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En fouillant ma bibliothèque - Page 4

  • Elizabeth Willis, « Fleurs météoriques »

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    DR

     

    « LE GRAND ŒUF DE LA NUIT

     

    L’enfance nous montre sa lune grâce aux nuages brumeux, un courant d’air ascendant presque lavé de toute intention. Manipulée et monnayée dans l’ombre subalterne, je ne pouvais pas me débarrasser du souvenir d’un train qui striait les collines de blanc. La colonne en reddition déverse ses uniformes. Des épiphanies gantées de vélin nous dépassent à vive allure dans leur grosse cylindrée. Dans les mots des jonquilles, suis-je avec mon foulard plus jolie que la cendre projetée par la roue ? Quelle forme prennent les femmes ? Ou elle est-il pris comme chemin menant à une métaphore verglacée, une graine plus facile à écraser qu’à ouvrir ? Un mot peut-il être renversé par jeu, ou faut-il une étincelle perdue pour embraser ton arsenal de dentelle ? Le bleu le plus sombre est noir, au bord de la perception. Je donne à la fraîcheur le signal du départ, une chance de gagner, j’orchestre notre descente vers des destinations décentes, je pilote jusqu’à la maison. »

     

    Elizabeth Willis

    Fleurs météoriques

    Traduction collective de l’américain au CIPM, relue par Emmanuel Hocquard & Juliette Valéry

    CIPM / Un bureau sur l’Atlantique, 2009

    http://cipmarseille.fr/publication_fiche.php?id=e36821f7efa9bb06d8ee52680142ad90

    http://cipmarseille.fr/pop_audio.php?id=200

  • Li Yi-chan, « Notes »

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    « Signes de richesse

     

    Le hennissement d’un coursier.

    Des larmes laissées par des chandelles de cire qui ont coulé.

    Des épluchures d’écorce de châtaignes.

    Des coques de litchi secs.

    Des fleurs qui tombent en volant.

    Le chant du loriot et de l’hirondelle.

    Des voix qui lisent.

    Tombée et abandonnée, une épingle de tête ornée de fleurs.

    Des sons d’une flûte dont on joue dans le pavillon à étages.

    Le bruit des médicaments que l’on pile et du thé que l’on broie. »

     

    Li Yi-chan

    Notes

    Traduit du chinois par Georges Bonmarchand

    Préface de Pascal Quignard

    Le Promeneur, 1992

  • Fernando Pessoa, « Le Livre de l’intranquillité »

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    « Si notre vie pouvait se passer éternellement à la fenêtre, et si nous pouvions rester ainsi, tel un panache de fumée immobile, et vivre à jamais le même instant crépusculaire venant endolorir la courbe des collines… Si seulement nous pouvions demeurer ainsi, jusqu’au-delà de toujours ! Si au moins, en deçà de cette impossibilité, nous pouvions rester ainsi, sans commettre une seule action, ni permettre à nos lèvres pâlies de pécher d’un seul mot !

    Vois comme tout s’assombrit… Le calme positif du monde me remplit de fureur, d’une sorte d’arrière-goût qui gâche la saveur du désir… Mon âme me fait mal… Un trait de fumée s’élève et se disperse au loin… Un ennui anxieux détourne mes pensées de toi…

    Que tout est donc superflu ! Nous, le monde, et puis le mystère de l’un et de l’autre. »

     

    Fernando Pessoa (Bernado Soares)

    Le livre de l’intranquillité – volume II

    Traduit du portugais par Françoise Laye

    Présenté par Robert Bréchon

    Christian Bourgois, 1992

  • Marina Tsvetaeva, « Le Poète et le temps »

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    « Nos poèmes, ce sont nos enfants. Ils sont plus âgés que nous parce qu’ils vivront plus longtemps que nous. Plus âgés que nous depuis l’avenir. Voilà pourquoi ils nous sont aussi parfois étrangers. »

     

    Marina Tsvetaeva

    Le Poète et le temps

    Traduit du russe et présenté par Véronique Lossky

    Le temps qu’il fait, 1989

    http://www.letempsquilfait.com/

  • Pierre Bergounioux, « Haute tension »

