jeudi, 27 juillet 2017
Pierre Albert-Birot, « Mon ami Kronos »
DR
« Quand je m’éveille le matin, j’entrouvre un œil et j’entrevois le cadran d’une petite pendule placée avec la meilleure intention juste sur la trajectoire de ce filet de regard. Huit heures ! Oh !… Mais non. Il n’est que sept heures. La petite pendule, toujours avec la meilleure intention, avance d’une heure.
Une pendule qui avance d’une heure, ce n’est rien, ce mensonge ne donne pas la moindre bousculade au roulement de chaque jour, et si peu doué qu’on soit pour l’arithmétique, on l’est toujours plus qu’il ne faut pour lire instantanément sur le cadran l’heure “exacte” en voyant l’aiguille affirmer de toute sa rigidité l’heure fausse. Pourtant le matin, à l’instant du retour au monde, on reste peut-être une demi-seconde sous l’influence de cette sorte de serment que fait la pendule aux bras si petits mais si impératifs : moi, pendule, je dis, j’affirme, je jure qu’il est huit heures. C’est tout de même amusant d’avancer une pendule, rien que pour voir avec quelle astuce et quelle sérénité elle va mentir. Amusant, oui – mais il faut bien reconnaître que de son mensonge va naître pour nous une peine qui créera de la joie. Au contact des aiguilles, ou plutôt de leur image sur la rétine, nous l’avons crue, cette menteuse, huit heures, hélas ! Puis, une lumière. Non, ce n’est pas vrai, il n’est que sept heures, j’ai une heure de plus. Notre peine a duré le temps de dire “elle ment”. Notre plaisir va durer tout le temps que nous voudrons y penser. »
Pierre Albert-Birot
Mon ami Kronos (1935)
Zulma, 2007
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lundi, 24 juillet 2017
Louis Zukofsky, “A”
DR
« L’ordre muet du monde.
La mort façonne
Nos idées — on dirait un suc
Infime et virtuel — l’abeille butine et fertilise.
L’amitié n’est pas si douce.
Mais après soixante ans de
Lampes à incandescence
Le verre coule toujours comme du miel
Ou se pétrifie en forme de
Sucres d’orge que les enfants adorent —
Du véritable verre
Pour ainsi dire,
Qui fond dans la bouche
Comme sous la pluie —
Leur frimousse gelée
S’enflamme pour longtemps
Telles parcelles d’inventions :
Oreille moisie, as-tu des yeux ?
Ne parlez plus d’amour,
La liesse des grands jours
Ne coule plus dans le sang ?
La bonté meurt — ça arrive —
Elle en a trop fait.
L’amour donne sans compter,
Il voit avec l’esprit, pas avec les yeux
— il est aveugle.
Une voix : d’abord le corps —
Parle de tous les amours ! »
Louis Zukofsky
“A” (section 12)
Traduit de l’anglais (États Unis) par Serge Gavronsky et François Dominique
Coll. Ulysse Fin de Siècle, Éditions Virgile, 2003
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samedi, 15 juillet 2017
William Butler Yeats,«Michael Robartes et la danseuse»
DR
« Au point du jour
Fut-ce le double de mon rêve
Que la femme couchée à mon côté
Rêva, ou bien partageâmes-nous le même rêve,
Dans la première lueur froide du jour ?
Je pensais : “Il est un torrent
Sur le flanc de Ben Bulben,
Que toute mon enfance tint pour cher ;
Si je partais au bout du monde
Je ne pourrais trouver chose aussi chère.”
Mes souvenirs ont si souvent
Exagéré les délices de l’enfance !
J’aurais voulu le toucher comme un enfant
Mais, je le savais, mes doigts n’auraient touché
Que de l’eau et des pierres froides. Je m’emportai,
Accusant même le Ciel d’avoir
Pris ce décret parmi ses lois :
Rien de ce que nous aimons à l’excès
Ne se laisse estimer au toucher.
Je fis ce rêve à l’approche du jour,
L’aube soufflait sa froide rosée dans mes narines.
