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En fouillant ma bibliothèque - Page 2

  • Michael Ondaatje, « Le grand arbre »

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    Zou Fulei, Un souffle de printemps, 1360

     

    « Zou Fulei est mort comme un dragon abattant un mur…

     

    ce vers composé et enrubanné

    d’une écriture cursive

    par son ami le poète Yang Weizhen

     

    dont le père bâtit une bibliothèque

    entourée de centaines de pruniers

     

    C’était Zou Fulei, presque inconnu,

    qui faisait les plus belles peintures de fleurs de pruniers

    de tous les temps

     

    Une branche dressée dans le vent

     

    et la ligne verticale des caractères de son ami

     

    leurs couleurs d’encre

    – de délavé à opaque

    de sombre à pâle

     

    chaque mouvement et chaque geste

    appris et différent

    renvoyant à l’art de l’autre

     

    Dans la haute bibliothèque entourée de pruniers

    où le jeune Yang Weizhen étudia

    on retira l’escalier mobile

    pour assurer sa concentration solitaire

     

    Sa grande œuvre

    “libre” “originale” “non conformiste”

    “sans trace de superficialité”

       “sans mouvement flamboyant”

     

    utilisant parfois les queues recourbées

    de l’écriture archaïque,

     

    partageant avec Zou Fulei

    ses bonds et ses obscurités

     

    *

     

    Ainsi je t’ai toujours gardé dans mon cœur…

     

    Le grand poète calligraphe du XVIe siècle

    pleure la mort de son ami

     

    Le langage attaque le papier depuis les airs

     

    Il n’y a qu’un chemin semé de fleurs

     

    pas de mouvement flamboyant

     

    Une nuit d’encre noire en 1361

    une nuit sans escalier »

     

    Michael Ondaatje

    Écrits à la main

    Traduit de l’anglais(Canada) par Michel Lederer

    Bilingue

    L’Olivier 2000, rééd. Points Seuil, 2019

  • Carl Rakosi, « Le vieil homme »

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    DR

     

    « D’abord les poils

    poussèrent plus épais sur la poitrine

    et le ventre

    et les cheveux plus fins au sommet

    de son crâne.

     

    Puis le gris apparut

    le long du côté droit

    de sa poitrine.

     

    Un jour il regarda

    dans le miroir

    et vit des poils épais

    et gris dans ses narines.

     

    Alors il voulut

    admettre

    que l’âge était venu.

     

    Le vieil homme

    retira son dentier

    du verre d’eau

    et coupa lui-même

    une petite saucisse.

     

    Jeune homme

    il avait été si pressé

    de vieillir.

    Maintenant, il se sentait plus jeune

    que jamais. »

     

    Carl Rakosi

    Amulette

    Traduit de l’américain par Philippe Blanchon en compagnie d’Olivier Gallon

    Suivi d’un entretien avec l’auteur

    La Barque, 2018

    http://www.labarque.fr/livres22.html

  • Carl Rakosi, « Le vieil homme »

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    DR

     

    « D’abord les poils

    poussèrent plus épais sur la poitrine

    et le ventre

    et les cheveux plus fins au sommet

    de son crâne.

     

    Puis le gris apparut

    le long du côté droit

    de sa poitrine.

     

    Un jour il regarda

    dans le miroir

    et vit des poils épais

    et gris dans ses narines.

     

    Alors il voulut

    admettre

    que l’âge était venu.

     

    Le vieil homme

    retira son dentier

    du verre d’eau

    et coupa lui-même

    une petite saucisse.

     

    Jeune homme

    il avait été si pressé

    de vieillir.

    Maintenant, il se sentait plus jeune

    que jamais. »

     

    Carl Rakosi

    Amulette

    Traduit de l’américain par Philippe Blanchon en compagnie d’Olivier Gallon

    Suivi d’un entretien avec l’auteur

    La Barque, 2018

    http://www.labarque.fr/livres22.html

  • Georg Trakl, « Au bord du marais », 3 traductions

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    « Au bord du marais

    Promeneur dans le vent noir ; les roseaux secs chuchotent doucement

    Dans le calme du marécage. Au ciel gris

    Passe un vol d’oiseaux sauvages ;

    Diagonale sur les eaux sombres.

     

    Tumulte. Au fond d’une cabane délabrée,

    La pourriture aux ailes noires prend son envol ;

    Des bouleaux rabougris gémissent dans le vent.

     

    Soirée dans une auberge abandonnée ; sur le chemin du retour

    S’attarde la douce mélancolie des troupeaux qui paissent.

    Apparition nocturne : des crapauds sortent des eaux argentées.

