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Édition - Page 54

  • Catherine Ternaux, « Olla-podrida »

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    Les cailloux

     

     « Elle était assise devant la maison au milieu des cailloux et elle entendait comme un chuchotement. Elle ne bougea pas. Prenant de l’assurance, les cailloux se mirent à palabrer. Il était question d’elle, de ses atermoiements. Et de lui aussi, au pas plus lourd évidemment. Fut évoquée une certaine fois où il la prit dans ses bras. Ce soir là, ils avaient entendu un chuchotement. Il lui avait glissé au creux de l’oreille : “Pourquoi donc ai-je des mains si ce n’est pour te toucher ?” Eux, ils avaient méchamment rigolé : l’après-midi même, ils l’avaient vu lancer sauvagement dans le mare les plus plats d’entre eux pour faire des ricochets. »

     

     Catherine Ternaux
    Olla-podrida

    L’Escampette 2001, réédition en poche, 2013

     

    Trente-et-unième page pour fêter les vingt ans de L’Escampette

  • Jean-Charles Depaule, « Définition en cours »

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    où commence le travail

    Josée Lapeyrère

     

    faisant à soi-même coupures petites

    ecchymoses conjuratoires

     

    déchiffrant de nouveau

     

    la lampe

     

    de nouveau copiant

    activités terrestres vues du ciel

                            fleuve de tout un tas de choses

    d’eau de terre de bois de pierres sang rouge fer

    glace miroirs écailles variables

    étoiles et tresses d’eau indiscernables lignes

    corps blond / soie jambe brunie

     

    bouchons dansent mousses

    lancer de bâtons en suspens sur le ciel

     

    en rotation

    tapis de feuilles sur l’eau l’ombre sur le fond

    a tournoyé maintenant suit le courant

    évolutions sans hâte de pales tiges fléaux dans l’air

    ramassés

    dispersés buisson lustre du monde

                la lampe a atteint sa durée de vie maximum

    des musiques à entendre

    l’air refroidit à l’approche du fleuve

     

    maintenant tu manges des fraises qui les détestais

    ni n’aimais Verlaine

     

    je recopiais le visage d’Elisabeth reine

    sur calque exposé au soleil de la fenêtre

    fixé à l’hyposulfite dentelle

    ou feuille sur feuille c’est photogramme

    serait prose

    je me rappelle le couronnement au cinéma

    et Sous le plus grand chapiteau du monde

    en face du coiffeur près de l’église Saint-Paul que je confonds

    avec Sainte-Perpétue Dien Bien Phu

    était une cuvette

     

    je m’accoude à la même fenêtre

    au-dessus de la cuisine

    mouvement de bras de poignet commencé répété

     

     Jean-Charles Depaule

    Définition en cours

    le bleu du ciel, 2013

     

  • Marc Mauguin, « Ponts coupés »

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    Gérard

     (extrait)

     

    « Alors pour rien de ce qui m’entoure venant de si loin jusqu’à aujourd’hui et peut-être demain, je ne trouverai plus de mot ? Ni mot ni voix désormais. Bien fini cette fois. Accepter. Cesser de m’asseoir à ma table tous les matins, après avoir pris mon café dans la cuisine pour ne pas l’éveiller, puisqu’il dort encore. Cesser de chercher, à tâtons dans la nuit, le stylo pour écrire sur le dos de ma main une phrase avortée des ténèbres. Trouver des occupations du matin jusqu’au soir, sans rien dire à personne. Le cinéma, la bibliothèque. Ou rien. Marcher dans les rues, passer le temps jusqu’à son retour. Rentrer un peu avant. Faire semblant. Tu as bien travaillé aujourd’hui ? C’est lui qui pose la question depuis quelques semaines, moi jamais, comme si ce que je faisais était le plus important alors que j’essaie de sourire. Quelques pages aujourd’hui. Des gribouillages. Il rit. Tu me feras lire ? Avant, il ne posait pas ces questions. Quand il rentrait j’écrivais encore, sans m’apercevoir que le jour était tombé. Dans le noir, de travers et à toute vitesse, guidé seulement par le contraste de l’encre foncée sur le papier blanc. Je m’arrêtais au milieu d’une phrase. Continue, je ne veux pas te déranger. Il parcourait, j’ignorais depuis combien de temps, les lignes par-dessus mon épaule. Puis s’éloignait sans rien dire, passait dans une autre pièce. Je n’entendais plus rien. Un moment après, je sentais sa main sur mon cou ; la nuit était tombée depuis longtemps. Il faut venir dîner. Les mêmes mots que ceux de maman. Il riait comme devant quelqu’un qu’on réveille, qui revient doucement à la vie avec l’empreinte du rêve dans les yeux. Tu es un insecte ! Mets tes lunettes. Riait encore. »

