samedi, 18 octobre 2014
Bernard Ruhaud, « L’inoubli »
« Elle était belle, je crois. Sur les photos je la vois fine, élégante, en dépit de moyens modestes et des problèmes de vue qui la contraignaient à porter en permanence de fortes lunettes. Je me la représente avec un genre et une simplicité qui me plaisent chez les femmes en général. Qui sait si je n’en serais pas tombé amoureux moi aussi. Je n’avais pas neuf ans quand elle est morte et je ne pense pas avoir vécu assez longtemps auprès d’elle pour refouler tout à fait des fantasmes incestueux. Je ne l’ai jamais vu nue, ou je ne me souviens plus. Mais je le regrette. Le seul bénéfice produit par son décès prématuré, si c’en est un, c’est d’être morte encore belle. Et l’amour dont mon père l’a entourée quand ils se sont connus et jusqu’à sa fin est probablement la meilleure chose qui lui soit arrivée dans sa courte existence.
Je ne l’ai pas vu nue, par contre je l’ai vue pleurer, pleurer désespérément lorsqu’elle reprochait à mon père une incartade dont pourtant il se défendait, pleurer quand pour m’amuser je me cachais et qu’après m’avoir longtemps cherché, appelé, elle ne me trouvait toujours pas, pleurer doucement tout en continuant à s’activer dans la maison, pour rien semblait-il, et cela me bouleversait mais je n’osais m’immiscer dans ces intimes et profondes tristesses qui la saisissaient parfois brusquement. »
Bernard Ruhaud
L’Inoubli, suivi d’un Épilogue
L’Escampette, 2014
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mardi, 30 septembre 2014
Luba Jurgenson, « Au lieu du péril »
« Les mots qui vivent tellement plus longtemps que nous, qui voient se succéder tant de générations, les mots qui vieillissent en beauté et, une fois morts, ressuscitent sous une autre apparence, qui survivent avec des organes en moins ou en plus, qui voient leur corps se transformer, se déformer, muer, qui perdent des bouts lors de réformes d’orthographe, les mots qui se font écorcher vifs, qui se font torturer, ou au contraire glorifier et porter sur les slogans, les mots qui sont les témoins les plus fidèles et les plus infidèles de l’histoire humaine, se font toujours ramener à leur origine par des savants qui veulent leur faire dire ce qu’ils ont été au moment de leur apparition parce qu’ils croient à la vérité de l’origine. Les mots doivent toujours présenter leur acte de naissance alors que celle-ci se perd dans la nuit des temps. Mais le bilingue sait, pour s’être penché dessus, que leur berceau est vide, que l’origine a été dérobée par des gens du voyage – partie sur les routes, l’origine, pour mendier, recueillir des nourritures de hasard. »
Luba Jurgenson
Au lieu du péril
Verdier, 2014
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lundi, 22 septembre 2014
Brigitte Palaggi & Olivier Domerg, « Fragments d’un mont-monde »
« Désécrire le poème quand il vient. Jalonner son chantier d’inscriptions citations injures ou de formules prétendument définitives. Vouloir que Manse soir le lieu d’une bataille au long cours, d’une empoignade, d’un règlement de conte poétique et alpin. Et, chaque matin, à heure dite, se retrouver sur le pré, pour, dans l’intervalle et dans l’amble du présent, enregistrer tout ce qui survient, séance tenante, fragments de temps, bribes de chant, pans de mont et de monde. Pour consigner l’inconsignable, stigmates du sol, mouvements invisibles, géologies intérieures, pluralité (rurale) du réel, de même que cet “infini détail du fini”.
Faire syntaxe de tout.
