vacanciers puisque je sais le prix de ces huttes. Je passe beaucoup de temps à observer ces précaires abris qui paraissent veiller sur l’océan. Il n’en est pas deux pareilles. Elles grincent au vent, s’écaillent sous les embruns. Que la racine abstractivement transposée sur le papier se soit liée aux pêcheries qui s’égrènent  sur cette portion de côte atlantique que je parcours avec régularité, il m’intéresse peu de l’expliquer. Je ne cherche pas à appréhender avec précision le processus de création. Je préfère constater que certaines pierres qu’on soulève révèlent des trésors, cette pierre qui m’a appelée pour une raison qui restera définitivement ignorée.

     

    De même que l’ornithologue développe le sens de l’audition, que le cuisinier affine celui du goût, l’écrivain, lui, exerce ce que j’appellerais son sixième sens, l’intuition. La fonction fait l’outil et l’organe. Toujours à l’affût de ce qui nourrira l’écriture, un instinct très actif me porte vers l’infra-son ou l’infra-signal qui s’interprétera ultérieurement, après cette opération de stockage dans un recoin du cerveau qui semble lui être dédié. Comme tous les autres sens, celui-ci peut se développer de manière insoupçonnée. En balade avec un écrivain, nous nous sommes surpris à accrocher du regard, fugacement, cette plaque de métal rouillée et dévorée de lierre, accrochée au pied d’un poteau électrique et qui mentionnait “poste de moque-souris”. Moque-souris. L’information a cheminé jusqu’au grenier à sel de notre cerveau de raconteur d’histoires. À ce que je sache, elle n’a pas encore été intégrée à l’une de celles-ci. Un sourire d’entendement scella notre complicité. »

     

     Frédérique Germanaud

    La chambre d’écho

    L’Escampette, 2012

  • Wojciech Kuczok, « Antibiographie »

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    « La guerre n’avait pas écrasé la maison que le père du vieux K. avait construite pour sa famille, elle ne l’écrasa pas lui non plus personnellement dans un trou d’obus au front, comme ses frères, le père du vieux K. avait eu de la chance, apparemment c’est lui qui avait bénéficié du contingent de chance accordé à la fratrie ; la guerre le chiffonna juste un peu, lacéra ses coussins, troua ses fauteuils, déchiqueta ses pantoufles ; bref, après la guerre, le père du vieux K. n’avait plus eu la possibilité de se prélasser paisiblement à l’endroit qu’il s’était installé au cours de sa vie, le rez-de-chaussée de la maison dut être vendu, les domestiques que sa femme voulait avoir “absolument, impérativement”, il fallut les oublier, élever les enfants comme des êtres plus riches du souvenir de leur fortune que de bien réels. Le père du vieux K., jusqu’à la fin de ses jours, ne cessa jamais de rêver des ruines de tout ce qu’il avait construit au cours de sa vie, et même s’il ne rêvait que de bâtiments, avec le temps il comprit que des décombres fumants l’entouraient à l’intérieur de sa maison dressée sur des fondations solides ; avec le temps, il comprit que les décombres dont il rêvait lui marchaient sur les pieds, mangeaient dans son assiette, dormaient dans son lit ; et avec le temps, il comprit que c’était lui qui était une ruine, que c’était en lui que gisaient les décombres qui l’entravaient dans sa chair, que c’était lui qui s’entravait, et non sa femme, que ce n’étaient pas non plus ses enfants, que ce n’était pas la vie qui l’avait entravé toute sa vie durant, mais qu’il s’était entravé lui-même, tout seul. Avec le temps, il comprit que tout ce qui lui était arrivé au cours de son existence, que toute cette chance dont les morts avaient été privés lui avait été accordée par erreur, parce qu’il n’avait pas trouvé le bonheur, dans sa vie tout lui ÉCHAPPAIT : sa femme lui avait échappé, elle était devenue bruyante, acariâtre et indifférente ; ses enfants lui avaient échappé, il n’avait aucune influence sur leur éducation : plus il les voulait différents de lui, meilleurs que lui, plus ils reproduisaient tous ses travers. Il disparaissait en lui-même, il se renferma, se verrouilla, retrouva son insignifiance innée, sa mélancolie héréditaire. Il fut longtemps sans oser répondre la vérité quand on lui demandait comment il allait. Il fut longtemps sans pouvoir trouver le mot qui aurait expliqué son malheur dans le bonheur, qui aurait justifié le peu de joie que lui procurèrent ses trois enfants en pleine croissance et son énergique épouse. Ce n’est qu’en voyant un jour le vieux K. jouer à cache-cache dans le jardin avec son petit frère, en voyant le vieux K. utiliser une cachette indécelable à l’intérieur du chêne, qu’il trouva le mot juste. Le père du vieux K. était un homme creux : il avait des racines, il avait des branches, il avait sa place dans un jardin, mais à l’intérieur il pouvait juste se tenir seul à l’abri du monde, se verrouiller, disparaître. »