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    « Nous sommes vêtus de chair pour un temps, dans un coin. Telle est la situation. Mais nous avons la capacité d’envisager plus qu’il ne nous est donné de vivre. Entre l’expérience contingente d’une heure et d’un lieu et la notion des rapports les plus généraux, il y a place, peut-être, pour un registre intermédiaire où l’intelligible reste sensible et le sensible infusé d’intelligibilité. Chaque particularité s’élève à l’ordre général et l’on perçoit, au creux de chaque instant, l’écho de la grande temporalité. C’est une contradiction dans les termes, un déni opposé à notre condition. C’est pourquoi il y a peu de chances que cela se produise. Mais quand cela arrive, qu’on lit, c’est à la réconciliation avec nous-mêmes, à la délivrance, à la joie que mène le fil ténu, tendu, éblouissant de la lisibilité. »

     

    Pierre Bergounioux

    Haute tension

    William Blake & Co. Édit., 1996, rééd. 2011

    http://www.editions-william-blake-and-co.com/spip.php?article841035

  • Jean-Jacques Viton, « La conjonction de coordination »

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    jean-jacques viton, poésie marseille, lecture au [Mac], 2010 © cchambard

     

    « c’est quand nous sommes arrivés

    devant la maison

    après l’interminable chemin entre les arbres morts

    nous avons décroché le lapin blanc

    gelé ventru gonflé pendu à un pommier

    les yeux comblés de glace

    les oreilles rigides

    nous aurions dû aussi ramasser l’agneau brun

    venu se prendre au piège à renards

    camouflé dans la neige

    sous le lapin qui servait d’appât

    pourquoi on se baladait de ce côté

    je ne pense pas qu’on cherchait un sapin

    je n’aime pas les sapins

    ni sur place ni dans une pièce

    toujours peur de me crever un œil en approchant

    on est allé plus bas

    plus bas que la prairie

    où est la ferme au lapin blanc servant de piège

    je trouve cette idée de piège ridicule

    pourquoi un renard avalerait un lapin congelé

    je veux dire plus bas vers la rivière

    qui continuait à couler un peu

    on hésitait à s’engager sur les troncs d’arbres

    des troncs immenses mais pas larges

    je n’aime pas non plus jouer les trappeurs

    dès que l’on se trouve en hiver dans la montagne

    on a fini par trouver un passage plus pratique

    on est rentré sans se presser

    tenant le lapin par les oreilles

    elles fondaient lentement dans nos gants

     

    ici je place un et un peu hésitant »

     

    Jean-Jacques Viton

    Accumulation vite

    P.O.L, 1994

  • Israël Eliraz, « Hölderlin »

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    © : patrick soulard

     

    « tous les Dieux dansaient et celui qui dansait

    se déguisait en Dieu. Facile et difficile. Facile de vieillir,

    difficile de mûrir, pensait Hölderlin, écrivait Hölderlin.

    Dans le rêve, il enlevait de son visage

    le nez rouge à moitié mort, il pensait : quand ça

    m’arrivera ? Hölderlin écrivait, lisait, gommait.

    Comment déplacer une pierre sans être un loup ou Krishna ?

    Le vide dans la pierre c’est du feu. Hölderlin pensait, écrivait,

    déchirait et n’envoyait pas de lettres à

    sa mère morte depuis des années comme elle le lui

    avait dit, hier, avant de monter dans le train (il venait

    d’être inventé). Le train se dirigeait vers le nord. Vers où ?

    Hölderlin, dans sa poitrine courait après lui. Il se réveilla. Dans

    la stupeur les poux remplissaient ses poches usées »

     

     

    Israël Eliraz

    Hölderlin suivi de Les villes saintes se répètent

    Traduit de l’hébreu par Esther Orner et Laurent Schuman

    Coll. Avec (dirigée par Bernard Noël), L’Atelier des Brisants, 2001

  • Hwang Ji-U, « De l’hiver-de-l’arbre au printemps-de-l’arbre »

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    DR

     

    « Mon corps nu

     

    Assis dans un bain public je me lave soigneusement tout le corps, ce n’est pas seulement parce que je ne me suis pas lavé d’une ou deux semaines.