Perpétrer quelques exactions, chutes de registres ou fautes de goût, au passage. Se comporter comme un maladroit, un persifleur, un soudard, un grossier personnage. Pousser la poésie à la faute, à la sortie de piste ou de virage. L’envoyer sur les rosses, plutôt que sur les roses. L’acculer dans ses ultimes ressources et retranchements. Lui faire la misère : entourloupes, pied de nez, croche-pattes ; la mettre en cause et en doute ; lui tendre sans cesse des embuscades, dans ce défilé repéré, hier encore, par exemple, au bas de la crevasse, au pied du Puy immense, au seuil de sa très lente hémorragie, dans son repli le plus intime, le plus interne, comme au plus près de la masse. »
Brigitte Palaggi & Olivier Domerg
Fragments d’un mont-monde
Autres et pareils / Le bleu du ciel, 2013
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jeudi, 18 septembre 2014
Hélène Lanscotte, « Pas prête »
« Il n’a pas grandi avec elle. Il est resté le même, longtemps, sans qu’elle sache ce que grandir veut dire. Une toise de corps, hauteur largeur. Timide, il dit peu à peu la gêne à enfiler ses manches, révèle la nudité du poignet, désigne la paire de genoux en sage côte à côte, le manteau de plusieurs hivers.
Il est son exacte ressemblance. Elle est cette teinte, ce col, cette rondeur de bouton, cette épaisseur de lainage. Il est l’attache du bras au cou, de la main au genou. Autant de tendresses qui la lient à elle-même. Elle l’habite. Il revêt. Le corps se redécouvre : on a donc des épaules, ici. Le corps le rejette. Ne s’aime pas. Le corps l’affectionne. L’ouvre, le ferme. Elle s’appartient.
Maintenant elle n’a qu’à se l’ordonner et elle s’écroulera. Une flaque de petite fille elle sera, en manteau à carreaux. Non, il n’est pas trop court. Non, elle ne veut pas le donner – à cette lointaine cousine, à ce bébé idiot. Non, elle ne l’enlèvera pas. Tant pis si elle n’a pas enfilé sa robe. Oui, elle va sortir comme ça en culotte et manteau. Et croiser les bras pour qu’on ne le lui retire pas. Sans lui, elle ne peut pas s’aimer.
La vérité est qu’elle cherche à se chérir »
Hélène Lanscotte
Pas prête
L’Escampette, septembre 2014
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dimanche, 17 août 2014
Jacques Lèbre, « La mort lumineuse »
© : C.Chambard
Sensibilité des feuilles
« Ce sont peut-être les quelques voix humaines
issues des immeubles aux fenêtres ouvertes
— c’est une matinée de printemps, un jour férié —
qui font que parfois les feuilles bougent,
même sans vent, même sans aucune brise,
comme si elles étaient sensibles à un langage
ou du moins à son souffle, et qu’importe alors le sens
pour des oreilles vertes dont l’ouïe est si fine.
Je peux préciser qu’au moment même aucun drap
n’est secoué dans le silence, aucun couple de ramiers
ne copule sur une branche, ce qui pourrait prêter à confusion
si l’on peut aussi confondre les gémissements lointains
d’une femme au bord de la jouissance avec les roucoulements
de pigeons postés sur une corniche toute proche.
Pas de vent donc, dans cette matinée, pas de brise non plus,
mais dans une lumière que tamisent quelques nuages blancs
parfois, un instant, les feuilles bougent, frémissent.
Et si les voix que j’entends, me dis-je soudain,
provenaient d’une radio, ou bien d’une télévision ?
Alors, la sensibilité des feuilles serait tout autre
que celle que j’imaginais il y a juste un instant.
D’ailleurs, désœuvré, je m’accoude à la fenêtre,
une musique s’échappe de la source profonde d’un intérieur,
elle glisse comme une onde sur la paroi de l’air
et je vois que les feuilles bougent, frémissent. »
Jacques Lèbre
La mort lumineuse
L’Escampette, 2004
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mardi, 05 août 2014
Abdallah Zrika, « Petites proses »
Le linceul de ma grand-mère
Quand ma grand-mère est morte, un vieillard, monté sur une vieille bicyclette, est allé chercher le linceul. Sa barbe blanche touchait presque le guidon. Je l’ai vu de loin. C’était le vent, plus que lui-même, qui le guidait, le linceul était sur le guidon. Il sa faufilait sous le poids du vent, en zigzaguant. Les ruelles étaient étroites et tortueuses. Quelquefois, une baraque s’avançait sur la chaussée. Tandis qu’il se torturait lui aussi. Le vent, vraiment très fort, faisait gonfler le linceul. Parfois, j’imaginais que ce n’était pas lui qui roulait, mais que les ruelles étaient tortues en lui, ou bien étaient-ce le linceul du vent, ou le linceul de la bicyclette, qui se gonflaient. Cela a duré je ne sais combien de temps, jusqu’à ce que j’entende un bruit dont je n’aime pas me souvenir. Quelques bouts du linceul se coinçaient entre les rayons de la roue, et le vieillard tombait de la bicyclette, directement sur la tête, et mourait après quelques minutes, le linceul de ma grand-mère entre ses mains. »
Abdallah Zrika
Petites proses
Traduit de l’arabe par l’auteur avec le concours de Claude Chambard
L’Escampette, 1998
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lundi, 28 juillet 2014
Lionel Bourg, « L’échappée »
Lionel Bourg au 20 ans de L'Escampette à Chauvigny, mai 2014
© C. Chambard
« Une phrase une seule, inachevable.