    Traduction Henri Stierlin

    Rêve et folie & autres poèmes

    suivi d’un choix de lettres traduites par Monique Silberstein & de Crépuscule et anéantissement par Jil Silberstein

    GLM, 1956, rééd. augmentée Héros Limite, 2009

     

     

    Au bord du marécage

    Voyageur dans le vent noir ; doucement murmure le roseau mort

    Dans le silence du marécage. Dans le ciel gris

    Suit un passage d’oiseaux sauvages ;

    Diagonale au-dessus d’eaux obscures.

     

    Tumulte. Dans la hutte en ruine

    Bat de ses ailes noires la pourriture :

    Des bouleaux atrophiés soupirent au vent.

     

    Soir dans la taverne abandonnée. La douce mélancolie des troupeaux en pâture

    Imprègne le chemin du retour,

    Apparition de la nuit : des crapauds émergent d’eaux argentées.

    Traduction par Marc Petit & Jean-Claude Schneider

    Œuvres complètes

    Gallimard, 1972

     

     

    Au bord du marais

    Errant dans le vent noir ; dans le calme du marais

    Murmurent les roseaux morts. Dans le ciel gris,

    Suit un vol d’oiseaux sauvages ;

    De biais au-dessus des sombres eaux.

     

    Tumulte. Dans la hutte défaite

    S’élève sur ses ailes noires la pourriture ;

    Des bouleaux estropiés gémissent dans le vent.

     

    Soir dans la taverne abandonnée. La douce tristesse des troupeaux du pacage

    Enveloppe le chemin du retour,

    Apparition de la nuit : des crapauds surgissent des eaux argentées.

    Traduction Eugène Guillevic

    Quinze poèmes

    Illustrations d’Étienne Lodeho

    Les Cahiers d’Obsidiane, 1981

  • Li Po, « Neuvième jour du neuvième mois »

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    « aujourd’hui les nuages et le paysage sont superbes

    les eaux sont vertes, les montagnes d’automne lumineuses

    j’ai emporté un pichet de vin Nuées des immortels,

    et cueilli des chrysanthèmes épanouis dans le froid

    l’endroit est retiré, au milieu de pins et de rochers antiques

    le vent clair se lève, résonnent la soie des cordes et le bambou des flûtes

    je regarde dans ma coupe le reflet de mon visage réjoui

    riant seul, à nouveau je me sers

    ivre mon bonnet tombe, la lune au-dessus de la montagne

    nonchalant je chante, songeant aux parents et aux amis »

     

    Li Po

    Buvant seul sous la lune

    Traduit du chinois par Cheng Wing fun & Hervé Collet

    Moundarren, 1999, réédition 2018

    https://moundarren.com/livre/li-po/

  • Imre Kertész, « Journal de galère »

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    DR

     

    « La vie est un temps que nous meublons surtout de choses superflues. La caractéristique principale du “saint homme” n’est peut-être pas tant d’être obsédé et monomaniaque que d’avoir horreur de perdre son temps. Le temps semble insignifiant jusqu’à ce que s’accomplisse son terrible commandement : la vieillesse et la mort. — En Europe, tout se règle par le travail, plus précisément le service du travail obligatoire. Traverser un passage souterrain et être confronté à l’effervescence de la foule. Où courent-ils ? — Ce n’est pas une question à deux sous à propos de la mort ; mais je me demande s’ils accordent vraiment tant d’importance aux futilités. Se lever, se laver, la famille, les transports ; huit heures de travail, activité généralement extérieure à l’existence, puis les achats, à nouveau les transports, un peu de distraction, de préférence sans lien avec l’existence, faire l’amour dans le meilleur cas, et finalement le sommeil ou l’insomnie. Cette existence où les gens ne prennent part ni à leur vie ni aux événements, il faut bien qu’ils la considèrent pour ce qu’elle est : leur vie. — Finalement, j’ai réussi à échapper à ce destin impersonnel ; ma plus grande aventure, c’est quand même moi. Je me suis pensé et construit. Envers et contre tout. En travaillant tout au fond de la mine ; en silence, les dents serrées. À présent — bien que je sois encore “en devenir” — je suis fondamentalement prêt ; cela m’a pris cinquante-cinq ans et la mort peut m’arracher à moi-même à tout instant.

     

    Longtemps le mensonge a été la vérité par ici, mais aujourd’hui même le mensonge n’est plus vrai.