    Une vie ! J’ai vécu jusqu’à ce volume de mon corps !

    Semblable à un bol en argile, il est fragile.

    Cependant, je me demande ce que j’ai mis à l’intérieur ?

    Y vivais-je ? Comme les eaux que le volume de mon corps fait couler hors de la baignoire ?

    Seul le mensonge m’a façonné.

    Extrême jalousie intellectuelle. Complexes. Plaisir de me montrer.

    C’est le résumé d’une trentaine d’années de vanité,

    Haletant, j’ai franchi la ligne du milieu.

    Ainsi, s’il était en vie, il aurait à peu près mon âge

    Jeon Tae-Il, un saint.

    Ma vie a été frappée et découverte par l’éclair de sa courte vie. Laide. Honteuse. Déshonorée.

    Son tonnerre arrive tardivement à moi, à cet âge là.

    Ma jeunesse foudroyée ! J’étais sous le paratonnerre.

    Moi. J’étais là.

    Je n’avais pas le choix, c’étaient les aléas de la vie.

    Ce qui existe en moi, c’est une petite agriculture muette.

    Il est peut-être au pied d’une forêt à l’abri du vent de Bukpyeong dans la commune Sinwol qu’il ne pouvait plus quitter,

    Et peut-être mesure-t-il le terrain avec la visière d’un chapeau de Saemaeul appartenant à Monsieur Yun ?

    Ou bien, pouvait-il traverser la colline voisine Doam,

    Voulait-il devenir le potier qui met les pots au feu ?

    Sinon était-il un menuisier ou un plâtrier silencieux avec un caractère difficile ?

    Ah ! Il est sorti en ville, à cause de son manque de sérieux, peut-être est-il devenu terrassier ?

    Ou peintre de panneaux de cinéma, surveillant dans une usine textile, ouvrier des chemins de fer.

    Suivant la veine bleu foncé de la vie glaciale,

    Il aurait dû embraquer au marché de Pyeonghwa à Cheongaecheon. Marchand de bois, vendeur de chewing-gums, vendeur de journaux.

    Il aurait dû être brocanteur. Derrière la gare, au bord de la rivière noire, en extrême pauvreté, il restait debout, l’estomac vide depuis trois nuits et quatre jours.

    Et l’égout amer déborde abondamment dans mes viscères.

    Les globes de mes yeux ardents aperçoivent les œufs rouges des vers intestinaux volant sur le ciel bleu.

    J’avais la tête qui tournait. Dans mes vertiges, j’ai vu père, mère, frère aîné, frère cadet, toute la famille.

    Chacun était orphelin. Après le départ de mon frère aîné qui s’est engagé dans l’armée,

    En comptant les traverses, j’ai marché jusqu’au sud de Kwangju pour ramasser les escarbilles de charbon.

    Un train de marchandises chargé à bloc roulait vers Yeosu.

    Plus bas que le pire dénouement, je suis arrivé devant la barrière. Au feu rouge,

    Je restais debout. Oh ! les jours de misère !

    Dans ce monde sombre, j’étais face à ma vie, mais

    J’ai tenu tous ces jours pour rien. La confession m’ennuie.

    Comme tous les autoportraits sont affreux, j’ai retrouvé le plein air où vivre.

    Plusieurs affluents obscurs ont coulé en moi.

    Avaient coulé. Coulent.

    Maintenant mon corps est nu.

    Ma main touche mon corps. Me voici.

    Si on enlève de plus en plus la crasse, la vie devient transparente.

    Les traces de faucille, de couteau, la plaie sur mon genou quand je suis tombé de vélo,

    Grandissaient avec mon corps.

    Je tourne la tête, comme moi, des corps nus étaient là, avec quelques seaux d’eau, chacun nettoyant sa vie en face.

    Oh ! Corps nus ! Tous les “moi” sont absents en ce moment.

