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Édition - Page 56

  • Hélène Lanscotte, « Pas prête »

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    « Il n’a pas grandi avec elle. Il est resté le même, longtemps, sans qu’elle sache ce que grandir veut dire. Une toise de corps, hauteur largeur. Timide, il dit peu à peu la gêne à enfiler ses manches, révèle la nudité du poignet, désigne la paire de genoux en sage côte à côte, le manteau de plusieurs hivers.
    Il est son exacte ressemblance. Elle est cette teinte, ce col, cette rondeur de bouton, cette épaisseur de lainage. Il est l’attache du bras au cou, de la main au genou. Autant de tendresses qui la lient à elle-même. Elle l’habite. Il revêt. Le corps se redécouvre : on a donc des épaules, ici. Le corps le rejette. Ne s’aime pas. Le corps l’affectionne. L’ouvre, le ferme. Elle s’appartient.
    Maintenant elle n’a qu’à se l’ordonner et elle s’écroulera. Une flaque de petite fille elle sera, en manteau à carreaux. Non, il n’est pas trop court. Non, elle ne veut pas le donner – à cette lointaine cousine, à ce bébé idiot. Non, elle ne l’enlèvera pas. Tant pis si elle n’a pas enfilé sa robe. Oui, elle va sortir comme ça en culotte et manteau. Et croiser les bras pour qu’on ne le lui retire pas. Sans lui, elle ne peut pas s’aimer. 

     

     

    La vérité est qu’elle cherche à se chérir »

     

     

    Hélène Lanscotte

    Pas prête

    L’Escampette, septembre 2014

  • Jacques Lèbre, « La mort lumineuse »

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    © : C.Chambard

     

    Sensibilité des feuilles

     

    « Ce sont peut-être les quelques voix humaines

    issues des immeubles aux fenêtres ouvertes

    — c’est une matinée de printemps, un jour férié —

    qui font que parfois les feuilles bougent,

    même sans vent, même sans aucune brise,

    comme si elles étaient sensibles à un langage

    ou du moins à son souffle, et qu’importe alors le sens

    pour des oreilles vertes dont l’ouïe est si fine.

    Je peux préciser qu’au moment même aucun drap

    n’est secoué dans le silence, aucun couple de ramiers

    ne copule sur une branche, ce qui pourrait prêter à confusion

    si l’on peut aussi confondre les gémissements lointains

    d’une femme au bord de la jouissance avec les roucoulements

    de pigeons postés sur une corniche toute proche.

    Pas de vent donc, dans cette matinée, pas de brise non plus,

    mais dans une lumière que tamisent quelques nuages blancs

    parfois, un instant, les feuilles bougent, frémissent.

    Et si les voix que j’entends, me dis-je soudain,

    provenaient d’une radio, ou bien d’une télévision ?

    Alors, la sensibilité des feuilles serait tout autre

    que celle que j’imaginais il y a juste un instant.

    D’ailleurs, désœuvré, je m’accoude à la fenêtre,

    une musique s’échappe de la source profonde d’un intérieur,

    elle glisse comme une onde sur la paroi de l’air

    et je vois que les feuilles bougent, frémissent. »

     

     Jacques Lèbre

    La mort lumineuse

    L’Escampette, 2004

  • Abdallah Zrika, « Petites proses »

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    Le linceul de ma grand-mère

     

     

    Quand ma grand-mère est morte, un vieillard, monté sur une vieille bicyclette, est allé chercher le linceul. Sa barbe blanche touchait presque le guidon. Je l’ai vu de loin. C’était le vent, plus que lui-même, qui le guidait, le linceul était sur le guidon. Il sa faufilait sous le poids du vent, en zigzaguant. Les ruelles étaient étroites et tortueuses. Quelquefois, une baraque s’avançait sur la chaussée. Tandis qu’il se torturait lui aussi. Le vent, vraiment très fort, faisait gonfler le linceul. Parfois, j’imaginais que ce n’était pas lui qui roulait, mais que les ruelles étaient tortues en lui, ou bien étaient-ce le linceul du vent, ou le linceul de la bicyclette, qui se gonflaient. Cela a duré je ne sais combien de temps, jusqu’à ce que j’entende un bruit dont je n’aime pas me souvenir. Quelques bouts du linceul se coinçaient entre les rayons de la roue, et le vieillard tombait de la bicyclette, directement sur la tête, et mourait après quelques minutes, le linceul de ma grand-mère entre ses mains. »

