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En fouillant ma bibliothèque - Page 2

  • Jacques Dupin, « Glauque »

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    DR

     

    « Comme je voyageais très bas

    autour des étangs de septembre

    je crus la voir elle était là

    béate au milieu de l’eau

    la Chinoise du Malespir

     

    dans l’attente lancéolée

    du songe qu’elle accapare

    son œil étirant mes yeux

    elle rit de rien et de l’eau

    je ne cesse de rajeunir

     —————————————

     

    trop de feuilles   de chimères

    de meurtres flottés sur l’eau

    elle extasiée qui replonge

    dans la plaie au fond de quoi

    une écriture agonise

     

    l’opéra-bouffe des grenouilles

    qui languit   qui se déchirent

    par la libellule et le bleu

    de ses ciseaux entrouverts

    au milieu pour en finir

     —————————————

     

    il fait sombre j’écris bas

    elle est là depuis toujours

    les bulles crevant sa peau

    dans le glauque du rituel

    la coulisse épaisse de l’eau

     

    c’est l’égrènement c’est le frai

    l’accouplement le rosaire

    sur la pierre lisse et le bord

    de l’eau morte écartelée

    par l’effervescence de l’air

     —————————————

     

    ta soif ton regard bridé

    et le plaisir sans mélange

    d’enfanter ce que je tais

    d’aspirer l’ombre de l’autre

    plus loin que l’eau divisée

     

    ne coassant plus en dieu

    sans l’affilée de ma langue

    l’inconnue de l’entre-deux

    a plongé dans la démence

    du foutre des monstres frais

     —————————————

     

    le froid de sa cuisse ouverte

    à la labilité de l’eau

    elle est là depuis toujours

    ma complice fantômale

    une grenouille à rebours

     

    de son genou dissipant

    un tressaillement dans le vert

    pour l’image que revêt

    l’assidue des premiers ronds

    de l’eau ridée de l’enfer »

     

    Jacques Dupin

    Chansons troglodytes

    Fata Morgana, 1989

  • Wisława Szymborska, « Prêt-à-vivre »

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    © : Elżbieta Lempp

     

    «Voilà du prêt-à-vivre.

    Pièce sans répétition.

    Corps sans essayage.

    Tête sans réflexion.

     

    J’ignore le rôle qu’on me fait jouer.

    Je sais seulement qu’il est à moi, non échangeable.

     

    De quoi parle la pièce, je n’ai pas d’autre choix

    que de le deviner une fois sur scène.

     

    Préparée à la diable pour cet honneur de vivre,

    j’ai du mal à tenir le rythme qu’on m’impose.

    J’improvise, bien que cela me fasse horreur,

    je bute à chaque instant sur l’ignorance des choses.

    Mes manières fleurent sans doute la province.

    Mes instincts n’ont sûrement rien de professionnel.

    Le trac est une excuse, et une humiliation.

    Je trouve cruelles ces circonstances atténuantes.

     

    Mots et réflexes qu’on ne peut retirer,

    l’inventaire des étoiles plein d’erreurs,

    caractère ? Un manteau boutonné en courant.

    Telles sont les conséquences pénibles de la hâte.

    Si j’avais pu seulement répéter un mardi,

    ou revoir les détails d’un jeudi, juste un seul !

    Mais voilà vendredi au scénario obscur.

    “Est-ce correct ?” croassé-je (on ne m’a pas laissé

    le temps de m’éclaircir la gorge en coulisses).

     

    Et ce n’est pas, hélas, une audition sommaire,

    dans un studio provisoire. Certes, non.

    Traversant le décor, je vois qu’il est solide.

    La précision des accessoires m’étonne.

    La scène tournante semble rodée depuis longtemps.

    Nébuleuses toutes banchées, jusqu’à la plus lointaine.

    Je n’ai plus aucun doute, c’est la première – et

    quoi que je fasse maintenant,

    deviendra à jamais la chose que j’aurai faite. »

     

     

    Wisława Szymborska

    Grand nombre (1976)

    in De la mort sans exagérer – Poèmes 1957-2009

    Préface et traduction du polonais de Piotr Kaminski

    Poésie / Gallimard, 2018

  • Jean-Luc Nancy, « Les senteurs de la librairie»

    jean-luc nancy,les senteurs de lalibrairie,sur le commerce des pensées,jean le gac,galilée

    © Jean Le Gac

     

     