    Mais je n’ose pas encore demander à quelqu’un de me laver le dos.

    Tenant un gant italien, je me suis approché du dos d’un vieillard.

    De mon propre dos, je n’y arriverais pas. »

     

    Hwang Ji-U

    De l’hiver-de-l’arbre au printemps-de-l’arbre — cent poèmes

    Traduits du coréen, présentés et annotés par Kim Bona

    Prélude, Claude Vigée

    William Blake & Co. Edit, 2006

    http://www.editions-william-blake-and-co.com/spip.php?article1031578

  • Bernard Malamud, « L’homme de Kiev »

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    © : Jill Krementz

     
     

    « Vous attendez. Votre attente est faite de minutes d’espoir et de journées de désespoir. Parfois vous vous bornez à attendre, et il n’existe pas pire avilissement. Vous sombrez alors dans vos pensées en essayant d’abattre les murs de votre cellule. Si la chance vous sourit, la cellule disparaît et vous passez une demi-heure à l’air libre, laissant derrière vous portes, murs et haine de vous-même. Si la malchance vous poursuit, vos pensées risquent de vous empoisonner. Si la chance vous sourit et vous permet de gagner le shtetl, vous pouvez rendre visite à un ami ou, s’il est sorti, vous asseoir sur un banc devant sa cabane. Vous pouvez humer l’odeur des fleurs et de l’herbe, regarder les filles passer sur la route. Vous pouvez aussi, le cas échéant, trouver un peu de travail. Aujourd’hui justement, il y a de la menuiserie à faire. Vous piquez une bonne suée à scier du bois et à clouer les planches. Quand vient l’heure du casse-croûte, vous ouvrez votre paquet de provisions – pas mal. Sur le chapitre de la nourriture, tout le problème consiste à se contenter du peu dont on a besoin. Un œuf dur avec une pincée de sel, c’est délicieux. Ou une pomme de terre coupée en tranches et agrémentée de crème aigre. Du pain trempé dans du lait frais, qu’on suce avant de l’avaler, quel régal ! Et du thé chaud avec du citron et un morceau de sucre ! Le soir, vous traversez le pré humide jusqu’à l’orée du bois. Vous contemplez la lune dans le ciel laiteux. Vous respirez l’air frais. Une ambition vous taquine : l’avenir est à vous. Après tout, vous êtes encore en vie, et libre. Et même si vous n’êtes pas tellement libre, vous croyez l’être. Le pire dans tout cela, c’est quand vos pensées vous abandonnent et que vous retrouvez votre cellule. Une cellule qui est tout votre ciel et vos bois.

    Yakov comptait. Il additionnait le temps bien qu’il essayât de s’en défendre. Le calcul présupposait un terme à l’opération, du moins pour un homme n’utilisant que de petits nombres. Combien de fois dans sa vie avait-il compté jusqu’à cent ? Qui pouvait compter éternellement ? C’était comme additionner le temps. Yakov avait arraché quelques éclats à de petits morceaux de bois : les plus longs représentaient les mois, et les plus courts les jours. Une journée constituait certes un poids de temps considérable, mais rien que les minutes au sein d’une seule journée pouvaient en s’amoncelant causer de sérieux dégâts. Pour un homme désœuvré, le pire est de posséder une interminable réserve de minutes. C’est comme de n’avoir rien à verser dans un million de petites bouteilles. »

     

    Bernard Malamud

    L’homme de Kiev – The Fixer, 1966

    Préface de Jonathan Safran Foer

    Traduit de l’anglais (États-Unis) par Gérard et Solange de Lalène

    Édition révisée par Hélène Cohen

    Seuil, 1967, rééd. Rivages poche, 2015

  • Jacques-Marie Dupin, « Opus incertum »

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    « Déplorable déformation de l’esthétique — est-ce encore de l’esthétique ? — en tout cas du jugement. Ce n’est plus son œuvre qui compte, mais sa vie. La corde de Nerval ou d’Essenine, la drogue de Gilbert-Lecomte et Brasillach nazi ou fusillé.

