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Poésie

  • Constantin Cavafy, « Corps, souviens-toi »

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    « Souviens-toi, souviens-toi non seulement de l’ardeur

    Avec laquelle on t’a aimé, non seulement des lits

    Sur lesquels tu t’es étendu, mais aussi de ces désirs

    Qui brillaient clairement pour toi, qui tremblaient

    Dans la voix et qu’un obstacle quelconque a rendus vains.

     

    Aujourd’hui que tout cela appartient au passé,

    Il semble presque que tu te sois abandonné

    À ces désirs, corps. Souviens-toi comme ils brillaient

    Pour toi, dans les yeux, et comme ils tremblaient,

    Pour toi, dans la voix ; souviens-toi. »

     

    Constantin Cavafy

    Poèmes

    Présentation et texte français par Henri Deluy

    Fourbis, 1993

  • Kamo no Chômei, « Que le vénérable Jôzô faisait voler son bol »

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    Celui que l’on connaît sous le nom de Vénérable Jôzô*, le fils de l’auditeur Miyoshi no Kiyotsura, était un ascète exceptionnel. Sur la Montagne, il pratiquait la technique du bol et vivait donc en faisant voler son bol**, lorsque, un beau jour, celui-ci revint vide, tout seul, sans rien dedans. Jôzô jugea cela étrange, mais la chose se renouvela trois jours durant. Fort surpris, il se dit : Que peut-il bien se passer sur sa route ? Allons voir ! et, le quatrième jour, il alla se poster sur un pic, du côté où allait son bol ; or, tandis qu’un bol qui lui semblait être le sien s’en revenait des parages de la capitale à travers les airs, voilà qu’un autre bol arriva, cette fois de la direction du nord, le rejoignit, en transvasa le contenu à son profit et s’en retourna d’où il venait. Voyant cela Jôzô se dit : Voilà qui est fort troublant. Et pourtant... Puis : Qui donc peut posséder une technique qui lui permette de subtiliser ce qui est dans mon bol ? C’est le fait d’un homme considérable. Allons voir ! Grâce à des rites appropriés pratiqués sur son bol vide, il partit à sa suite, bien loin en direction du nord, se frayant une route à travers nuées et brouillard.

    Alors qu’il estimait avoir parcouru cinq à six lieues, il arriva au fond d’un vallon, dans un endroit frais et plaisant où le vent bruissait dans les pins, devant un rustique ermitage de six pieds de côté. Sur les pierres qui tapissaient les abords poussait une mousse verte, un clair ruisseau coulait près de la hutte. Il regarda à l’intérieur : un vieux moine émacié, décrépit, se tenait là tout seul ; appuyé sur son accoudoir, il lisait un sûtra. Pour sûr, se dit Jôzô, ce n’est pas un homme ordinaire. Ce qui s’est passé doit être son œuvre. Sur ces entrefaites, l’autre le vit et lui dit : « D’où venez-vous ? Comment êtes-vous arrivé ? C’est qu’on ne vient pas ici comme ça... —Voici ce qu’il en est, répondit Jozô. Je suis un ascète qui vit sur le mont Hiéi. Faute de moyens pour assurer ma subsistance, c’est en faisant voler mon bol que ces temps-ci je me consacrais à mes exercices. Or, il y a quelques jours, est arrivée une chose des plus étranges, si bien que je suis venu vous exposer mes doléances. » À quoi le moine répondit : « Je n’y comprends rien, mais cela est bien fâcheux pour vous. Je vais me renseigner » et, à voix basse, il appela. Aussitôt, de derrière l’ermitage, quelqu’un répondit et parut. C’était un gracieux éphèbe âgé de quatorze à quinze ans, vêtu d’un splendide habit à la chinoise. Et le moine de l’admonester : « Ce que me dit cette personne, serait-ce un de tes tours ? Voilà qui est de la dernière inconvenance. Que je ne t’y reprenne plus ! »

    À ces mots, l’éphèbe devint cramoisi et s’en retourna sans un mot. «Maintenant que je lui ai dit son fait, reprit le moine, il ne recommencera pas. »