    «  […] La librairie est une parfumerie, une rôtisserie, une pâtisserie : une officine de senteurs et de saveurs à travers lesquelles se laisse deviner, supposer, pressentir quelque chose comme une fragrance ou comme un fumet du livre. On s’y donne ou on y trouve une idée de son Idée, une esquisse, une allusion, une suggestion. Peut-être parle-t-il de ce qu’on cherchait, de ce qu’on espérait. Peut-être tient-il la promesse de son titre – Le Temps perdu, L’Être et la Néant, Le Capitaine Fracasse –, ou bien de celle du nom de l’auteur – Diderot, Joachim de Flore, Ernest Hemingway, Jane Austen –, ou bien encore du nom de l’éditeur et de la collection – Galican, Calmy-Cohen, Enseignes, Portulans, Le Typographe –, et peut-être pourrait-il tenir mieux encore la promesse discrète de l’inconnu, de l’inattendu, – L’Intrus, Des pois au lard, Relation d’un voyage en grande librairie –, ou bien peut-être, dépourvu de toute promesse et ne risquant donc pas de les trahir, assure-t-il simplement de son sérieux, de sa compétence – Histoire véridique de ma vie, Origine de la géomancie, Tristan et Isis.

    La librairie ouvre au lecteur l’espace général de toutes ces espèces d’ouverture, de regard furtif, d’éclairage bref ou d’illumination, de forage, de prospection, de passage au crible, au tamis, de prélèvement ou bien de relevé. Il s’agit toujours de délier le lien qui tient le volume et de le laisser respirer, s’ébrouer un instant – perdre aussi sa suffisance et sa consistance pour ne plus être ailleurs que dans l’empressement ou dans la nonchalance des doigts qui feuillettent.

    Mais le regard effeuille aussi les rayons et les tables, il se pose de place en place, sautant de couleur en format, guidé par des silhouettes, des images, des signaux divers. Il se laisse séduire, solliciter, charmer. Il envisage les épaisseurs, il parcourt les indications des quatrièmes de couverture, ou bien, lorsqu’il en trouve encore, des prière d’insérer. C’est lui qu’on prie, en fait, d’insérer dans le livre un peu de son envie, de sa curiosité, de cette imagination qui ne cesse dans son dos de lui faire attendre des mondes, des bonheurs, des savoirs, des récits. […]»

     

    Jean-Luc Nancy

    Sur le commerce des pensées

    Illustrations originales de Jean Le Gac

    Galilée, 2005

    http://www.editions-galilee.fr/f/index.php?sp=liv&livre_id=3001

  • Michael Ondaatje, « Le grand arbre »

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    Zou Fulei, Un souffle de printemps, 1360

     

    « Zou Fulei est mort comme un dragon abattant un mur…

     

    ce vers composé et enrubanné

    d’une écriture cursive

    par son ami le poète Yang Weizhen

     

    dont le père bâtit une bibliothèque

    entourée de centaines de pruniers

     

    C’était Zou Fulei, presque inconnu,

    qui faisait les plus belles peintures de fleurs de pruniers

    de tous les temps

     

    Une branche dressée dans le vent

     

    et la ligne verticale des caractères de son ami

     

    leurs couleurs d’encre

    – de délavé à opaque

    de sombre à pâle

     

    chaque mouvement et chaque geste

    appris et différent

    renvoyant à l’art de l’autre

     

    Dans la haute bibliothèque entourée de pruniers

    où le jeune Yang Weizhen étudia

    on retira l’escalier mobile

    pour assurer sa concentration solitaire

     

    Sa grande œuvre

    “libre” “originale” “non conformiste”

    “sans trace de superficialité”

       “sans mouvement flamboyant”

     

    utilisant parfois les queues recourbées

    de l’écriture archaïque,

     

    partageant avec Zou Fulei

    ses bonds et ses obscurités

     

    *

     

    Ainsi je t’ai toujours gardé dans mon cœur…

     

    Le grand poète calligraphe du XVIe siècle

    pleure la mort de son ami

     

    Le langage attaque le papier depuis les airs

     

    Il n’y a qu’un chemin semé de fleurs

     

    pas de mouvement flamboyant

     

    Une nuit d’encre noire en 1361

    une nuit sans escalier »

     

    Michael Ondaatje

    Écrits à la main

    Traduit de l’anglais(Canada) par Michel Lederer

    Bilingue

    L’Olivier 2000, rééd. Points Seuil, 2019

  • Carl Rakosi, « Le vieil homme »

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    DR

     

    « D’abord les poils

    poussèrent plus épais sur la poitrine

    et le ventre

    et les cheveux plus fins au sommet

    de son crâne.