     

    Abdallah Zrika

    Petites proses

    Traduit de l’arabe par l’auteur avec le concours de Claude Chambard

    L’Escampette, 1998

  • Lionel Bourg, « L’échappée »

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    Lionel Bourg au 20 ans de L'Escampette à Chauvigny, mai 2014

    © C. Chambard

     

    « Une phrase une seule, inachevable.

    Mouvante des sables indistincts qu’elle charrie, du lœss, des alluvions transportées au fil des mots, méandre après méandre, entre ses muscles d’onde soyeuse qui se contractent avant de se détendre le long des berges, enveloppant les branches et les racines des arbres ployés au-dessus des remous. Une phrase parfaite. Indissociable du frisson des feuillages que l’orage chahute et que le vent oblige à se tordre comme en une même flamme liquide, une phrase qui monte, descend, s’apaise ou se rebiffe, répercutant au détour d’une virgule ou d’une parenthèse le chuintement pluvieux dont elle ne saurait se défaire. Une phrase, rien qu’une phrase, ce fut cela, l’étape de la Grande Chartreuse du Tour 1958. Gaul me la susurra mieux que les plus grands stylistes. Je l’écoutais. L’entendais. Jamais mon attention ne s’était si résolument tournée vers le mouvement chaloupé d’un verbe, d’un adjectif, de sorte que, sauvage encore, inculte mais irriguée par les chansons de maman, les alexandrins qu’elle clamait, les cantiques, les paillardes et les refrains révolutionnaires que je reprenais sans comprendre – mais si, je comprenais, j’ai tout compris, bambin, la folie, la tendresse, la mort, la violence, le mépris, l’injustice, la révolte, la haine –, elle naissait débordante, ma passion des noms, des syllabes comme de cette grammaire onctueuse où je plantai l’ergot, léchant à son extrémité la pâte qui venait de lever, pleine de songes. »

     

    Lionel Bourg

    L’échappée

    L’Escampette, 2014

  • Lambert Schlechter, « Lettres à Chen Fou »

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    « Maintenant, ici, c’est l’automne, il y a encore des moments où le soleil brille, on l’accueille avec émotion & gratitude. Mais il faut se résigner. Froidure nous est promise, froidure viendra, c’est inexorable. Il  y a quelques jours, dans la grande pièce en bas, j’ai allumé le poêle, après l’avoir d’abord nettoyé, il restait de la suie de mai dernier ; puis j’ai versé dix litres de combustible, j’ai fait brûler le petit carton rose imprégné de cire et l’ai laissé tomber au fond du poêle, dans l’étroite traînée de mazout qui commençait à suinter, et aussitôt le feu a pris, j’étais content et soulagé : ça brûle, ça va chauffer. La grande pièce sera un peu trop chaude, mais la chaleur, par la porte ouverte, va se propager dans la maison. Les pièces du premier étage restent fraiches. Et nous sommes encore loin, pour le moment, du froid de l’hiver ; jusqu’au premier gel il y a encore quelques semaines. Ce soir cher Chen, j’ai relu la première page de ton “Premier Cahier” et à la huitième ligne je retrouve la citation de Su Tung po : Le monde est semblable à un rêve printanier qui se dissipe sans laisser de trace. Froidure nous est promise, froidure viendra. J’ai l’impression qu’au départ de ton livre tu te places sous la protection de quelqu’un qui, il y a très longtemps, écrivait. Et moi, c’est à toi que je vais encore & encore faire appel, afin de… afin que…, on verra… »

     

     Lambert Schlechter

    Lettres à Chen Fou

    L’Escampette, 2011

     

    On peut lire avec profit  Récits d’une vie fugitive (Mémoires d’un lettré pauvre) de Chen Fou, traduit du chinois par Jacques Reclus. Connaissance de l’Orient, Gallimard/Unesco

  • Julien Blaine, « Thymus »

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    © : Claude Chambard

     

    « Par exemple, à partir de cette constatation d’une banalité confondante et vérifiée, ce jour d’été, dans un des vallons des sources du Verdon :

    Mon ombre disparaît sous les nuages.