    Fort troublé, Jôzô allait se retirer, quand le moine lui dit : « Venir d’aussi loin en vous frayant une route a certainement dû vous coûter bien de la peine. Veuillez attendre un moment. Permettez-moi de vous restaurer. » Et, à nouveau, il appela. Un éphèbe de même allure que le premier répondit et se présenta. « Cette personne est venue de loin. Sers-lui quelque chose qui puisse lui convenir ! » À ces mots, l’éphèbe se retira et revint avec un plat de béryl où étaient disposées quatre poires de Chine qu’il avait pelées, le tout sur un éventail en fines lattes de bois de cyprès. Invité à se servir, Jôzô en prit une et la mit dans sa bouche. D’un goût délicieux, on eût dit le nectar céleste. Il lui suffit d’en manger une pour que son corps fût rafraîchi et qu’il sentit ses forces lui revenir. Alors il reprit, à travers les nuées, le chemin du retour, mais comme la route lui avait semblé fort longue, il oublia par la suite où il était allé. Il raconta que l’ermite n’avait pas l’allure d’un homme ordinaire, qu’il devait être de la race de ceux qui, en lisant le Sûtra du Lotus, se muent en Immortels. »

     

    * Jôzô (891-964) est connu pour ses pérégrinations ascétiques et ses pouvoirs surnaturels. Son père Miyoshi no Kiyotsura ou Kiyoyuki (847-918) était un éminent lettré.

    **Les ascètes doués de facultés exceptionnelles se nourrissaient en envoyant leur bol à travers les airs mendier leur nourriture.Le bol faisait partie des dix-huit objets qu’un renonçant avait le droit de posséder.

     

    Kamo no Chômei

    Récits de l’éveil du cœur

    Traduit du japonais et commenté par Jacqueline Pigeot

    Le Bruit du temps, 2014

  • Thomas McGrath, « Lettre à un ami imaginaire »

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    « La lune engraisse puis faiblit. Dans les belles flambées de bois

    L’hiver se consume. Un jour nous nous trouvons dans le blizzard

    Totalement aveugles dans le blanc crissement de la neige ­—

    Un moment dans la pure fureur de la saison — ­l’instant d’après,

    (Sans que le vent mollisse jamais ou que la tempête s’interrompe)

    Le blanc a viré au noir et la rage absolue de la poussière

    A fichu le jour sous un couvercle.

                                                         Le Montana...

                                                                               Le Saskatchewan

    Balayés au-dessus de nos têtes

    Enterrés vivants debout...

                                                                        Ne cessant pourtant de marcher.

    Sainte Vierge quel printemps abracadabrant !

    Hiver oxymorique ! Anagogie de la neige,

    Saison de dégénérés, preuve du Péril Rouge 

    Vitesse initiale six fois celle de la lumière —

    À l’époque tu peux te retrouver à fouiller un nid de poule

    Où un cheval ou un tracteur a pris l’eau puis coulé,

    T’es dans l’eau jusqu’aux fesses, sous la pluie qui plus est :

    Une rafale de poussière dans la gorge, on dirait une poignée de verre ­—

    Et encore, c’est pas tout, car t’enfonçant le chapeau sur la tête

    Y a les fermes vagabondes du nord : Montana, Saskatchewan,

    Avec les fermiers encore dessus, joyeusement en train de labourer,

    Quinze centimètres au-dessus de ta tête...

     

    Et encore y aurait pire, mais les voilà qui chantent.

     

    Donc le printemps ne vient pas. Vient pas pendant dix ans...

    Simple panne de lumière dans les ports rouillés du soleil

    Bloqués par les glaces.

                                            Mais mon souhait est de prendre le large.

    Appelé par quel oiseau ? Vers quel col d’altitude, dans la nuit,

    Dans le vide lumineux de mon avenir ? De ce chapitre blanc

    Qu’est-ce que j’espérais ?

     

    Dans le soir de neige, revenant des collines

    Ou rentrant à pied à la maison passé minuit sous une lune tourmenteuse

    Je trimballe mon chagrin d’airain, une faim inextinguible,

    Qui n’a pas de nom.

                                                  Debout dans la parcelle nord,

    Sans aucune tradition pour me réchauffer, j’exige un nom,

    En quête d’un mot pour l’Ici et Maintenant... pour clouer son cuir à la grange…

    Il me faut voyager...

     

    L’exil commence tôt dans mon pays

    Bien que la communauté des doux coupeurs de bois ne soit jamais si vaste, si chaleureuse.

     

    Dans la langue de l’eau point de mot pour le feu.

    Ainsi je portais partout mon angoisse comme un poème coulé

    Dans le bronze :

                                           Là où se formait le vert-de-gris comme mousse sur un menhir,

    Et parfois je lisais son nom dans l’arbre fluide du nord,

    La rivière de minuit de la lumière boréale.