Or celle qui est couchée à mon côté
Avait, dans un sommeil plus amer,
Vu le cerf merveilleux d’Arthur,
Le noble cerf blanc, bondir
Dans la montagne, de rocher en rocher. »
William Butler Yeats
Michael Robartes et la danseuse, suivi de Le Don de Haround Al-Rachid
Bilingue
Présenté, annoté et traduit de l’anglais par Jean-Yves Masson
Verdier, 1994
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vendredi, 14 juillet 2017
William Butler Yeats « Quarante-cinq poèmes »
© : Charles Beresford, 1911
« Après ce long silence
Parler, après un long silence : c’est dans l’ordre,
Mort ou lassé tout autre qui t’aima,
Et tirés les rideaux sur la nuit hostile
Et voilée de ses franges la lampe hostile,
Qu’ainsi nous dissertions, à n’en plus finir,
Sur ces thèmes suprêmes, l’Art, le Chant.
La décrépitude du corps est sagesse. Jeunes,
Nous nous aimions, nous ne savions rien d’autre. »
William Butler Yeats
Quarante-cinq poèmes, suivis de La Résurrection
Bilingue
Traduit de l’anglais et préfacé par Yves Bonnefoy
Hermann, 1989
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jeudi, 13 juillet 2017
William Butler Yeats « Cinquante et un poèmes »
DR
« Un nid de sansonnets à ma fenêtre
Les abeilles bâtissent dans les crevasses
Entre les pierres qui se délitent et c’est là
Que les oiseaux apportent leurs vers et leurs mouches ;
Mon mur se délite ; abeilles à miel
Venez bâtir dans la maison abandonnée du sansonnet.
Nous avons fermé la porte, tourné la clef
Sur notre incertitude : quelque part
Un homme est tué, une maison brûlée
Rien pourtant de précis, aucun fait :
Venez bâtir dans la maison abandonnée du sansonnet.
Une barricade de pierres et de bois ;
Une quinzaine de jours de guerre civile ;
Hier soir ils ont traîné dans son sang
Mort sur la route ce jeune soldat :
Venez bâtir dans la maison abandonnée du sansonnet.
Nous avions nourri notre cœur de visions,
De cette chère le cœur a fait de la violence ;
Plus solide est notre haine
Que notre amour : ô, abeilles à miel,
Venez bâtir dans la maison abandonnée du sansonnet.
William Butler Yeats
« Méditations du Temps de la Guerre Civile » (1928) in Cinquante et un poèmes
Bilingue
Traduction de l’anglais et notes par Jean Briat
William Blake & Co. Edit, 1989, rééd. 1998
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dimanche, 21 mai 2017
Maurice Blanchot, « L’écriture du désastre »
« ◆ Vouloir écrire, quelle absurdité : écrire, c’est la déchéance du vouloir, comme la perte du pouvoir, la chute de la cadence, le désastre encore.
◆ Ne pas écrire : la négligence, l’incurie n’y suffisent pas ; l’intensité d’un désir hors souveraineté peut-être – un rapport de submersion avec le dehors. La passivité qui permet de se tenir dans la familiarité du désastre.
Il met toute son énergie à ne pas écrire pour que, écrivant, il écrive par défaillance, dans l’intensité de la défaillance.
◆ Le non-manifeste de l’angoisse. Angoissé, tu ne le serais pas.
◆ Le désastre, c’est ce qu’on ne peut pas accueillir, sauf comme l’imminence qui gratifie, l’attente du non-pouvoir.
◆ Que les mots cessent d’être des armes, des moyens d’action, des possibilités de salut. S’en remettre au désarroi.
Quand écrire, ne pas écrire, c’est sans importance, alors l’écriture change – qu’elle ait lieu ou non ; c’est l’écriture du désastre. »
Maurice Blanchot
L’écriture du désastre
Gallimard, 1980
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jeudi, 04 mai 2017
Armel Guerne, « Fragments »
DR
« Nous habitons une époque, hélas ! obscurément avertie qu’elle n’a point d’avenir, où les initiatives les plus osées se risquent… jusqu’à refaire ce qui a déjà été fait, à répéter ce qui a déjà été dit dans un temps antérieur, et où ce qu’on appelle l’avant-garde est une héroïque phalange de jeunes audacieux que le courage et l’amour du scandale excitent jusqu’à recommencer des gestes qui n’étaient déjà plus, pour les académiciens d’aujourd’hui, le sujet du moindre étonnement.