Mouvante des sables indistincts qu’elle charrie, du lœss, des alluvions transportées au fil des mots, méandre après méandre, entre ses muscles d’onde soyeuse qui se contractent avant de se détendre le long des berges, enveloppant les branches et les racines des arbres ployés au-dessus des remous. Une phrase parfaite. Indissociable du frisson des feuillages que l’orage chahute et que le vent oblige à se tordre comme en une même flamme liquide, une phrase qui monte, descend, s’apaise ou se rebiffe, répercutant au détour d’une virgule ou d’une parenthèse le chuintement pluvieux dont elle ne saurait se défaire. Une phrase, rien qu’une phrase, ce fut cela, l’étape de la Grande Chartreuse du Tour 1958. Gaul me la susurra mieux que les plus grands stylistes. Je l’écoutais. L’entendais. Jamais mon attention ne s’était si résolument tournée vers le mouvement chaloupé d’un verbe, d’un adjectif, de sorte que, sauvage encore, inculte mais irriguée par les chansons de maman, les alexandrins qu’elle clamait, les cantiques, les paillardes et les refrains révolutionnaires que je reprenais sans comprendre – mais si, je comprenais, j’ai tout compris, bambin, la folie, la tendresse, la mort, la violence, le mépris, l’injustice, la révolte, la haine –, elle naissait débordante, ma passion des noms, des syllabes comme de cette grammaire onctueuse où je plantai l’ergot, léchant à son extrémité la pâte qui venait de lever, pleine de songes. »
Lionel Bourg
L’échappée
L’Escampette, 2014
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mercredi, 16 juillet 2014
Lambert Schlechter, « Lettres à Chen Fou »
« Maintenant, ici, c’est l’automne, il y a encore des moments où le soleil brille, on l’accueille avec émotion & gratitude. Mais il faut se résigner. Froidure nous est promise, froidure viendra, c’est inexorable. Il y a quelques jours, dans la grande pièce en bas, j’ai allumé le poêle, après l’avoir d’abord nettoyé, il restait de la suie de mai dernier ; puis j’ai versé dix litres de combustible, j’ai fait brûler le petit carton rose imprégné de cire et l’ai laissé tomber au fond du poêle, dans l’étroite traînée de mazout qui commençait à suinter, et aussitôt le feu a pris, j’étais content et soulagé : ça brûle, ça va chauffer. La grande pièce sera un peu trop chaude, mais la chaleur, par la porte ouverte, va se propager dans la maison. Les pièces du premier étage restent fraiches. Et nous sommes encore loin, pour le moment, du froid de l’hiver ; jusqu’au premier gel il y a encore quelques semaines. Ce soir cher Chen, j’ai relu la première page de ton “Premier Cahier” et à la huitième ligne je retrouve la citation de Su Tung po : Le monde est semblable à un rêve printanier qui se dissipe sans laisser de trace. Froidure nous est promise, froidure viendra. J’ai l’impression qu’au départ de ton livre tu te places sous la protection de quelqu’un qui, il y a très longtemps, écrivait. Et moi, c’est à toi que je vais encore & encore faire appel, afin de… afin que…, on verra… »
Lambert Schlechter
Lettres à Chen Fou
L’Escampette, 2011
On peut lire avec profit Récits d’une vie fugitive (Mémoires d’un lettré pauvre) de Chen Fou, traduit du chinois par Jacques Reclus. Connaissance de l’Orient, Gallimard/Unesco
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dimanche, 08 juin 2014
Julien Blaine, « Thymus »
© : Claude Chambard
« Par exemple, à partir de cette constatation d’une banalité confondante et vérifiée, ce jour d’été, dans un des vallons des sources du Verdon :
Mon ombre disparaît sous les nuages.