    Ce n’est qu’une constatation d’un pas-encore-tout-à-fait-vieil-homme qui marche dans un sentier de berger en montagne.

    La petite phrase ; chacun va la charger un max…

    On va y aller à fond dans la métaphore, et comme cette simple remarque est universelle : nous possédons tous une ombre (affirmation soumise à condition) et il y a partout des nuages.

    Mais que va lire le lecteur qui aime la poésie arabe ou perse ? Et que va lire le lecteur qui aime tant la poésie t’ang ou le haïku ? Ou celui qui se passionne pour les textes d’Edgar Allan Poe ou de Villiers de l’Isle-Adam…

    Et déjà j’imagine le sens caché qui sera dévoilé par mes lecteurs préférés !

     

    Le ciel était très fort, le soleil très dru et le nuage très mobile. Et moi, sous les trois, je montais, appuyé sur mon bâton, vers la crête, accompagné par la ribambelle de mes petits enfants. Voilà.

     

    Cette phrase, aussi, chacun va la charger un max. »

     

    Julien Blaine

    Thymus

    Le Castor Astral, 2014

     

  • Claire Malroux, « Dits du cerf & de quelques biches »

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    L’apparition

     

    « En fermant les yeux  je l’ai aperçu         Il se tenait devant moi à distance et dans une attitude d’attente

    Sur les fougères des gouttes de rosée tremblaient dans un petit vent frais

    La lumière redorait le monde

    C’était, ce ne pouvait être que l’aube, nul autre moment du jour ni de la nuit pour notre rencontre

     

    Avant même le corps j’ai vu les bois s’avancer posément, non pas otter sur l’élément liquide,

    Mais marcher dans le ciel quoique fermement rattachés au sol

    Aérienne couronne, animal mi-arbre, arbre mi-animal, rêve ambulant

     

    Il était là     Je n’ai pas perçu le bond qui lui a permis de pénétrer dans l’enceinte de mon cerveau

    C’était un jour d’automne, période de brame

    Moi, roulant en autobus le long des grilles du jardin du Luxembourg

     

    Il venait de loin, de si loin, de plus loin que mes souvenirs, que tous mes ascendants

     

     

     

     

     

    Du temps où les idées et les mots, tout l’humain bagage à venir, n’étaient que nébuleuses sur la langue

     

    Occultée par son grand corps, la biche derrière lui, sa compagne »

     

     Claire Malroux 

    Dits du cerf & de quelques biches

    L’Escampette, 2014

  • Claude Tasserit, « Maison Blanche »

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    « Une fois que la voix de chair est enregistrée, tu ne la réécoutes pas. Pour le moment, il ne s’agit pas de choisir. Tu ne peux que parler à cet autre en toi, et le laisser parler aussi – que laisser parler les autres, et leur parler aussi. Des heures et des heures de propos incertains, quand plus tard tu les écouteras, parfois méconnaissables, prononcés dans la confusion du souvenir ou du demi-sommeil, dans l’enchevêtrement des époques et des visages.

     

    Mais les fantômes auxquels tu t’adresses, sauras-tu ensuite les changer en un lecteur à venir et à chaque fois unique ? Transmuer la voix de chair en voix de silence ?

    Ton travail ne fait que commencer.