     

    Puis le gris apparut

    le long du côté droit

    de sa poitrine.

     

    Un jour il regarda

    dans le miroir

    et vit des poils épais

    et gris dans ses narines.

     

    Alors il voulut

    admettre

    que l’âge était venu.

     

    Le vieil homme

    retira son dentier

    du verre d’eau

    et coupa lui-même

    une petite saucisse.

     

    Jeune homme

    il avait été si pressé

    de vieillir.

    Maintenant, il se sentait plus jeune

    que jamais. »

     

    Carl Rakosi

    Amulette

    Traduit de l’américain par Philippe Blanchon en compagnie d’Olivier Gallon

    Suivi d’un entretien avec l’auteur

    La Barque, 2018

    http://www.labarque.fr/livres22.html

  • Carl Rakosi, « Le vieil homme »

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    DR

     

    « D’abord les poils

    poussèrent plus épais sur la poitrine

    et le ventre

    et les cheveux plus fins au sommet

    de son crâne.

     

    Puis le gris apparut

    le long du côté droit

    de sa poitrine.

     

    Un jour il regarda

    dans le miroir

    et vit des poils épais

    et gris dans ses narines.

     

    Alors il voulut

    admettre

    que l’âge était venu.

     

    Le vieil homme

    retira son dentier

    du verre d’eau

    et coupa lui-même

    une petite saucisse.

     

    Jeune homme

    il avait été si pressé

    de vieillir.

    Maintenant, il se sentait plus jeune

    que jamais. »

     

    Carl Rakosi

    Amulette

    Traduit de l’américain par Philippe Blanchon en compagnie d’Olivier Gallon

    Suivi d’un entretien avec l’auteur

    La Barque, 2018

    http://www.labarque.fr/livres22.html

  • Georg Trakl, « Au bord du marais », 3 traductions

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    « Au bord du marais

    Promeneur dans le vent noir ; les roseaux secs chuchotent doucement

    Dans le calme du marécage. Au ciel gris

    Passe un vol d’oiseaux sauvages ;

    Diagonale sur les eaux sombres.

     

    Tumulte. Au fond d’une cabane délabrée,

    La pourriture aux ailes noires prend son envol ;

    Des bouleaux rabougris gémissent dans le vent.

     

    Soirée dans une auberge abandonnée ; sur le chemin du retour

    S’attarde la douce mélancolie des troupeaux qui paissent.

    Apparition nocturne : des crapauds sortent des eaux argentées.

    Traduction Henri Stierlin

    Rêve et folie & autres poèmes

    suivi d’un choix de lettres traduites par Monique Silberstein & de Crépuscule et anéantissement par Jil Silberstein

    GLM, 1956, rééd. augmentée Héros Limite, 2009

     

     

    Au bord du marécage

    Voyageur dans le vent noir ; doucement murmure le roseau mort

    Dans le silence du marécage. Dans le ciel gris

    Suit un passage d’oiseaux sauvages ;

    Diagonale au-dessus d’eaux obscures.

     

    Tumulte. Dans la hutte en ruine

    Bat de ses ailes noires la pourriture :

    Des bouleaux atrophiés soupirent au vent.

     

    Soir dans la taverne abandonnée. La douce mélancolie des troupeaux en pâture

    Imprègne le chemin du retour,

    Apparition de la nuit : des crapauds émergent d’eaux argentées.

    Traduction par Marc Petit & Jean-Claude Schneider

    Œuvres complètes

    Gallimard, 1972

     

     

    Au bord du marais

    Errant dans le vent noir ; dans le calme du marais

    Murmurent les roseaux morts. Dans le ciel gris,

    Suit un vol d’oiseaux sauvages ;

    De biais au-dessus des sombres eaux.

     

    Tumulte. Dans la hutte défaite

    S’élève sur ses ailes noires la pourriture ;

    Des bouleaux estropiés gémissent dans le vent.

     

    Soir dans la taverne abandonnée. La douce tristesse des troupeaux du pacage

    Enveloppe le chemin du retour,

    Apparition de la nuit : des crapauds surgissent des eaux argentées.