                                                                       Dans la stridence de la neige

    Et le chant de fer des roues des chariots de gravier

    Là où les fermiers de la Work Projects Administration entretenaient les routes

    Parfois il me semblait l’entendre.

                                                        Immortelle

    Solitude

                                                                         Formes des ténèbres

                                                                                                         Froids

    Compagnons.

     

    C’est cette chanson-ci que me chantait la lune, lorsque je rentrais dans la nuit.

    Et les langues glacées des étoiles.

     

    Après Noël

                     Me laissant porter

    Vers le Verseau...

                             — Son chant me menait au sommeil.

    Là-bas dans les collines un coyote isolé...

                                                                      aboyait ses laudes... »

     

    Thomas McGrath

    Lettre à un ami imaginaire

    Traduit de l’anglais (USA) et présenté par Vincent Dussol

    Éditions Grèges & Librairie Le Livre, 2023

  • Claude Esteban, « Au plus près de la voix (extrait) »

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    « Peut-être que l’écriture qui est la nôtre nous enferme sans issue dans un espace à deux dimensions. Peut-être que la page écrite, fût-elle raturée, offerte à d’autres signes plastiques ou idéographiques, demeure un piège auquel on feint d’échapper sans jamais y parvenir. Mais si notre regard ne parvient pas à se détacher du livre et de ce qui est là consigné, il importe, du moins, que l’œil écoute, ainsi qu’il fut dit une fois, et que l’oreille s’arrache à sa torpeur. Il nous faut restituer à la voix, celle qui murmure secrètement sous le couvert des lignes, quelque chose de son tremblement, de sa teneur unique, de sa fragilité aussi bien. Par-delà ou en deçà du discours, ce réseau de significations qui ne renvoie qu’à sa propre logique, la voix est véritablement un geste de la parole, un élan vocatif tourné vers l’autre, une question ouverte, offerte au dehors. Oui, tout autant que l’apparition du visage pour Emmanuel Levinas, la voix qui se devine dans le poème, c’est encore le corps de l’autre, tel qu’il m’apparaît et qu’il sollicite de moi que je le découvre dans son altérité fondamentale, étrangère et cependant garante de ma propre identité. Le poème, ainsi entendu, au sens premier du terme, devient le lien d’un face-à-face entre le Tu et le Moi, non plus sous le signe de la défiance et de l’opposition, mais sous les espèces d’une sorte d’assentiment qu’on pourrait appeler la justice ou, du moins, la justesse de l’esprit. Et Levinas dit encore, à propos de Paul Celan, de cette marche harassante entre l’espoir et la nuit : « Comme si, en allant vers l’autre, je me rejoignais et m’implantais dans une terre désormais natale ». Sans doute est-ce là se laisser entraîner vers quelque horizon qu’on estimera par trop improbable, mais le livre qu’on ne quitte pas des yeux, le livre de poèmes, ne peut-il, aujourd’hui ou demain, redevenir cet « instrument spirituel » dont Mallarmé pressentait l’imminence ? Instrument spirituel et matériel tout ensemble : virtualité d’une musique, unisson du sensible et des signes, pierres légères sous les pas d’Orphée. »

     

    Claude Esteban

    Ce qui retourne au silence

    Farrago, 2004

  • Joël Vernet, « La parole imprenable »