    Je donne moi-même dans le panneau. Je lis avec avidité ces bandes dessinées. Les accidents les plus communs y prennent des noirceurs corrosives d’estampes. Rops ou Daumier de bazar.

    Qu’en restera-t-il à l’état de fragments, quand les barbares seront passés par là et qu’ils ne seront plus, comme Empédocle ou Sapho, que des noms pourvus de légendes ? Peut-être racontera-t-on aux enfants que Mallarmé s’est jeté dans un volcan.

    C’est faire, au demeurant, bon marché de la vertu de l’acteur. Dès qu’il y a public, il y a théâtre, et le malheur comme les cris : déguisements. Là-dessus, la parole terrible de Jacques Rigaut :“Vous êtes tous des poètes, et moi je suis du côté de la mort.” Des poètes, c’est-à-dire des farceurs. À moins que ce ne soit la mort elle-même qui soit une farce, un suprême déguisement.

    Quant à l’apostrophe de Rigaut, elle n’est terrible, il faut bien l’avouer, que par ce codicille décisif : la balle qu’il s’est tirée posément dans le cœur.

    S’il était mort de vieillesse comme tout le monde, elle ferait plutôt sourire.

    Illustration, s’il en était besoin, par le cercle vicieux où je viens moi-même de m’enfermer, de la ténacité de ces déplorables errements. »

     

    Jacques-Marie Dupin

    Opus incertum

    Préface de Kenneth White

    William Blake & Co. Édit, 1984

    http://www.editions-william-blake-and-co.com/spip.php?rubrique1

  • Alexandre Vialatte, « La Complainte des enfants frivoles »

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    DR

     

    « Nous nous sommes retrouvés un soir d’automne quelques-uns de cette époque-là, un jeudi, devant la porte du vieux collège, comme si nous revenions de chez nos correspondants. La lanterne de fer, comme autrefois, éclaira nos ombres en accordéon qui tremblèrent sur le vieux mur campagnard, secouées par le vent du nord, et je me suis rappelé les ombres de la salle d’étude ; les ombres sont toujours plus éloquentes que les hommes ; elles déforment et multiplient ; autrefois nous étions plus petits, mais nous portions ces pèlerines véhémentes qu’on quitte à seize ans pour des pardessus sans éloquence. Les boules de pierre qui couronnent les piliers de la porte avaient l’air d’un exemple de dessin. Du haut du tertre où est bâti le vieux collège, les champs dévalaient dans la nuit, vers les campagnes des vacances ; c’est de là que partaient les routes que nous avons tous prises un soir, avec leurs tournants, leurs lacets, leurs espoirs, leurs carrefours… ; les routes qui tournent autour de la terre, comme une corde sur une toupie, tendues comme l’espoir des hommes ; et maintenant nous savons ce qu’il y a derrière ces brumes, sur les pitons bleus ; pour quoi faire ? Tout est pareil à notre adolescence derrière la nuit qui nous cache le pays comme un mouchoir sur la face d’un cadavre : le pré-verger, les salles de classe et les “barabans” dans la cour sous les tilleuls ; les barreaux quadrillent la lucarne de la tour de l’Horloge fermée sur son mystère mécanique, sombre, aveugle, sourde et muette. Que de fois quand nous étions enfants nous y sommes venus, attendant qu’un ange exprès délégué pour nous par l’après-midi trop pesante vînt nous y tenir des discours latins, remuer les horizons, secouer des merveilles, et, nous prenant par la main, nous emmenât vers ces monts qui barraient les routes, coulisses du monde d’où nous voulions tout espérer. Je me rappelle un défilé dans la montagne, plein d’arnicas et de digitales, qui m’a longtemps semblé comme l’un des couloirs du merveilleux… Un jour pourtant, collégiens ravis, nous sommes partis sur les petits trains noirs qui font une fumée blanche et qui sifflent. Mais nous laissions aux fenêtres du dortoir ces constellations magiques qui se décalquaient sur les vitres avec leurs noms d’animaux, de plantes et de déesses : toute la géographie, la flore, la faune et la mythologie du ciel. Nous abandonnions cela pour la terre. Peut-être en raclant un peu les vitres, trouverait-on une poudre d’or ?