     Marc Mauguin

    Ponts coupés

    L’Escampette, 2013


    Trentième page pour fêter les vingt ans de L’Escampette

  • Mohammed Bennis, « Fleuve entre des funérailles »

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    Lettres

     

    « f.l.e

    ce sont ceux-là que j’ai retrouvés isolés dans la moitié d’un cercle qui tournait dans un mouvement lié à la rotation du soleil ils avaient laissé une marque blanche à la chaux afin d’aviver le désarroi et pour qu’il ne reste de toute chose que de l’eau qui s’écoule tandis que les mots lui confient leurs désirs assurés de l’empreinte de leurs tatouages sur les âmes qu’habitent ceux qui passent

     

    e.u.v

    je t’ai déjà ordonné de mélanger l’eau au safran de teindre tous les ruisseaux en bordure du fleuve en bleu coupé de blanc et de plonger la charpente des ponts dans la rivière qui a forme de canal prends toute la quantité d’encre noire à ta disposition et entre avec en ville du côté du silence toute sa splendeur se verra

     

    u.v.e

    cette nuit ta brise t’accueillera comme elle a reçu avant toi l’étranger qui s’est enquis auprès du vieillard de ceux qui ne reviennent jamais de leur perplexité il ne lui a montré que des débris observe la raideur de ces deux battants de porte derrière il y a le chant des tiens au milieu de ceux qui avaient été surpris par la terre nue ils lui ont dit nous sommes venus à toi par temps de canicule et de froid extrême sans nous en soucier privés de toi nous ne sommes que miséreux »

     

     Mohammed Bennis

     Fleuve entre des funérailles

     Traduit de l’arabe par Mostafa Nissabouri

     L’Escampette, 2003

     

    Vingt-neuvième page pour fêter les vingt ans de L’Escampette

  • Marc Le Gros, « Icaria & autres lieux »

    Marc le gros, icaria & autres lieux, l'escampette

     

    « Dans la campagne d’Icaria les bruits de la nature règlent immuablement les commencements du jour. À cinq heures, à Armenistis, c’est le coq qui ouvre le feu, un coq solitaire et sans rival, l’unique spécimen du lieu sans doute car on ne connaît pas ici les répons interminables qui réveillent en fanfare les îles de Siphnos ou de Serifos, pour ne rien dire d’Amorgos où ses congénères ont colonisé toutes les collines, des hauteurs de Katapola jusqu’aux derniers moulins de la Chora.

    Puis c’est le tour des ânes, déchirants, pathétiques, lugubres avec ce cri de Golgotha qu’ils semblent chaque fois lancer dans le désert. Leurs hoquets éperdus hésitent entre l’agonie respiratoire des noyés et ce sifflement rauque des pompes à eau mal graissées dont on devine qu’elles vont bientôt rendre l’âme. À six heures et demie très précises la première cigale précède de peu l’éveil de l’homme. Pétarade des tracteurs qui partent aux champs pour la journée. Ce sont des engins minces et verts, à trois roues avec un guidon et un moteur découvert qui luit comme une carapace. On dirait de gros criquets.

    Des vieilles femmes, le visage recouvert d’un fichu blanc, sont assises dans les remorques. Chacune porte une gourde emmaillotée d’un tissu bleu nuit. Comme à Kalymnos ou à Astypalea au départ des autobus, elles se signent avant d’entreprendre le voyage. Alors seulement avec le soleil, le vide s’installe, et le grand silence du jour. »

     

    Marc Le Gros

     Icaria & autres lieux – carnets grecs

     L’Escampette, 2013

     

     

    Vingt-huitième page pour fêter les vingt ans de L’Escampette

  • Pierre Silvain, « Passage de la morte »