    Ces paroles, il te faudra encore les démêler quand elles se confondaient, les relier quand elles se dispersaient. Tous ces fragments, tu devras leur accorder une cohésion qu’ils n’avaient pas, les inscrire dans un ordre factice et une durée nouvelle : leur prêter enfin la forme trompeuse d’un livre. »

     

    Claude Tasserit

    Maison Blanche

    L’Escampette, 2014

  • HORS ŒIL editions à Bordeaux

    HORS ŒIL éditions
    du 21 mars au 26 avril 2014

    à l’initiative de la bibliothèque Mériadeck de Bordeaux & de Monoquini

     

    http://www.calameo.com/read/000502266d753ee762ae3

     

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  • Jean-Paul Chague, « Expansion sans profondeur »

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    « tant de nos livres sont muets

     

    à quoi l’attribuez-vous     des corps

    pourtant y passent entre les lignes

     

    ni cris ni revendications qui les fassent

    se retourner     désir plaisir même

    demeurent affaire privée

     

    ils passent ce sont des entités

     

    ni hoquets ni râles ni murmures

    ni douleur à opérer l’organique

    nous est une langue étrangère

    et tombe de la bouche une mélopée »

     

     Jean-Paul Chague

     Expansion sans profondeur

     Coll. Philox, L’Attente, 2013

  • Jacqueline Merville, « Juste une fin du monde »

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    « J’ai un corps qui attend sans cesse que je l’emmène loin du massacre, loin du supplice. Il est devenu dans la nuit au bord de la lagune africaine le lieu de la mort. Il sait qu’il va mourir, il sait la mort. Il sait vraiment que mourir lui appartient. Je demeure avec lui dans la peur. Une peur vaste et obscure et très ancienne. Elle évoque l’épaisseur de la vase, pas sa substance, une vase faite d’air onduleux, compact, sans origine ni fin. Une autre respiration est là, ni animale ni humaine, une respiration qui ressemble à l’ordre tourmenté des étendues cosmiques. Je ne refuse pas cette peur, elle est comme une compagne. Avoir peur est devenu un seuil, un pointillé charnel vers du sacré. Je ne sais lequel. J’ignore ce qui viendra ou ne viendra pas avec la mort du corps. Le corps se souvient parfois de quelque chose d’aérien, de plein, d’une délivrance, d’une éternité peut-être. Il accepte alors sa dissolution, sa totale disparition. Puis cela s’efface très vite, comme un rêve, un effleurement auquel il ne s’accroche pas.

    Le savoir de ce corps vulnérable, supplicié, menacé, et pourtant encore vivant, pourrait donner une saveur joyeuse à chaque instant de vie, à chaque jour. Sa peur pourrait se déplacer, s’écouler comme un fleuve, traverser l’inconnu, la lumière ou l’absence de la lumière. Mais il ne le fait pas, il préfère attendre, faire le gué, repousser l’instant de sa dissolution. Il préfère me donner l’ordre de survivre, de gagner du temps. Je l’écoute comme le lieu, le seul, qui soit le mien. Il a toujours su plus que je n’ai appris avec les livres, avec la rencontre de gens remarquables. »

     

     Jacqueline Merville

    Juste une fin du monde
    L’Escampette, 2008

    le site de Jacqueline Merville : https://sites.google.com/site/jacquelinemerville/home

     

     Trente-deuxième page pour fêter les vingt ans de L’Escampette

  • Catherine Ternaux, « Olla-podrida »

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    Les cailloux

     

     « Elle était assise devant la maison au milieu des cailloux et elle entendait comme un chuchotement. Elle ne bougea pas. Prenant de l’assurance, les cailloux se mirent à palabrer. Il était question d’elle, de ses atermoiements. Et de lui aussi, au pas plus lourd évidemment. Fut évoquée une certaine fois où il la prit dans ses bras. Ce soir là, ils avaient entendu un chuchotement. Il lui avait glissé au creux de l’oreille : “Pourquoi donc ai-je des mains si ce n’est pour te toucher ?” Eux, ils avaient méchamment rigolé : l’après-midi même, ils l’avaient vu lancer sauvagement dans le mare les plus plats d’entre eux pour faire des ricochets. »

     

     Catherine Ternaux
    Olla-podrida

    L’Escampette 2001, réédition en poche, 2013

     

    Trente-et-unième page pour fêter les vingt ans de L’Escampette