     

    J’ai atteint le fond cette nuit. Le sentiment d’absurdité que je connais bien s’est abattu sur moi comme une nouveauté surprenante ; je me suis vu de l’extérieur, mon visage ovale d’Asie Mineure, ma bouche avec sa molaire en métal, ma cuisse poilue avec sa cicatrice ; déchirement stupéfiant, absurdité d’être identique à ce phénomène physique ; sans parler de l’absurdité que sont mes relations, mon activité, en un mot ma vie. Rien n’a de réalité, seul le sentiment de culpabilité est réel. Pourtant je n’arrive même pas à m’y sentir malheureux et humilié, alors que c’est là la source de mon inspiration. Je suis couvert de honte comme si je n’avais jamais rien écrit, et tout m’est étranger, surtout moi-même. » Hiver, 1983

     

    Imre Kertész

    Journal de galère

    Traduit du hongrois par Natalia Zaremba-Huzsvai et Charles Zaremba

    Actes Sud, 2010

  • Peter Handke, « Lent retour »

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    DR

     

    « Sorger étala sur la table les cahiers avec ses notes, chacun apparut avec sa couleur particulière et toute la surface devint en somme une carte géologique où les surfaces multicolores figuraient les divers âges de la terre. Un sentiment d’une douceur puissante et vague s’empara de lui ; bien sûr, il désirait un “supplément de lumière”. Et immobile il resta debout au-dessus de l’échantillonnage bariolé déjà pâli par l’âge, jusqu’à devenir lui-même une couleur tranquille parmi d’autres. Il feuilleta les cahiers et se vit disparaître dans l’écriture, dans l’histoire des histoires, une histoire de soleil et de neige. »

     

    Peter Handke

    Lent retour

    Traduit de l’allemand par Georges-Arthur Goldschmidt

    Gallimard, 1982

  • Jean Genet, « Le funambule »

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    DR

     

    « Et ta blessure, où est-elle ?

    Je me demande où réside, où se cache la blessure secrète où tout homme court se réfugier si l’on attente à son orgueil, quand on le blesse ? Cette blessure – qui devient ainsi le for intérieur, – c’est elle qui va gonfler, emplir. Tout homme sait la rejoindre, au point de devenir cette blessure elle-même, une sorte de cœur secret et douloureux.

    Si nous regardons, d’un œil vite et avide, l’homme ou la femme* qui passent – le chien aussi, l’oiseau, une casserole – cette vitesse même de notre regard nous révèlera, d’une façon nette, quelle est cette blessure où ils vont se replier lorsqu’il y a danger. Que dis-je ? Ils y sont déjà, gagnant par elle – dont ils ont pris la forme – et pour elle, la solitude : les voici tout entier dans l’avachissement des épaules dont ils font qu’il est eux-mêmes, toute leur vie afflue dans un pli méchant de la bouche et contre lequel ils ne peuvent rien pouvoir puisque c’est par lui qu’ils connaissent cette solitude absolue, incommunicable – ce château de l’âme – afin d’être cette solitude elle-même. Pour le funambule dont je parle, elle est visible dans son regard triste qui doit renvoyer aux images d’une enfance misérable, inoubliable, où il se savait abandonné.

    C’est dans cette blessure – inguérissable puisqu’elle est lui-même – et dans cette solitude qu’il doit se précipiter, c’est là qu’il pourra découvrir la force, l’audace et l’adresse nécessaire à son art. »

     * Les plus émouvants sont ceux qui se replient tout entier dans un signe de grotesque dérision : une coiffure, certaine moustache, des bagues, des chaussures… Pour un moment toute leur vie se précipite là, et le détail resplendit : soudain il s’éteint : c’est que toute la gloire qui s’y portait vient de se retirer dans cette région secrète, apportant enfin la solitude.

     

    Jean Genet

    Le Funambule

    L’Arbalète, 1958

  • Jules Michelet, « L’Insecte »

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    Jules Michelet par Félix Nadar

     

    « Même aux heures de ses grands silences, la forêt a par moments des voix, des bruits ou des murmures qui vous rappellent la vie. Parfois, le pic laborieux, dans son dur travail de creuser les chênes, s’encourage d’un étrange cri. Souvent, le pesant marteau du carrier, tombant, retombant sur le grès, fait de loin entendre un coup sourd. Enfin, si vous prêtez l’oreille, vous parvenez à saisir un bruissement significatif, et vous voyez, à vos pieds, courir dans les feuilles froissées, des populations infinies, les vrais habitants de ce lieu, les légions de fourmis.

    Autant d’images du travail persévérant qui mêlent au fantastique une sérieuse gravité. Ils creusent, chacun à leur manière. Toi aussi, suis ton travail, creuse et fouille ta pensée.