Disons-le, parce qu’il faut le dire : nous vivons une époque bègue d’esprit, où la rérépépétitition tient la place éminente. Vous me direz, mon cher lecteur, que la routine confère aux choses un fondement sérieux. N’en croyez rien, et souvenez-vous de l’école où tant de balivernes qu’il a fallu désapprendre nous ont été rérépétées et cubiquement assurées avec la méthode de l’enfoncez-vous bien ça dans la tête. Mais les têtes n’en étaient pas plus claires ni les cœurs plus profonds, nous le savons et constatons tous les jours, ne serait-ce qu’à voir se façonner sous nos yeux notre Histoire qui est assurément de toutes les histoires humaines, la plus absurdement non-humaine, celle où assurément la sagesse fait le plus totalement défaut.
Légèreté et ignorance sont nos vertus cardinales, que vient couronner de son auréole éblouissante l’Imposture sacro-sainte et qui rallie tous les suffrages des regards si unanimement tournés vers les ténèbres extérieures que le moindre éclat d’une quelconque flammèche, le plus fumeux lumignon y sont aussitôt pris pour le plus incandescent soleil qui ait jamais voyagé par les immenses étendues de l’éternité. »
Armel Guerne
Fragments (1961-1980)
Coll. « Vérité intérieure », dirigée par René Daillie
Solaire-Fédérop, 1985
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samedi, 15 avril 2017
Rahel Hutmacher, « Fille »
© : Mara Meier
COURSE DE VITESSE
Voici ma fille qui arrive, s’arrête devant mon portail et appelle ; j’ouvre donc le portail et lui souhaite la bienvenue. Elle vient chercher ce que j’ai accumulé. Elle vient avec des carrioles et des bateaux.
Elle dit : C’est donc ici que tu t’es cachée. Cette fois j’ai mis longtemps à te trouver. Mais je ne t’ai pas oubliée. Je n’ai pas renoncé à chercher, et maintenant je t’ai trouvée.
Ma fille emporte ce que j’ai accumulé, cela ne m’appartient plus. Cela ne m’a jamais appartenu. Quand je suis arrivée ici et que je me suis aperçue qu’elle avait perdu ma trace, j’ai attendu qu’elle me trouve ; vienne me rappeler ma promesse : que rien ne m’appartient, que je ne possède rien. Mais elle n’est pas venue.
J’habitais ici en paix ; personne ne me donnait d’ordres, personne ne me disait : Donne donne. Je me suis construit un mur autour de cette maison, comme je l’avais appris auprès de l’ourse ; et un portail dans le mur, que je fermais chaque soir, comme je l’avais appris auprès de l’ourse. J’ai mis des choses dans ma maison ; personne n’est venu me les prendre. Je commençais à habiter ; plantais de petits plantes et semais des graines. Grâce aux formules que j’avais apprises auprès de l’ourse, mes arbustes ont poussé vite. Les graines ont donné un jardin, qui fleurissait en été. Personne ne perturbait mon sommeil.
Un jour quelqu’un m’a demandé à qui appartenait ce beau jardin, cette belle maison. À moi, dis-je sans hésiter.
Maintenant ma fille me lève les fleurs de mon jardin, m’emporte mes arbustes et la table ; est assise sur mes chaises, mange tout ce qu’il y a dans mes placards. Tu as oublié ta promesse, me dit-elle la bouche pleine. Mais je ne l’ai pas oubliée.
Elle charge ses bateaux, jusqu’à ce qu’ils enfoncent dans l’eau, des choses qui m’ont appartenu toutes ces années ; qui ne m’ont absolument jamais appartenu. Maintenant elles sont sur son bateau, mon lit, mon armoire, ma table, et paraissent petites et étrangères.
Tu m’appartiens, dit ma fille et mange toutes les provisions que j’ai portées dans la cave pour l’hiver. Tout ici m’appartient dit-elle et palpe mes vêtements moelleux ; tu l’as promis.
Je lui porte les tapis sur le bateau. Je ne contredis pas, je ne me défends pas. Comment le devrais-je, comment le pourrais-je, elle a raison.
La nuit cependant, quand elle dort dans mes coussins, rassasiée de mes provisions et bercée par mon silence accommodant. La nuit je m’en vais. Une fois de plus je laisse tout, une fois de plus je n’emporte rien, car rien ne m’appartient : je lui ai promis. Je m’en vais ; dis la formule pour la vitesse, celle que j’ai apprise auprès de l’ourse, et cours toute la nuit. Quand ma fille s’éveille le matin et m’appelle, une fois de plus je suis introuvable.
