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En fouillant ma bibliothèque - Page 3

  • Pierre Jean Jouve, « Le monde désert »

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    DR

     

    « Parce qu’il l’avait tellement suppliciée, Face de Baladine s’assit sur un divan et le regarda. Face de Baladine (c’était Baladine). (L’écho immémorial de la présence de Baladine se produisait, la face était froide, digne, douce, un peu renversée en arrière, le corps vague formait le prolongement, magnifique et sans importance. Habillée ? non habillée ? Comme vous voulez.)

    Oui elle s’assit sur le divan dans l’appartement noir et commença par longtemps se taire, naturelle avec une immobilité frappante du regard, certains gestes petits et incompréhensibles du bout des doigts, et Luc la regardait courageusement de telle manière qu’une journée entre eux passait comme un clin d’œil.

    Il fallut d’abord que Luc fît un certain effort pour l’obtenir. Il fallut aussi qu’il renonçât à tout travail quelque temps avant de l’évoquer. Elle était plus spontanée la nuit, plus incomplète et troublante le jour. Pourquoi Luc lui aurait-il parlé ? On ne s’adresse pas à une image. Cependant une fois elle se donna à lui dans le lit, pendant l’insomnie qu’il avait si souvent avant l’aube. Certainement elle avait choisi ce moment où toute la création devient confuse dans le cerveau de Luc. “Elle se donna” est d’ailleurs une manière de parler. Puisqu’elle n’était qu’une Face.

    Quand elle venait, Luc prenait la position qu’elle aimait le mieux : le coude appuyé sur sa table et la main soutenant le front. “Car elle a toujours dit qu’elle chérissait ma main.” Face Baladine était toujours dans le même angle, celui que la clarté de la fenêtre touche à peine : sachant que sur le fond sa Face pâle se détachait parfaitement et vivait. Les lèvres remuaient et Luc comprenait que Baladine se parlait à elle-même, elle avait bien raison. Les lèvres étaient fardées et disparaissaient les dernières quand l’image s’en allait.

    Luc Pascal arrangea bientôt toute sa vie pour elle. »

     

    Pierre Jean Jouve

    Le monde désert

    Mercure de France, 1927, remanié en 1960, L’Imaginaire n° 287, 1993

  • Yves Lemoine, « Tu oublies son nom, roman »

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    © Bernard Moninot

     

     

    «             C’est l’heure presque.

     

    au moment où la nuit casse

    le joueur finit son air

    l’heure oublie ses paroles

     

    un peu amère d’avoir perdu

    jusqu’à

    l’oubli

     

               On ne se retire pas

    doucement des mots.

               Il faut seulement

    un peu de mémoire pour blesser l’oublié.

    ——————————————

    Écrire ou disparaître.

    Ainsi commence la nuit

    du premier souffle.

    À peine traduit

    sous l’ombre

    débutant le nouveau signe

    l’annonce

    d’une mort récente

    de sa voix peut-être.

     

    Écrire ou disparaître

    du corps même

    du souffle.

     

    Qui dit souffle ne dit pas

    ici, juste. »

     

    Yves Lemoine

    Tu oublies son nom, roman

    Gravure de Bernard Moninot

    Fata Morgana, 1977

  • Dominique Preschez, « L’enfant nu »

    dominique preschez,l'enfant nu,mathieu bénézet,seghers

    DR

     

     

    « Qu’y-a-t-il de plus beau, quand on commence un chant qui se termine, que de louer un enfant perdu à la chair si brune, et son ami dont la hauteur introduit un sens dans l’homme ! Seulement des larmes… Tu ne seras plus longtemps amant. Ô mortelle lassitude, sur les chemins aimés les âmes te suivront et au plus profond de toutes nos prières, à toi d’offrir le sacrifice — terre froide et aveugle ! Mon enfant, tu te détournes de moi. Tu me fuis le long des jours et le long des nuits. Ta pensée joue le mannequin.

    Je sens mon regard rendormir dans la mort la mémoire d’un enfant qui n’est plus.

    Le doux repos, ton corps l’effacera.

     —————————————————————

    Souviens-toi des roses noires sur le front de l’enfant relâchant le bouquet des draps — son empreinte de neige sous la paupière close —, l’œil muré faisant reculer l’horizon au creux du matin — sa perte, ta douleur et tes pleurs — comme un vaste filet jeté par le pêcheur sur un lit placé bien bas…

    C’est l’heure à présent où mes prunelles amères ont l’inflexion de sa voix, ainsi qu’une pierre invincible où loge le vers.