    Lieu admirable pour guérir de la grande maladie du jour, la mobilité, la vaine agitation. Ce temps ne connaît point son mal ; ils se disent rassasiés, lorsqu’ils ont effleuré à peine. Ils partent de l’idée très-fausse qu’en toute chose le meilleur est la surface et le dessus, qu’il suffit d’y porter les lèvres. Le dessus est souvent l’écume. C’est plus bas, c’est au dedans qu’est le breuvage de vie. Il faut pénétrer plus avant, se mêler davantage aux choses par la volonté et par l’habitude, pour y trouver l’harmonie, où est le bonheur et la force. Le malheur, la misère morale, c’est la dispersion de l’esprit.

    J’aime les lieux qui concentrent, qui resserrent le champ de la pensée. Ici, dans ce cercle étroit de collines, les changements sont tout extérieurs et de pure optique. Avec tant d’abris, les vents sont naturellement peu variables. La fixité de l’atmosphère donne une assiette morale. Je ne sais si l’idée s’y réveille fort ; mais qui l’apporte éveillée, pourra la garder longtemps, y caresser sans distraction son rêve, en saisir, en goûter tous les accidents du dehors et tous les mystères du dedans. L’âme y poussera des racines et trouvera que le vrai sens, le sens exquis de la vie, n’est pas de courir les surfaces, mais d’étudier, de chercher, de jouir en profondeur.

    Ce lieu avertit la pensée. Des grès fixes et immuables sous la mobilité des feuilles parlent assez dans leur silence. Ils sont posés là, depuis quand ? Depuis longtemps, puisque malgré leur dureté, la pluie a pu les creuser ! Nulle autre force n’y a prise. Tels ils furent, et tels ils sont. Leur vue dit au cœur : “Persévère”. »

     

    Jules Michelet

    L’Insecte

    Librairie Hachette, 1858

    (à défaut de trouver une des rééditions nombreuses d’occasion, on peut lire sur Gallica :

    https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k166204d.texteImage)

  • Felipe Hernández, « La Dette »

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    DR

     

    « À présent il enduisait l’archet de colophane et il avait collé des morceaux de papier adhésif sur le diapason du violoncelle pour marquer les touches. Peut-être qu’ainsi son interprétation de la suite de Bach s’améliorerait sur certains points. Mais Andrés sentait que ses mains étaient toujours plus contractées. Elles avaient leur mécanique à elles, rigide et traître parfois, et il en était venu à appréhender de les approcher du corps de sa femme. Parfois il les regardait se déplacer sur le manche du violoncelle comme des animaux étrangers à sa personne. Il les voyait et il écoutait les sons apaisants du violoncelle jusqu’à ce qu’un nouveau crissement interrompe la mélodie.

    Il voulait fuir la moindre stridence. Il voulait que les notes soient pures, exactes, mais derrière l’interprétation de Casals lui-même se cachaient les gémissements des crins de l’archet sur le métal des cordes. Il entendait ces gémissements avant tout autre son. Il essayait de se concentrer sur les notes, mais le moindre glissement lui remettait de nouveau en mémoire la respiration sifflante d’Ignacio Suquía. Ce même violoncelle qu’il embrassait et saisissait par le manche devenait par instants le corps gémissant du prêteur. Alors il commençait lui aussi à respirer bruyamment. Il lâchait le violoncelle et, dans la vague intention d’éviter les crissements, il enduisait à nouveau l’archet de colophane.

    Même la nuit, il croyait entendre des cris étouffés. La mélodie de la suite se répétait encore dans sa mémoire et de ses intervalles semblaient surgir des murmures de douleur ; ils s’infiltraient dans son sommeil pour l’empêcher de dormir et parfois ils devenaient tellement réels que l’on aurait cru que quelqu’un passait un mauvais quart d’heure dans la pièce à côté. La nuit précédente, précisément, il avait vu briller près de lui les yeux ouverts de María Teresa. Il avait essayé de lui parler, mais finalement il n’avait pas osé, craignant qu’elle n’ai entendu la même chose que lui. 

    […]

    Andrés entra dans le bureau et s’assit derrière la table ; il contempla à travers la fenêtre la légère clarté azurée qui commençait à percer entre les immeubles. Pendant un instant, il eut l’impression d’avoir passé une éternité dans ce lieu. Les lumières de la ville et le firmament encore étoilé qui s’étendait derrière la fenêtre paraissaient avoir été dessinés dans le moindre détail par sa mémoire à l’intérieur du cadre. Il sentit que la vie s’écoulait au-delà de l’espace qu’embrassaient ses sens et que son désir suffirait à abattre ou à incendier les constructions qui se dressaient en face de lui. Il sentit au bout de ses doigts la tension des fils qui mettaient en mouvement la vie de la ville. Il pouvait se souvenir des centaines de visages et de chacune des voix qui étaient passées par ce bureau depuis son arrivée. Tout était limpide puisque chaque pièce avait un sens. »

     

    Felipe Hernández

    La Dette

    Traduit de l’espagnol par Dominique Blanc

    Coll.  « Otra memoria », Verdier, 2003

    https://editions-verdier.fr/livre/la-dette/

    40 ans de Verdier

  • Pai Chu Yi, « En plantant un pin »

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    « 1

    J’aime ce pin d’un pied à peine,

    Replanté de mes propres mains.