    Traduction Eugène Guillevic

    Quinze poèmes

    Illustrations d’Étienne Lodeho

    Les Cahiers d’Obsidiane, 1981

  • Li Po, « Neuvième jour du neuvième mois »

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    « aujourd’hui les nuages et le paysage sont superbes

    les eaux sont vertes, les montagnes d’automne lumineuses

    j’ai emporté un pichet de vin Nuées des immortels,

    et cueilli des chrysanthèmes épanouis dans le froid

    l’endroit est retiré, au milieu de pins et de rochers antiques

    le vent clair se lève, résonnent la soie des cordes et le bambou des flûtes

    je regarde dans ma coupe le reflet de mon visage réjoui

    riant seul, à nouveau je me sers

    ivre mon bonnet tombe, la lune au-dessus de la montagne

    nonchalant je chante, songeant aux parents et aux amis »

     

    Li Po

    Buvant seul sous la lune

    Traduit du chinois par Cheng Wing fun & Hervé Collet

    Moundarren, 1999, réédition 2018

    https://moundarren.com/livre/li-po/

  • Imre Kertész, « Journal de galère »

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    DR

     

    « La vie est un temps que nous meublons surtout de choses superflues. La caractéristique principale du “saint homme” n’est peut-être pas tant d’être obsédé et monomaniaque que d’avoir horreur de perdre son temps. Le temps semble insignifiant jusqu’à ce que s’accomplisse son terrible commandement : la vieillesse et la mort. — En Europe, tout se règle par le travail, plus précisément le service du travail obligatoire. Traverser un passage souterrain et être confronté à l’effervescence de la foule. Où courent-ils ? — Ce n’est pas une question à deux sous à propos de la mort ; mais je me demande s’ils accordent vraiment tant d’importance aux futilités. Se lever, se laver, la famille, les transports ; huit heures de travail, activité généralement extérieure à l’existence, puis les achats, à nouveau les transports, un peu de distraction, de préférence sans lien avec l’existence, faire l’amour dans le meilleur cas, et finalement le sommeil ou l’insomnie. Cette existence où les gens ne prennent part ni à leur vie ni aux événements, il faut bien qu’ils la considèrent pour ce qu’elle est : leur vie. — Finalement, j’ai réussi à échapper à ce destin impersonnel ; ma plus grande aventure, c’est quand même moi. Je me suis pensé et construit. Envers et contre tout. En travaillant tout au fond de la mine ; en silence, les dents serrées. À présent — bien que je sois encore “en devenir” — je suis fondamentalement prêt ; cela m’a pris cinquante-cinq ans et la mort peut m’arracher à moi-même à tout instant.

     

    Longtemps le mensonge a été la vérité par ici, mais aujourd’hui même le mensonge n’est plus vrai.

     

    J’ai atteint le fond cette nuit. Le sentiment d’absurdité que je connais bien s’est abattu sur moi comme une nouveauté surprenante ; je me suis vu de l’extérieur, mon visage ovale d’Asie Mineure, ma bouche avec sa molaire en métal, ma cuisse poilue avec sa cicatrice ; déchirement stupéfiant, absurdité d’être identique à ce phénomène physique ; sans parler de l’absurdité que sont mes relations, mon activité, en un mot ma vie. Rien n’a de réalité, seul le sentiment de culpabilité est réel. Pourtant je n’arrive même pas à m’y sentir malheureux et humilié, alors que c’est là la source de mon inspiration. Je suis couvert de honte comme si je n’avais jamais rien écrit, et tout m’est étranger, surtout moi-même. » Hiver, 1983

     

    Imre Kertész

    Journal de galère

    Traduit du hongrois par Natalia Zaremba-Huzsvai et Charles Zaremba

    Actes Sud, 2010

  • Peter Handke, « Lent retour »

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    DR

     

    « Sorger étala sur la table les cahiers avec ses notes, chacun apparut avec sa couleur particulière et toute la surface devint en somme une carte géologique où les surfaces multicolores figuraient les divers âges de la terre. Un sentiment d’une douceur puissante et vague s’empara de lui ; bien sûr, il désirait un “supplément de lumière”. Et immobile il resta debout au-dessus de l’échantillonnage bariolé déjà pâli par l’âge, jusqu’à devenir lui-même une couleur tranquille parmi d’autres. Il feuilleta les cahiers et se vit disparaître dans l’écriture, dans l’histoire des histoires, une histoire de soleil et de neige. »

     

    Peter Handke

    Lent retour

    Traduit de l’allemand par Georges-Arthur Goldschmidt

    Gallimard, 1982

  • Jean Genet, « Le funambule »

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    DR

     

    « Et ta blessure, où est-elle ?

    Je me demande où réside, où se cache la blessure secrète où tout homme court se réfugier si l’on attente à son orgueil, quand on le blesse ? Cette blessure – qui devient ainsi le for intérieur, – c’est elle qui va gonfler, emplir. Tout homme sait la rejoindre, au point de devenir cette blessure elle-même, une sorte de cœur secret et douloureux.