Je dis la formule pour la pluie, celle que j’ai apprise auprès de l’ourse ; il se met à pleuvoir, cela efface ma trace. Je cours ; comme la dernière fois, l’avant-dernière fois et toutes les fois précédentes où je lui ai laissé tout ce que j’avais amassé, et m’étais enfuie la nuit en douce, je me sens joyeuse et légère. »
Rahel Hutmacher
Fille
Traduit de l’allemand (Suisse) par Fernand Cambon
Collection Merveilleux (les contemporain) n° 43
Corti, 2010
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mardi, 21 février 2017
Peter Handke, « Mon année dans la baie de Personne »
DR
« Quand enfin tout de même, plutôt parce qu’elle me poussait, me bousculait presque, nous devînmes un couple, cela me rendit malheureux. Pendant qu’elle se déshabillait, avec l’agilité d’une adolescente, je me disais déjà que c’était fini.
Il y avait aussi quelque chose qui était fini, mon idée d’elle, de moi et de notre peuple, et quelque chose de nouveau commençait.
Après notre étreinte, elle disparut en un clin d’œil, sans adieux. Abattu, je m’endormis, et celui qui se réveilla dans la matin d’été était ce tout autre dont “je” m’étonnais déjà enfant, et de même généralement au réveil : indiciblement joyeux, imprégné de douceur, relié à l’extérieur, indomptable.
Et dans les mois qui suivirent, il régna entre nous une pareille présence, sous la forme d’une élégance particulière, sans jamais le danger d’un faux pas ou d’un malentendu. C’était une grâce qui nous rendait invisibles. Lorsque je m’en souviens, je ne vois ni un visage ni un corps, mais à leur place la racine de l’épicéa qui traverse le chemin en forêt, la corde à linge sur la terrasse, les moraines qui se suivent, fuyant au galop à l’horizon de la fenêtre ouverte du train. Avec elle, je me sentais englouti par la terre. Ce gamin dont le regard, en passant sur le sentier de forêt où nous étions allongés, nous traversait. Le groupe de coupeurs de roseaux qui godillaient dans leur canot tout autour de notre banc de sable, chacun les yeux ailleurs, mais jamais sur nous. Une fois, nous nous trouvions sous un cerisier, et nous avons encore disparu à deux, et dans le souvenir ne reste que l’image des cerises en haut sur l’arbre, comme si elles se multipliaient à chaque regard, taches de rouge petites, rondes lumineuses.
Et chaque fois, me dit ma mémoire, je me trouvais ensuite seul. Je la vois bondir hors du cercle, et déjà elle a tourné le coin, elle est sortie de mon champ de vision, elle est devenue inaudible. Puisqu’elle apparaissait toujours comme une sorte d’aventurière, déguisée ou grimée et voilée, elle ne laissait pas la moindre image. »
Peter Handke
Mon année dans la baie de Personne – un conte des temps nouveaux
Traduit de l’allemand par Claude-Eusèbe Porcell
Gallimard, 1997, rééd. Folio, 1999
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dimanche, 19 février 2017
Giorgio Manganelli, « Centurie »
DR
« CINQUANTE
Il sortit de chez la femme qu’il aurait pu aimer, et qui aurait pu l’aimer en retour, avec un soulagement teinté d’amertume. Il était patent désormais qu’aucun amour ne naîtrait entre eux, pas même le tiède et misérable lien de la luxure, car c’était une femme chaste et robuste, pas même la tendresse langoureuse des amoureux tardifs, car ce n’était pas là chose susceptible d’intéresser longtemps leurs cerveaux avides d’émotions. Tout bien considéré, pensait-il, un amour impossible était de loin préférable à la fin d’un amour. L’impossibilité en effet est proche du conte, elle transforme toutes les chimères de l’attente amoureuse déçue en un genre de littérature mineure, en quelque sorte d’infantile et, surtout, d’inexistant. Il avait rêvé, et elle aussi dans une moindre mesure, à un monde différent de ce qu’il était, car il était clair que le monde dans lequel ils vivaient ne prévoyait pas leur amour, et par conséquent tout projet contraire, vu qu’il ne pouvait se hisser à un niveau héroïque, se révélait être quelque chose de futile, de dérisoire, voire de badin. Il était loisible d’ajouter à cela qu’un amour