    Il agonise crucifié comme cette fin d’été sous un ciel de novembre. Le voici nu et blanc dans le cercle des tombes, sous les arbres d’un chemin penché sur l’hôpital, dépouillé de corps à l’heure où finit son absence. La fin vient sur toi au détour de l’allée et

    “…moins fort que moi, tu absous…”

     ——————————————————————

    L’amant de la mort est exempt d’ambition mauvaise ; il se met à l’abri des parleurs, attend le couteau sur la gorge. Or la peur est là, qui lui dit : “Tout le monde en fait autant.”

    Voyant alors des arbres dans la rivière, il y jette sa vie, et le ciel se recouvre soudain de nuages en blocs de neige où meurent les oiseaux. »

     

    Dominique Preschez

    L’enfant nu

    Précédé de Pourquoi cette douleur par Mathieu Bénézet

    Seghers, 1981

  • Andrea Zanzotto, « Les Pâques »

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    DR

     

    « IL Y AVAIT QUELQU’UN

     

    Comme un soir nous arrivions

    entre herbe et nuage     quelques peu dispersés     au-dehors

    elle et les deux loupiots et de belles ombres impétueuses…

    Fermentation du bois     une odeur de plus

    et ce j’étais-ça uniquement physique

    et me tenais dans un fort pauvre juillet

         indemne, ce juillet, de moi et des miens

    moi pas indemne, eux tous (très bientôt) lapinots.

    Parce qu’il y avait : bien close et toute petite

    toute perdue, l’étable. Rêvée dans un rêve frugal

    par un regard dénué d’enthousiasme — l’herbe

    atteignant le bord des fenêtres —

    les lapinots mère et fils dans l’étable

    un peu prisonniers un peu         Ah, et

    ne les aime pas ne suis les et personne n’est les.     Personne.

    Et partout presque sans couleur ce qu’ils regardent,

    le foin fil à fil ils mâchonnent et regardent : s’il pleut ?

    Dure en bois-de-lapin la soirée

    ici, deux fils broutés, l’œil

    un peu doux un peu craintif.

    Et quelle lointaine lointaine histoire.

    Ce n’est pas une façon de marcher je le sais.

    La pureté (du moins) entrebâillée, à deux pas, et ainsi l’au-delà,

    c’est-à-dire nous : fussions-nous amoureux l’un de l’autre

    fussions-nous amoureux d’un peu de nourriture

    fussions-nous, dans la lueur du soir…

    Maman-lapin deux poupons et — goute à goutte —

    dans le dispersé le perdu.     Flou.

    Mais enfin ce n’est pas en vain que tout arrive

    si petit à petit tout lapine de légers

    lapinements. Et je ne vais pas plus avant

    que la fasciole du soir, que le rideau humide,

    que le foin pris entre les signes         et j’écoutai :

    hennir glapir marmonner         dans le revers le repli.

    Il y avait une fois quelqu’un, à présent

    il broute, fourre son museau où il peut.

    Un dessin-design absolument parfait

    pourtant : de là s’élancera :

    lapinotant à nous refaire

    gambarder, longues jambes, jampignons, de partout

             — Elle l’a dit l’institutrice

             l’ont dit Lewis et Alice. »

     

    Andrea Zanzotto

    Les Pâques

    Traduit de l’italien par Adriana Pilia et Jacques Demarcq

    Préface de Christian Prigent

    Nous, 1999
    http://www.editions-nous.com/zanzotto_lespaques.html

  • Jean-Yves Masson, « ES IST WORDEN SPÄT »

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    DR

     

    « Nous sommes venus tard et les chemins mentaient

    qui promettaient une lumière au prix des cendres.

    Les routes étaient sombres et les forêts brûlaient

    là-bas, dans le déclin du jour amer.

    Ah oui, nous sommes venus tard, il s’est fait tard,

    et nous avons trouvé le lit défait, la chambre obscure.

    Depuis longtemps le feu dans l’âtre était éteint.

    Mon âme, est-il possible qu’il soit si tard ?

    Ah, les pays sont oubliés, qui nous aimaient.