    Il garde encore le vert que reflétait le ruisseau,

    Il est encore voilé de la brume humide de la montagne.

    Je l’ai replanté au soir de mon âge,

    Il mettra longtemps à grandir.

    Pourquoi passé quarante ans,

    Planter un arbrisseau de quelques pouces ?

    Pourrais-je voir ses ombrages ?

    Vivre soixante-dix ans est bien rare.

     

    2

    J’aime votre ténacité devant l’hiver,

    Et j’aime votre droiture.

    Pour vous voir chaque jour,

    Je vous ai planté devant mes marches.

    Si la mort ne vous en empêche,

    Je sais que vous atteindrez les nuages. »

     

    Pai Chu Yi (Bai Juyi) – 772-846

    in La poésie chinoise des origines à la révolution

    Traduction, choix et présentation de Patricia Guillermaz

    Seghers, 1957, rééd. Marabout université, 1966

  • Mario Rigoni Stern, « Histoire de Tönle »

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    DR

     

    « Les saisons s’écoulaient pour revenir ensuite. De la fonte des neiges jusqu’aux premières chutes, il allait d’un pays à l’autre, à travers les États de l’Autriche-Hongrie, travaillant au hasard des occasions, avec tantôt de bons tantôt de moins bons résultats. En hiver il restait dans son trou, chez lui. Il ne quittait pas le hameau, sauf quand il allait au bois dans la forêt ou qu’il se réfugiait dans quelque cabane, craignant de se faire surprendre par les carabiniers qui l’avaient toujours sur leurs listes pour l’arrêter et, bien sûr, lui faire purger ses quatre années de prison. Mais chaque fois, au début de l’hiver, à l’approche de Noël, il rentrait chez lui aux premières heures de la nuit, après que le soir avait fait s’évanouir dans l’obscurité le cerisier sur le toit de chaume. Et quand il franchissait la porte de la maison il trouvait un nouveau fils ou une nouvelle fille, qu’à l’état civil on enregistrait sous son nom avec quelque ironie mais l’archiprêtre tranchait : si les carabiniers du roi n’arrivaient pas à arrêter le père dont on disait qu’il était en fuite de l’autre côté de la frontière, il n’y avait pas de raison de supposer que sa femme concevait d’un autre que lui !

    Le temps cependant, marquait les visages des gens de la famille et des amis. Il se produisait des choses nouvelles, et de nouvelles idées circulaient jusque parmi les habitants de nos hameaux. Beaucoup, maintenant, allaient travailler au-delà des frontières. Ils partaient au printemps, par groupes, avec leurs outils dans une brouette et, à pied, suivaient la route de l’Asstal et le Menador jusqu’à Trente, où ceux qui avaient des sous pouvaient même prendre le chemin de fer. Parfois se joignaient à ces groupes des enfants qui avaient à peine achevé l’école primaire et, à la frontière du Termine, les douaniers des deux côtés les laissaient passer sans la moindre formalité : tout au plus leur demandaient-ils s’ils avaient un certificat de baptême sur eux.

    Ceux qui avaient réussi, après avoir travaillé en Prusse ou en Autiche-Hongrie, à accumuler l’argent nécessaire pour payer le prix du bateau émigraient aux Amériques. Là-bas, écrivaient-ils, c’était tout autre chose : le travail ne manquait jamais et la paye était plus élevée que dans n’importe quel autre pays.

    On commença aussi à parler de socialisme, d’associations ouvrières, de coopératives d’artisans. Ceux qui n’avaient pas le courage de prononcer le mot “socialisme” disaient et écrivaient “socialité” mais, chose curieuse, les usagers des biens de la communauté, c’est-à-dire tous ceux qui résidaient dans nos communes étaient appelés “communistes”, même sur les papiers officiels. »

     

    Mario Rigoni Stern

    Histoire de Tönle

    Traduit de l’italien par Claude Ambroise et Sabine Zanon Dal Bo

    Préface de Claude Ambroise

    Coll. Terra d’altri, 1998, rééd. Verdier poche, 2008

    https://editions-verdier.fr/livre/histoire-de-tonle/