qui ne commence pas ne saurait non plus finir, même si l’on peut reconnaître dans le fait qu’il ne naisse pas quelque chose de la vaine amertume d’une possible conclusion. Mais aurait-il souhaité vivre une histoire différente avec cette femme ? La question était, théologiquement, impossible, et n’appelait pas de réponse, ou alors une réponse inouïe, comme par exemple : je désire vivre dans un monde complètement différent, et je tiendrais pour un indice de cette différence le fait de pouvoir aimer cette femme, et d’être aimé d’elle. En somme, le problème qui tourmentait leurs corps éphémères et leurs petites âmes imaginatives n’était pas, malgré les apparences, un problème d’ordre sentimental ou moral, mais un problème théologique ou pour être au goût du jour, un problème cosmique. Vu sous cet angle, le problème apparaissait entièrement vain : en effet, dans cet autre univers que Dieu aurait pu créer, et dans l’univers parallèle qui existait peut-être, cette femme n’aurait sans doute jamais existé ou, si elle avait existé dans l’univers parallèle, dont elle était la condition, elle aurait pu être d’une nature telle que lui n’en aurait jamais voulu, et qu’il aurait dû refuser, recourant pour ce faire à des arguments subtils et vraisemblablement captieux. »
Giorgio Manganelli
Centurie – cent petits romans fleuves
Traduit de l’italien par Jean-Baptiste Para
Prologue de Italo Calvino
Éditions W, 1985, rééd. Cent pages, 2015
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vendredi, 17 février 2017
Janos Pilinszky, « Trente poèmes »
DR
« LIBÉRATION
Chiens en pantalon, voilà ce que nous étions
sans nos parures, sans nos masques,
des bêtes en sueur,
ours en jupe, oiseaux captifs.
Nous étions cela et maintenant
pour une minute
la main morte et le torse essoufflé, inconscient
rayonnent, arides comme un ange.
QUAND MÊME
Voyez-vous dans la lumière de l’entrée
la tonnelle ? le banc chaulé ?
L’oppressant éloignement vert-ciré
des feuilles ? Et pourtant il s’est tenu là.
SUR LA CHAISE ET SUR LE LIT
Il n’y a plus de mots, plus d’êtres,
Mots et êtres m’angoissent.
Sans êtres, sans mots
Plus pure est la peur.
Et ceci ressemble à une chambre
Dedans du brouillard et peut-être un lit.
Couché sur le lit c’est peut-être moi.
Assis sur une chaise. Le lit est vide. »
Janos Pilinszky
Trente poèmes
Traduit du hongrois par Lorand Gaspar & Sarah Clair
Éditions de Vallongues, 1990
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samedi, 24 décembre 2016
Ludwig Hohl, « Notes »
DR
« L’écriture n’est qu’une intensification de la lecture, et la lecture seule donne la vie à l’écriture. Ceux qui opposent ces deux activités n’ont rien compris aux livres. Ils n’ont jamais lu, jamais soupçonné ce que lire signifie.
(“Lire dans un état de réceptivité souffrante” : on peut recevoir de l’argent dans l’indifférence ; mais non point la connaissance, ou quelque bien intérieur de même nature.)
Pourquoi lit-on passivement ? Cette erreur s’explique d’abord par une méprise sur la nature de la création. Nous voulons bien que l’écriture soit créatrice, disent les gens, mais la lecture c’est le contraire, puisqu’on n’y fait rien, puisqu’on se contente de récolter ce qui est déjà là. Ainsi donc, la création serait un coup de baguette magique, un pur surgissement, la métamorphose du rien en quelque chose ?
Tout est déjà là ; mais pour l’obtenir
L’art est nécessaire ; et qui peut y parvenir ?*
Ceux qui écrivent, n’ont-ils pas les mots ? Bien plus, n’ont-ils pas derrière eux des millénaires de grammaire éprouvée ? Mieux encore : toutes les pensées formées par des générations antérieures, et la possibilité de les moduler, eux qui sont environnés de forces et traversés de vie ? Ils n’ont rien d’autre à faire qu’à choisir ! La seule différence entre l’écriture et la lecture, c’est que les choix de cette dernière sont plus limités. »
* Goethe, Faust
Ludwig Hohl
Notes ou de la réconciliation non-prématurée
Traduit de l’allemand par Étienne Barilier
L’Âge d’homme, 1989
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