    Fumée du corps, dissipe-toi : l’hôte est parti »

     

    Jean-Yves Masson

    « Poèmes du voleur d’eau »

    in Poèmes du festin céleste

    L’Escampette, 2002

  • Jacques Roman, « D’entente avec oui »

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    Vincent Ottiger

     

     

    « Il est étendu dans l’herbe

    un livre tombe à terre

    pourquoi le ramasse-t-on

    et se relever

    pourquoi donc se relever

    à quelle page l’ouvrir

    si l’on ne peut plus lire

     

    Est-ce le poids du ciel

    que soulève la poitrine

    qui donc tourne les pages

    d’un bleu papier

    et télégraphie

    de la détresse stop

    sourire de la farce stop

     

    –––––––––––––––––––––––

     

    D’entente donner le jour

    de ce côté-ci

    à d’étranges constellations

    entrevues intimes

    au respir et au lit

    de la conscience

    son étendue nocturne

     

    D’entente avec oui

    aveugle chancelant

    effleurer la face

    de l’invisible sens

    et voir d’un instrument fou

    le revenant dire je

    dire avoir entendu »

     

    Jacques Roman

    D’entente avec oui

    Gravures sur bois de Vincent Ottiger

    Paupières de terre, 2008

    https://paupieresdeterre.wordpress.com/2012/02/22/jacques-roman/

  • Louis Calaferte, « Rosa mystica »

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    DR

     

    « 46

    Visage levé, bouche ouverte, offert à la pluie qui l’inonde. Les gouttes frappent le front, les joues, les épaules, les bras nus dans la robe, se suspendent, ruissellent le long du cou, s’étoilent en s’écrasant sur le bord décolleté de la poitrine.

    Au bout des bras écartés, les paumes creuses recueillent de cette eau abondante, tandis que les lèvres s’essaient à la happer.

    Aspersion. Rose suave. Précieux Sang. Fons-signatus. (Où êtes-vous, multitude des Anges ?)

    Le regard vif, joyeux et secret.

    (Ô ! pourquoi n’avons-nous plus ta pureté ?

     

    Gracilité de la silhouette frêle immobilisée dans l’ombre du jardin.

     

    Blancheur de la robe qui la vêt.

     

    C’est le calme matin. C’est le jour. C’est l’occlusion de la nuit. Elle est là.

     

    J’entretiens un silence.

     

     

    62

    Il y aura, liés, dans le souvenir à des gestes, à des attitudes, à une façon de prononcer un mot, ou de rire, ou de se taire, ou d’adresser un regard, toute cette beauté d’herbe, de forêts, de champs verts, de fleurs, de lumière, de soleil, de nuages torturés ; tel aspect du paysage, à un certain endroit, à une certaine heure de la journée, sous un certain éclairage ; telle forme de bouquet, telle atmosphère dans la maison…

    Cela —, qui n’existera que pour moi seul, qui me prépare à l’adieu. »

     

    Louis Calaferte

    Rosa mystica

    Denoël, 1968, rééd. Folio n° 2822, 1997

     

  • Jacques Dupin, « Fragmes »

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    DR

     

    « […] Écrire que tu étais moi, que tu étais nue, que je n’étais rien . que l’ombre d’un cep, que le délié d’une lettre, que la fleur de givre sur le carreau… qu’une cicatrice inversée, une morsure éteinte… que l’ouverture et le fermoir, – que l’aube d’hiver et la nuit d’été – que la senteur du genêt sur le tumulus au bord du chemin, – que la même phrase à l’infini, reprise, biffée, répudiée – écrite…

    ————————————————————————

    Qu’écrire de l’alouette, du liseron, du chêne vert, comment, à quel degré de passion, au risque d’embuer la vitre, et l’instant de la découverte… faut-il que les mots soient plus clairs que les choses, et la feuille blanche plus criminelle que la nuit qui les dérobe, qui les relance…

     

    objet du désir de l’autre, il suffit que tu danses, que tu ries, que tu glisses en dansant dans l’œil que tu ravis, pour qu’il cesse à jamais de voir, en donnant à lire ma disparition…

    ————————————————————————

    ­­­­­­­­­­­­­­­Écrire, un mourir qui ne finit pas de s’éteindre entre mes doigts, de rougeoyer sous la cendre, et de reverdir sur l’abrupt de la falaise, comme une naissance de l’un adossée à l’agonie de l’autre, – le partage à couteaux tirés de notre gémellité odorante… très loin de moi, seul, qui verse l’huile sur le feu de l’écriture, pour activer le brasier de la mort du livre, et graisser les minuscules rouages édenté de la poétique aphasie…

    ————————————————————————

    Lui, le rossignol, une nuit de mai, la perfection de son chant me tient en éveil, et me comble, et finit de me persuader de ne plus écrire, – ou de m’obstiner follement à écrire, l’un et l’autre, pour lui, allant de soi, étant ressaisis par son chant, relancés par sa folie, le jaillissement de sa gorge touchant le silence… […] »

     

    Jacques Dupin

    Échancré

    P.O.L, 1991

  • Jacques Dupin, « Lises lisières liseron »

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    © Jan Voss

     