    Si nous regardons, d’un œil vite et avide, l’homme ou la femme* qui passent – le chien aussi, l’oiseau, une casserole – cette vitesse même de notre regard nous révèlera, d’une façon nette, quelle est cette blessure où ils vont se replier lorsqu’il y a danger. Que dis-je ? Ils y sont déjà, gagnant par elle – dont ils ont pris la forme – et pour elle, la solitude : les voici tout entier dans l’avachissement des épaules dont ils font qu’il est eux-mêmes, toute leur vie afflue dans un pli méchant de la bouche et contre lequel ils ne peuvent rien pouvoir puisque c’est par lui qu’ils connaissent cette solitude absolue, incommunicable – ce château de l’âme – afin d’être cette solitude elle-même. Pour le funambule dont je parle, elle est visible dans son regard triste qui doit renvoyer aux images d’une enfance misérable, inoubliable, où il se savait abandonné.

    C’est dans cette blessure – inguérissable puisqu’elle est lui-même – et dans cette solitude qu’il doit se précipiter, c’est là qu’il pourra découvrir la force, l’audace et l’adresse nécessaire à son art. »

     * Les plus émouvants sont ceux qui se replient tout entier dans un signe de grotesque dérision : une coiffure, certaine moustache, des bagues, des chaussures… Pour un moment toute leur vie se précipite là, et le détail resplendit : soudain il s’éteint : c’est que toute la gloire qui s’y portait vient de se retirer dans cette région secrète, apportant enfin la solitude.

     

    Jean Genet

    Le Funambule

    L’Arbalète, 1958

  • Jules Michelet, « L’Insecte »

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    Jules Michelet par Félix Nadar

     

    « Même aux heures de ses grands silences, la forêt a par moments des voix, des bruits ou des murmures qui vous rappellent la vie. Parfois, le pic laborieux, dans son dur travail de creuser les chênes, s’encourage d’un étrange cri. Souvent, le pesant marteau du carrier, tombant, retombant sur le grès, fait de loin entendre un coup sourd. Enfin, si vous prêtez l’oreille, vous parvenez à saisir un bruissement significatif, et vous voyez, à vos pieds, courir dans les feuilles froissées, des populations infinies, les vrais habitants de ce lieu, les légions de fourmis.

    Autant d’images du travail persévérant qui mêlent au fantastique une sérieuse gravité. Ils creusent, chacun à leur manière. Toi aussi, suis ton travail, creuse et fouille ta pensée.

    Lieu admirable pour guérir de la grande maladie du jour, la mobilité, la vaine agitation. Ce temps ne connaît point son mal ; ils se disent rassasiés, lorsqu’ils ont effleuré à peine. Ils partent de l’idée très-fausse qu’en toute chose le meilleur est la surface et le dessus, qu’il suffit d’y porter les lèvres. Le dessus est souvent l’écume. C’est plus bas, c’est au dedans qu’est le breuvage de vie. Il faut pénétrer plus avant, se mêler davantage aux choses par la volonté et par l’habitude, pour y trouver l’harmonie, où est le bonheur et la force. Le malheur, la misère morale, c’est la dispersion de l’esprit.

    J’aime les lieux qui concentrent, qui resserrent le champ de la pensée. Ici, dans ce cercle étroit de collines, les changements sont tout extérieurs et de pure optique. Avec tant d’abris, les vents sont naturellement peu variables. La fixité de l’atmosphère donne une assiette morale. Je ne sais si l’idée s’y réveille fort ; mais qui l’apporte éveillée, pourra la garder longtemps, y caresser sans distraction son rêve, en saisir, en goûter tous les accidents du dehors et tous les mystères du dedans. L’âme y poussera des racines et trouvera que le vrai sens, le sens exquis de la vie, n’est pas de courir les surfaces, mais d’étudier, de chercher, de jouir en profondeur.

    Ce lieu avertit la pensée. Des grès fixes et immuables sous la mobilité des feuilles parlent assez dans leur silence. Ils sont posés là, depuis quand ? Depuis longtemps, puisque malgré leur dureté, la pluie a pu les creuser ! Nulle autre force n’y a prise. Tels ils furent, et tels ils sont. Leur vue dit au cœur : “Persévère”. »

     

    Jules Michelet

    L’Insecte

    Librairie Hachette, 1858

    (à défaut de trouver une des rééditions nombreuses d’occasion, on peut lire sur Gallica :

    https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k166204d.texteImage)