     

    Wojciech Kuczok

    Antibiographie

    Traduit du polonais par Laurence Dyèvre

    L’Olivier, 2006

  • Emmanuelle Pagano, « En cheveux »

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    « Personne n’a jamais su si elle avait des amants, des amantes peut-être, personne n’a jamais rien su de sa vie amoureuse. Je me demande si c’était un corps vierge que recouvrait le châle. Le châle pour Nella n’était pas seulement chaud, il était un baume, un pansement, comme les chiffons dont elle entourait les arbres malades, qui souffraient d’écorces déchirées ou purulentes et qu’elle pansait avec des vêtements, des foulards, et même des gaines de vieilles dames. Dans le jardin de curé de Nella, il y avait un cerisier qui avait essuyé quelques tirs de son frère, quand une des cibles avait quitté la cour devant la maison, à l’heure de la sieste, parce que dans nos chambres qui donnaient sur la cour mon frère et moi dormions, peut être accrochée derrière la maison, à ses branches basses. Nella étanchait ses larmes avec un mouchoir. C’étaient les gouttes d’un suc qui coulait à l’endroit où des branches avaient été élaguées, parfois il larmoyait quand il était un peu malade, peut-être avait-il pleuré sous les tirs de mon père. Nella recueillait les larmes qu’elle laissait sécher. Les gouttes durcissaient jusqu’à former des pierres précieuses, un peu pâteuses, opalescentes, de couleur jaune très clair, parfois plus foncé, et, plus rarement, orangées. Devant le soleil où sous une lampe, les larmes du cerisier avaient les reflets des cheveux de Nella. »

     

    Emmanuelle Pagano

    En cheveux

    Musée des Confluences – éditions Invenit

  • Chantal Dupuy-Dunier, « Éphéméride »

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    « (18 mars)

    Ce sont les matins qui importent,

    la timidité rougissante des matins,

    cet instant précis

    où un rayon glisse un regard indiscret

    à l’intérieur de notre chambre,

    cet instant précis

    où nous pouvons encore inspirer le jour.

     

    (19 mars)

    Le jardin s’impatiente.

    À Encreux,

    il est encore trop tôt

           pour travailler la terre.

    Toi aussi, tu t’impatientes.

    Et les outils s’impatientent.

    Tu coupes un arbre mort

    pour dépenser ta sève.

     

    (20 mars)

    Cet hiver encore,

    les murs bombés

    ont accouché de pierres

    qui gisent en travers des chemins,

    mortes nées,

    ridées par le gel.

     

    (21 mars)

    Gestes migratoires de l’homme.

    Parfois un seul pas,

    mais le lieu vers lequel

    progresse le pas

    transforme ce déplacement

    en haut vol.

     

    (22 mars)

    Combien de temps durera l’aube ?

    Combien

    avant que ne s’esquisse

    une déchirure dans le brouillard,

    un partage entre ceux du radeau

    qui ne soit pas celui de la viande et des crocs ?