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    « Elle s’est étendue contre le corps sans vie. Les chants des coqs la réveillent, elle a dû s’assoupir. Le meurtre n’est qu’un cauchemar qui se dissipe avec le retour du matin. Il n’est pas vrai qu’elle a tué son amant. Il dort, n’est-ce pas ? Il va revenir du sommeil où il s’est éloigné et lui parler. Elle le lui demande de toute son âme, humblement, puis comme il ne répond pas, elle l’appelle, en s’écartant de lui. Rien. Le silence. L’immobilité. Alors elle se met à hurler. L’implacable nécessité lui montre ce qu’elle doit faire : cacher l’arme abandonnée sur le lit et quand les gens arriveront, car “ils sentent le meurtre de loin”, trouver une explication. Le suicide de Michel Cantarini est la première qui s’impose, celle que lui dicte son espoir fou d’échapper à la justice des hommes. Comment a-t-elle pu imaginer que c’est cela qu’elle devra déclarer pour s’innocenter ? Le coup tiré par derrière l’accuse sans appel. Elle sera bien obligée, aussi terrible que ce soit, de reconnaître la vérité. Elle prend le revolver, l’applique sur son sein gauche. Paulina Pandolfini survit à son geste, la mort volontaire lui est refusée. »

     

     Pierre Silvain
    Passage de la morte — Pierre Jean Jouve

    L’Escampette, 2007


     Vingt-septième page pour fêter les vingt ans de L’Escampette

  • Al Berto, « Le Livre des Retours »

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    « lève-toi et obéis à cet enfant que tu fus

    va dans le désert de l’âge où le mensonge

    ronge le paysage et colonise

    ces pauvres images démantelées

     

    le vol des oiseaux malheureux se détache de la terre

    où le corps a conservé le chant lointain des lunes

    des limons des sables et des premières eaux

     

    ouvre maintenant tes paupières dans la pénombre de ta chambre

    réveille le tigre blanc avec le sang tendre du sommeil

    n’aie pas peur du déluge

    où l’adolescent grandit et laisse le jour tranchant

    basculer lumineux comme un poignard »

     

     

    Al Berto
    Le Livre des Retours

    traduit du portugais par Michel Chandeigne & Ariane Witkowski
    L’Escampette, 2004


    Vingt-septième page pour fêter les vingt ans de L’Escampette

  • Georges Bonnet, « La claudication des jours »

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    « Tout se passait ainsi disaient-ils

    Une jupe longue emballait un vélo les bancs publics se grisaient de tilleuls en fleur

    de petites fleurs s’étiolaient

    dans l’ombre illettrée d’un grand cèdre

    dans une salle de classe aux étroites fenêtres

    les enfants écoutaient le monde

    des hauteurs de leur maîtresse

    tandis que montait le chant des tuiles roses

    sur un quartier ancien

     

     

    Une jambe enjolivait l’autre la jupe était une grange les doigts flocons légers

     

    Enfouie dans l’innocence elle verrouillait ses rivages et sur le mur l’aquarelle était lasse de la mer »

     

     Georges Bonnet

    La claudication des jours

    L’Escampette, 2013

     

     Vingt-sixième page pour fêter les vingt ans de L’Escampette

     

  • Michelle Devinant Romero, "Le Seigneur des obscurités"

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    « J’étais là. Dans la grange. C’est moi qui ai donné l’alarme.

    — J’ai vu papa sauter dans le puits.

    J’ai attendu l’heure du repas. Le silence rituel quand ma mère, mon frère, ma sœur et moi sommes attablés et l’attendons. Qui n’arrive pas. Qui est toujours en retard. Ce soir plus que d’habitude.

    — J’ai vu papa sauter dans le puits.

    Je répète l’air de rien, juste pour voir l’effet produit. Ma mère, qui s’est levée pour baisser le gaz, est revenue à la table. Tous se tournent vers moi. Ils m’observent, et le silence se fait encore plus lourd.

    — Qu’est-ce que tu racontes, crétin ?

    Je xe ma mère, droit dans les yeux. Ce sera la dernière fois que mon regard ne vacille pas, et je répète pour la troisième fois.

    — J’ai vu papa sauter dans le puits.

    Puis, tout s’enchaîne en accéléré. Le bruit des chaises brutalement repoussées, la ruée dehors, les cris. Et moi qui reste à table avec Christian, devant mon assiette vide. Il me dévisage.

    — C’est vrai ? Tu as vu ça toi ?

    — Ouais. J’ai vu.

    J’attends les questions. Elles ne viennent pas. »

     

     Michelle Devinant Romero

    Le Seigneur des obscurités

     L’Escampette, 2012

     

     Vingt-cinquième page pour fêter les vingt ans de L’Escampette

  • Arvo Valton, « La Framboise blanche »

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    [choix]

     

    « Il était libre — tant que ses chaines restaient invisibles. 

     

    La meilleure manière d’atteindre l’âge d’or, c’est de le proclamer.

     

    La morale et les normes commencent là où s’achèvent la création et la liberté.

     

    Ce n’est pas l’homme qui perd du temps, c’est le temps qui perd l’homme.