    Devant la porte qu’aucune défense ne nous fermait plus, nous nous sommes raconté, ce soir-là, sans surprise, des choses qui auraient troublé le sommeil de nos mères et gêné l’instituteur adjoint dans sa conception géométrique du vraisemblable. En vain. Il restera toujours assez d’impossible pour nous faire regretter ces promesses absolues que la récréation de 4 heures fait aux écoliers chimériques et que la vie ne tiendra jamais. »

     

    Alexandre Vialatte

    La Complainte des enfants frivoles – écrit autour de 1925

    Précédé de « Premier roman, dernier paru » par Pierre Vialatte

    Le Dilettante, 1999

  • Claude Margat, « L’Horizon des cent pas »

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    DR

     

    « La peinture n’est pas plus admissible que la poésie mais l’une comme l’autre sont aussi nécessaires à la respiration de la pensée que l’air l’est au souffle. L’une et l’autre guérissent l’esprit des aveuglements du sens.

    *

    Une peinture ne devrait jamais sortir de la sphère du geste qui la produit. Le geste est à la peinture ce que la mesure est à la musique.

    *

    Aucun projet. Seulement le rythme et ses déclinaisons.

    *

    Voir la pensée prendre forme sous sa propre main constitue une expérience sans équivalent. Par le travail de la main s’abolit toute distance entre le désir et son objet. Encre et pinceau sont les agents d’un toucher aérien. Ce n’est jamais le peintre qui met un point final à l’approche mais l’objet même du désir. Ce qui manque à la substance constituée de l’œuvre se trouve compensé par le suspens que celle-ci produit en ne s’accomplissant pas. La manière d’un artiste exprime le style de son approche. Lorsque l’intention investit le geste, elle en devient l’élan. Sans crainte ni hâte, il ne reste plus qu’à se conformer au rythme qui commande déjà au pinceau.

    *

    Tout est rythme, scansion. Et tout est vu, saisi en plein vol.

    *

    Ce que la peinture écrit, elle ne le nomme pas mais elle le pense à la manière du poète qui use de toutes les ressources de la langue et fait sourdre à nouveau l’originelle saveur du mot. La main est là, animant d’invisibles remous, communiquant à l’ensemble du corps l’écho d’une présence obscure et cependant familière.

    *

    Je peins sous l’impulsion de ce qui écoute et cherche en moi le sentier de son propre espace, espace qui telle une calligraphie en cursive se déroule et dévoile une double intimité.

    *

    Chaque jour je constate que l’élan qui m’anime n’est pas tant inspiré par le désir d’exprimer ce que je ressens que par celui d’apprendre. Le suprême bénéfice de l’action de peindre est que l’on conduit à tout observer dans le détail. Le regard chaque jour se tourne vers la rive et s’émerveille de pouvoir l’explorer. L’action de peindre produit un dépôt à la surface duquel vibre la présence du vivant.

    *

    Bien voir, c’est bien entendre. Et bien entendre, c’est entendre au-delà de l’audible.

    *

    Dans une peinture c’est l’émotion qui constitue le liant, non l’émotion combustible du regard, mais l’émotion dans la peinture.

    *

    Je peins ce qui remonte de mon œil, et ce qui remonte de mon œil remonte de mon pied.

    *

    Le trait de pinceau doit marquer la présence, désigner plutôt que cerner.

    *

    Il y a un mot pour unir de façon immuable vide et plein : espace. »

     

     

    Claude Margat

    L’horizon des cent pas

    Encres de Claude Margat

    Calligraphies de François Cheng

    Textes de Élisabeth Clément, Claude Louis-Combet, Bernard Noël, Claude Margat

    Entretiens avec Jean-Michel Bongiraud, Jean-Luc Terradillos, Jean-Paul Auxeméry

    Coll. Les Irréguliers, éditions de la Différence, 2005

    On peut écouter & voir avec profit : https://www.youtube.com/watch?v=KM1MODCix2A