    « la vigne serait claire le raisin lourd

    comme si le malheur n’avait plus de prise

    quand il nous atteint, et qu’il nous serre

    dans la séquence infinie de sa venue

    de son retour – et c’est toi que je dévisage

    il y a des papillons blancs sur tes lèvres

    et devant tes yeux, avec les appelants

    de la foudre, les prémices d’un désastre clair

    frange d’ébriété d’un sol d’humus et de feuilles

    où je sombre en m’allégeant de l’odeur

    toi et moi nous étions sur le point d’atteindre

    cette précocité rayonnante, ce survol

    éphémère plus loin que le fond du ciel »

     

    Jacques Dupin

    Rien encore, tout déjà

    Xylographies de Jan Voss

    Fata Morgana, 1990

  • Jacques Dupin, « Orties »

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    DR

     

    « Le poète – il n’existe pas –

    est celui qui change

    de sexe comme de chemise

     

     

    une humide contre une sèche

    une rose contre un caillou

    et vice vers…

                          précipice

    un feu de branches déjà vertes…

     

     

    quelles fleurs pourraient surgir

    rien ne presse

     

    que le pas

                     l’ombre

    qu’il jette »

    Jacques Dupin

    in Le grésil

    P.O.L, 1996

  • Jacques Dupin, « Matière du souffle »

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    DR

     

    « L’ambiguïté de l’empreinte : être le présent d’une image ou d’un signe, la marque brûlante, – et ensemble distance de l’une, absence de l’un, – une vieille histoire racontée marmonnée sans fin, et l’éclat de son futur imminent… Le battement de sa mort suspendue, sa dérogation d’être ici, son sursis, un élargissement de condamné, sa proximité, son éloignement, la barre, la ligne surchargée graffitée de son horizon…

     

    Une image dont la violence (la témérité de la coupe) est comme inhibée, fortifiée, prolongée dans son éclat – par ce qui l’entame et l’incise, l’infléchit, l’enrobe et la brouille… Trop prompte, trop vite levée, pour être coupée de l’enclave nourricière, de la terre aveugle, et de la pensée du double…

    ­——————————————————————————————————

    Il s’en faut d’une montagne ouverte, et d’un corps de bête frôlée, de femme désirée – entre blessure, tatouage, rituel et sauvagerie… le même lancinant étirement d’un songe, et la trace accolée du double et de la proie, devant la béance de la montagne et la nuit des yeux de l’aimée…

     

    …la nuit dont la grâce réfractaire affleure par le fendillement de l’étendue et la scarification de ses plaies… comme à l’écart de ce massif, de cette chaîne de peintures dont les voix de ruissellement baignent les racines et la danse… Un orgasme de la substance, un solipsisme de l’air, une accentuation du pli et du trait qui transgresse la voix païenne, et le cérémonial de la mise à nu – et la brûlerie d’aromates… »

     

    Jacques Dupin

    Matière du souffle (Antoni Tàpies)

    Frontispice de Antoni Tàpies

    Fourbis, 1994

  • Elizabeth Willis, « Fleurs météoriques »

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    DR

     

    « LE GRAND ŒUF DE LA NUIT

     

    L’enfance nous montre sa lune grâce aux nuages brumeux, un courant d’air ascendant presque lavé de toute intention. Manipulée et monnayée dans l’ombre subalterne, je ne pouvais pas me débarrasser du souvenir d’un train qui striait les collines de blanc. La colonne en reddition déverse ses uniformes. Des épiphanies gantées de vélin nous dépassent à vive allure dans leur grosse cylindrée. Dans les mots des jonquilles, suis-je avec mon foulard plus jolie que la cendre projetée par la roue ? Quelle forme prennent les femmes ? Ou elle est-il pris comme chemin menant à une métaphore verglacée, une graine plus facile à écraser qu’à ouvrir ? Un mot peut-il être renversé par jeu, ou faut-il une étincelle perdue pour embraser ton arsenal de dentelle ? Le bleu le plus sombre est noir, au bord de la perception. Je donne à la fraîcheur le signal du départ, une chance de gagner, j’orchestre notre descente vers des destinations décentes, je pilote jusqu’à la maison. »

     

    Elizabeth Willis

    Fleurs météoriques

    Traduction collective de l’américain au CIPM, relue par Emmanuel Hocquard & Juliette Valéry

    CIPM / Un bureau sur l’Atlantique, 2009

    http://cipmarseille.fr/publication_fiche.php?id=e36821f7efa9bb06d8ee52680142ad90

    http://cipmarseille.fr/pop_audio.php?id=200