     

    Illimitées sont les aptitudes humaines — en matière d’inaptitude !

     

    Jamais l’impuissance de l’homme n’est aussi manifeste que lorsqu’on lui confère de la puissance.

     

    Il avait tout mis de côté pour sa vie à venir : une fois arrivé sur place, il découvrit que sa devise n’était pas convertible.

     

    Les choses inutiles coûtent le prix fort : c’est normal, l’argent étant leur unique étalon.

     

    Si tu as vocation à dire la vérité au monde, tu dois être prêt à ce qu’il répande bien des mensonges à ton sujet.

     

    Les dissidents sont ceux qui ne pensent pas comme ceux qui ne pensent jamais.

     

    Le comble de l’humanisme : rendre visite à un cannibale pour qu’il ne meure pas de faim.


    Il y a une quantité de maladies que la médecine n’a pas décrites mais que tout le monde connaît bien : la schizophrénie sociale, les crampes de dignité, une forme contagieuse de manie des grandeurs, le syndrome de la semi-génialité, les abus d’auto-médication, les crises d’auto-compassion, un amour morbide du prochain, les inflammations de l’âme, la fièvre de la recherche du bonheur, etc. »

     

     Arvo Valton
    La Framboise blanche

    Traduit de l’estonien par Eva Vingiano de Pina Martins

     L’Escampette, 1993

     

     Vingt-quatrième page pour fêter les vingt ans de L’Escampette

  • Serge Delaive, « Paul Gauguin, étrange attraction »

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    « C’est toujours la même histoire : celle d’un homme qui se cherche dans un monde qui le perd. Une histoire universelle. Il arrive parfois qu’une femme ou un homme parvienne à raconter cette histoire dans sa multiplicité. Dans ce qui la surpasse. Il arrive même qu’une autre femme ou qu’un autre homme rencontre l’histoire ainsi libérée. Quelque chose vient de changer. Définitivement. Car il y a désormais partage. Partage et durée. Fission. Aussi longtemps que la femme qui a reçu ou que l’homme qui a entendu le message seront en vie, ils se souviendront. Ceux qui ont réussi à transmettre le récit impossible sont des magiciens. Des sorciers. Des alchimistes.

    Comme toi qui parcours ces lignes, j’ai connu cette expérience à plusieurs reprises. J’ignore ce que tu en penses, mais dans ces moments-là, on se dit que c’est ça être en vie : avoir la chance de surprendre une histoire transposée et, d’instinct, la comprendre. La prendre en soi. On peut sortir de ces rencontres complètement désorienté. Ou s’empêtrer dans la quête obsessionnelle des instants prodigieux. Au point de se perdre encore. »

     

     Serge Delaive

    Paul Gauguin, étrange attraction

     L’Escampette, 2011

     

    Vingt-troisième page pour fêter les vingt ans de L’Escampette

  • David Collin, « Les cercles mémoriaux »

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    David Collin, Chauvigny, 20 ans de L'Escampette, 4 mai 2013 © CChambard

     

    « “Avec celui qu’on a décidé de devenir… ” Cette phrase tourna longtemps dans ma tête. Quelque chose m’attendait, c’était là, ça perçait, ça gravitait autour de moi avant de poursuivre son chemin, avant de creuser plus loin.

    Et puis tout a disparu.

    Je me suis réveillé dans un monde nouveau, aux côtés d’un homme que je ne connaissais plus. Moi-même, dépouillé de tout ce que j’avais reconstruit. Je me transformais. Je m’interrogeais sur le passé. Je me métamorphosais en me retournant sur l’inconnu que j’étais devenu.

    Depuis que des bribes de mémoire étaient apparues, j’effectuais un double mouvement de perte et de retrouvailles. Dans une danse alternée. Au fil de mon immersion, deux images ou deux idées de moi-même, de ma personnalité se superposaient. Celui que j’avais été autrefois reprenait peu à peu sa place. Il s’infiltrait de partout, il menaçait. Mais s’agissait-il vraiment d’une menace ? J’avais deux missions. Résoudre les contraires, et concilier celui que j’avais été avec celui que je devenais — et qui n’était pas étranger à celui qui avait été. Des mouvements circulaires et parfois contradictoires balayaient mon esprit en tous sens. Ils parcouraient l’espace à la recherche d’un objet perdu.

    Comment retrouver ce qu’on ne connaît pas ? »

     

    David Collin

    Les Cercles mémoriaux

    L’Escampette, 2012

     

    Vingt-deuxième page pour fêter les vingt ans de L’Escampette