    Avant que les bouches soient décousues, les langues greffées ?

     

    (23 mars)

    Nous marchons

    sur la mer friable des pierriers,

    houle brisée.

    Témoin transmis

    par la main de la neige,

    le soleil blanc

    retrouvé ce midi

    en même temps qu’un ballet d’élytres. »

     

    Chantal Dupuy-Dunier

    Éphéméride

    Poésie/Flammarion, 2009

  • Emmanuel Merle, « Dernières paroles de Perceval »

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    « Quand on est enfant, tous les mots

    ont des majuscules, toutes les choses

    sont des êtres,

    et de façon magique

    rien n’est oublié,

    puisque tout a lieu.

     

    Je m’arrête devant le sang,

    trois trous rouges

    sur la neige indéfaite.

     

    Ô la couleur de la joue,

    quoi d’autre, malgré le rêve,

    que vie et mort mêlées ? »

     

    Emmanuel Merle

    Dernières paroles de Perceval

    L’Escampette, 2015

  • Pascal Quignard, « Sur l’idée d’une communauté de solitaires »

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    Pascal Quignard au capc, Ritournelles 2014 © cc

     

    « Les “extraordinarii” désignaient au sens strict, à Rome, les hommes “tirés des rangs”.

    Boutès est celui qui quitte le rang des rameurs.

    Kafka est celui qui quitte le rang des assassins

    La Fontaine, après avoir recopié et transposé un fabliau qui datait du xiie siècle, nota : “Aux derniers les bons”.

    Le solitaire est une des plus belles incarnations qu’ait revêtue l’humanité, qui n’est elle-même rien par rapport aux paysages des cimes, des lacs, des neiges et des nuages qui surmontent les montagnes

    […]

    Seul on lit, seul à seul, avec un autre qui n’est pas là.

    Cet autre qui n’est pas là ne répond pas, et cependant il répond.

    Il ne prend pas la parole, et cependant une voix silencieuse particulière, si singulière, s’élève entre les lignes qui couvrent les pages des livres sans qu’elle sonne.

    Tous ceux qui lisent sont seuls dans le monde avec leur unique exemplaire. Ils forment la communauté mystérieuse des lecteurs.

    C’est une compagnie de solitaires comme on le dit des sangliers dans l’ombre touffue des arbres. »

     

     Pascal Quignard

     Sur l’idée d’une communauté de solitaires

    Arléa-Poche, 2015

  • Xavier Person, « Une limonade pour Kafka »

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    17 novembre 2008, Ritournelles © cc

     

    « Dans son livre de dialogue avec Frédéric-Yves Jeannet, Rencontre terrestre, Hélène Cixous parle de légèreté et de transparence à propos d’une des dernières phrases griffonnées par Kafka sur son lit d’agonie :“Limonade tout était si infini.” De cette phrase qui est “de ces phrases absolues, détachées absoutes en lesquelles se précipite toute une vie dans un souffle ultime”, à partir de cette phrase, surgissement et adieu, improbable apparition, elle dit son rêve d’atteindre cette liberté de l’ultime, de pouvoir écrire “à la fin”, alors même qu’on a plus de compte à rendre à personne, dans cette “grâce”.

     

    Résolution : on va continuer avec la littérature pour l’espoir de parfois rencontrer ou produire un tel énoncé, pour l’étrangeté de cette rencontre avec une phrase qu’on n’aurait pas pu écrire, qu’on n’aurait pas écrite, pour tout ce qui s’y déplace, pour cette sorte d’espoir léger qui s’y lève, cette littéralité heureuse, ce retour de la lettre à elle-même, cette idiotie ou ce retour  en enfance, cette découverte étrange qui d’un coup nous fait entrer dans un rapport inouï à nous-même, à nos significations ordinaires, dans un dégagement, recrachant la mort qu’on avait coincée dans la gorge. Dans une libération. »

     

     Xavier Person

     Une limonade pour Kakfa

     Coll. Philox, éditions de l’Attente, 2014

  • Bashō, « Seigneur ermite »

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    212.