Ce n’est qu’une constatation d’un pas-encore-tout-à-fait-vieil-homme qui marche dans un sentier de berger en montagne.
La petite phrase ; chacun va la charger un max…
On va y aller à fond dans la métaphore, et comme cette simple remarque est universelle : nous possédons tous une ombre (affirmation soumise à condition) et il y a partout des nuages.
Mais que va lire le lecteur qui aime la poésie arabe ou perse ? Et que va lire le lecteur qui aime tant la poésie t’ang ou le haïku ? Ou celui qui se passionne pour les textes d’Edgar Allan Poe ou de Villiers de l’Isle-Adam…
Et déjà j’imagine le sens caché qui sera dévoilé par mes lecteurs préférés !
Le ciel était très fort, le soleil très dru et le nuage très mobile. Et moi, sous les trois, je montais, appuyé sur mon bâton, vers la crête, accompagné par la ribambelle de mes petits enfants. Voilà.
Cette phrase, aussi, chacun va la charger un max. »
Julien Blaine
Thymus
Le Castor Astral, 2014
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vendredi, 30 mai 2014
Claire Malroux, « Dits du cerf & de quelques biches »
L’apparition
« En fermant les yeux je l’ai aperçu Il se tenait devant moi à distance et dans une attitude d’attente
Sur les fougères des gouttes de rosée tremblaient dans un petit vent frais
La lumière redorait le monde
C’était, ce ne pouvait être que l’aube, nul autre moment du jour ni de la nuit pour notre rencontre
Avant même le corps j’ai vu les bois s’avancer posément, non pas flotter sur l’élément liquide,
Mais marcher dans le ciel quoique fermement rattachés au sol
Aérienne couronne, animal mi-arbre, arbre mi-animal, rêve ambulant
Il était là Je n’ai pas perçu le bond qui lui a permis de pénétrer dans l’enceinte de mon cerveau
C’était un jour d’automne, période de brame
Moi, roulant en autobus le long des grilles du jardin du Luxembourg
Il venait de loin, de si loin, de plus loin que mes souvenirs, que tous mes ascendants
Du temps où les idées et les mots, tout l’humain bagage à venir, n’étaient que nébuleuses sur la langue
Occultée par son grand corps, la biche derrière lui, sa compagne »
Claire Malroux
Dits du cerf & de quelques biches
L’Escampette, 2014
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samedi, 24 mai 2014
Claude Tasserit, « Maison Blanche »
« Une fois que la voix de chair est enregistrée, tu ne la réécoutes pas. Pour le moment, il ne s’agit pas de choisir. Tu ne peux que parler à cet autre en toi, et le laisser parler aussi – que laisser parler les autres, et leur parler aussi. Des heures et des heures de propos incertains, quand plus tard tu les écouteras, parfois méconnaissables, prononcés dans la confusion du souvenir ou du demi-sommeil, dans l’enchevêtrement des époques et des visages.
Mais les fantômes auxquels tu t’adresses, sauras-tu ensuite les changer en un lecteur à venir et à chaque fois unique ? Transmuer la voix de chair en voix de silence ?
Ton travail ne fait que commencer.
Ces paroles, il te faudra encore les démêler quand elles se confondaient, les relier quand elles se dispersaient. Tous ces fragments, tu devras leur accorder une cohésion qu’ils n’avaient pas, les inscrire dans un ordre factice et une durée nouvelle : leur prêter enfin la forme trompeuse d’un livre. »
Claude Tasserit
Maison Blanche
L’Escampette, 2014
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vendredi, 14 mars 2014
HORS ŒIL editions à Bordeaux
HORS ŒIL éditions
du 21 mars au 26 avril 2014
à l’initiative de la bibliothèque Mériadeck de Bordeaux & de Monoquini
http://www.calameo.com/read/000502266d753ee762ae3
10:12 Publié dans Édition | Lien permanent | Tags : hors Œil édiions, bibliothèque mériadeck, monoquini