    Regardant respectueusement l’image de Tchouang-tseu

    Papillon, papillon,

    laisse-moi te questionner

    sur la poésie chinoise

     

    314.

    En ce début novembre, sous un ciel flottant, j’ai l’impression d’être une feuille dans le vent.

    « Voyageur »

    appelez-moi ainsi –

    Première averse d’hiver

     

    403.

    Sur la route de Mino, partant vers l’est du Japon, j’écris dans une lettre pour Riyü.

    Ah ! Si je pouvais faire la sieste

    dans les liserons

    sur la « montagne de lit » !

     

    613.

    Es-tu un papillon

    ou suis-je Tchouang-tseu

    rêvant d’un papillon ?

     

    774.

    Jour de l’an

    D’année en année

    faire porter un masque de singe

    à un singe, pourtant…

     

     

    Bashō, L’intégrale des haïkus

    Édition bilingue

    Traduction, adaptation et édition établie par

    Makoto Kemmoku & Dominique Chipot

    La Table ronde, 2012, rééd. Poésie Points, 2014

  • Juan Gelman, « Vers le sud »

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    sur la poésie

     

    « il y aurait deux choses à dire/

    que personne ne la lit beaucoup/

    que ce personne c’est très peu de gens/

    que tout le monde ne pense qu’aux problèmes de la crise mondiale/et

     

    au problème de manger tous les jours/il s’agit

    d’un sujet important/je me rappelle

    quand l’oncle juan est mort de faim/

    il disait que manger il ne s’en souvenait même pas et qu’il n’y avait pas de problème/

     

    mais le problème vint plus tard/

    il n’y avait pas d’argent pour le cercueil/

    et quand finalement le camion municipal passa pour l’emporter

    l’oncle juan ressemblait à un petit oiseau/

     

    ceux de la municipalité le regardèrent avec mépris et dédain/ils murmuraient

    qu’on leur casse toujours les pieds/

    qu’eux ils étaient des hommes et qu’ils enterraient des hommes/et non

    des oisillons comme l’oncle juan/spécialement

     

    parce que l’oncle s’était mis à chanter cui-cui tout le long du voyage au crématorium municipal/

    ce qui leur avait semblé un manque de respect dont ils étaient très offensés/

    et quand ils lui donnaient une tape pour qu’il ferme sa boîte/

    le cui-cui volait dans la cabine du camion et ils sentaient que ça leur faisait cui-cui dans la tête/l’

     

    oncle juan était comme ça/il aimait chanter/

    et il ne voyait pas pourquoi la mort était une raison pour ne pas chanter/

    il entra dans le four en chantant cui-cui/on sortit ses cendres elles piaillèrent un moment/

    et les compagnons municipaux regardèrent leurs chaussures grises de honte/mais

     

    pour en revenir à la poésie/

    le poètes aujourd’hui vont assez mal/

    personne ne les lit beaucoup/ce personne c’est très peu de gens/

    le métier a perdu son prestige/pour un poète c’est tous les jours plus difficile

     

    d’obtenir l’amour d’une fille/

    d’être candidat à la présidence/d’avoir la confiance d’un épicier/

    d’avoir un guerrier de qui chanter les exploits/

    un roi pour lui payer trois pièces d’or le vers/

     

    et personne ne sait si ça se passe comme ça parce qu’il n’y a plus de filles/d’épiciers/de guerriers/de rois/

    ou simplement de poètes/

    ou les deux choses à la fois et il est inutile

    de se casser la tête à penser au problème/

     

    ce qui est bon c’est de savoir qu’on peut chanter cui-cui

    dans les plus étranges circonstances/

    l’oncle juan après sa mort/moi à présent

    pour que tu m’aimes/ »

     Juan Gelman

    Vers le sud et autres poèmes

    Présenté et traduit de l’espagnol (Argentine) par Jacques Ancet
    postface de Julio Cortázar

    Gallimard, coll. Poésie, 2014