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    « On cherche la première phrase, non pas celle d’un livre mais celle de l’enfance, sous la poussière des jours, on cherche le premier mot, comme c’est bizarre, celui qui ouvrira la porte close de notre cœur. On a grandi, au fond, sans le secours de personne, les jours se sont ajoutés aux jours, l’hiver s’est emparé de notre cœur, notre visage a blanchi, on s’est mis à dénombrer les morts autour de nous. Tous ces morts, ils furent des amis ou des inconnus. On les croisait parfois, le soir, penchés déjà au bord de leur nuit ou confiants en l’été qui pénétrait jusqu’ici, dans les villes. On les voyait allant deux par deux ou seuls, s’en allant dans le dédale des rues, leur enfance morte entre leurs bras, s’en allant en silence ou avec quelques mots d’amour qu’ils savaient encore dénicher tout au fond de leur cœur. Ils les offraient ainsi à l’air d’un soir, à ces heures d’abandon, à l’enfant qui les précédait de sa course, égarant ses rires et ses jeux dans les temps des promenades. Une inquiétude se dessinait peut-être dans le ciel de leur vie. Mais il ne sert à rien de s’inquiéter, on peut chasser toute inquiétude, on peut chasser l’automne de cette vie, avec ses feuilles sans destin et ses premiers vents, avec ce froid si sec sur les lèvres des anges. L’inquiétude s’en va, on ne sait pas pourquoi, on ne sait pas comment, cédant la place au désert de l’encre, à la merveille de la page. On écrit, on rêve sous la pierre de l’inquiétude. On empile des pages et des papiers froissés, on envoie quelques lettres, on contemple les astres d’une nuit éternelle. On s’en va dehors goûter à la beauté des chemins, des feuillages. Une intuition resurgie de l’enfance : l’on pourrait écrire durant toute une vie sur les choses délaissées, sur les fermes abandonnées, les clôtures éventrées, les jardins assaillis d’herbes folles. Il y a là une matière unique, émouvante. Celui qui œuvrerait ainsi, à la gloire du silence, n’aurait pour principe qu’un seul but : l’errance, le désœuvrement face à la beauté du monde, au désespoir des jours. Des lieux sans destin dresseraient leurs pierres sur ses pages, les vents audacieux des saisons composeraient les phrases, une à une, les visages d’inconnus défileraient, le soir, dans la très haute chambre, juste pour voir, juste pour entendre la parole imprenable, la parole souveraine qui sommeille en chacun. Il n’y aurait pas de récit, pas de roman, non, rien de tout cela, juste l’or d’un poème sous les doigts d’un enfant. »

     

    Joël Vernet

    Lâcher prise

    L’Escampette, 2004

  • Carolus L. Cergoly, « Se promener en ville »

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    « Se promener en ville

    Aux couleurs du soir

    Fraîchet

    C’était pour moi

    Jouir de la vie

     

    Je scrutais les vitrines

    Ainsi l’habillerai-je

    De ce velours violet

    Et je la pensais

    Seule

    Dans le petit salon

    À lire son Rilke

     

    Je me promenais dans les rues

    Une rose

    À la bouche

    Les gens pressés

    Me regardaient

    Comme si j’étais Dragon

    Nul ne me pensait

    Peut-être qui sait

    Poète

     

    Et je me blottissais

    Dans mon manteau

    Mes mots

    Secrets délicats

    La rose à la bouche

    Seule les comprenait

     

    Volants et dentelles

    Fleurissaient sur le manteau

    Rose amoureuse

    Rose douloureuse

    Et j’allais de l’avant

    Serré dans mon manteau »

     

    Carolus L. Cergoly

    Ponterosso — poésies mitteleuropéennes en lexique triestin

    Traduit par Laurent Feneyrou & Pietro Milli

    Postface de Laurent Feneyrou

    Triestiana, 2024

  • Bernard Manciet, « L’enterrement à Sabres, chant LXX »

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    © Jean-Louis Duzert

     

    « Peau d’agneau peau d’agnelet

    coups de bâton coups d’aubépin

    je t’écorche agnelet blanc »

    clameur de cette rosse de vieillerie

    « soleil au soleil peau de matin

    peau de hérisson peau de laine

    peau de brebis peau de chagrin »

    la vieille piailleuse écorche le soleil

    « coups de baguette peau soufflée

    je te jetterai derrière la mer

    peau de châtaigne peau de bélier

    le Chien Noir te mangera

    le Chien Blanc te séchera »

    clame la vieille écorcheuse

    « j’ai dit soleil et soleil j’ai dit

    qui contient des soleils tant et plus

    et qui te sont d’autres soleils

    soleil entier à coups de coudrier »

    dit-elle encore

    « dans toi mon tournoiement de tuiles

    nos orgueils dans je ne sais quoi

    ce Dieu tout en lambeaux

    dans le soleil mes entrailles je dis bien mes entrailles

    et les pampres de mon sang

    et ma jeunesse et le monde ma jeunesse

    lorsque je t’écorche tu fais remonter le rouge le rose

    sans toi il n’y aurait pas de Dieu »

    dit la vieille qui cogne dessus

    « sois soleil mon enfant ! et Dieu soit Dieu

    de soleil cœur de cœur un corps corps de corps vivant

    peau d’antenoise peau d’agnelle

    amen : un soleil chamaillé

    Dieux et coups une belle rixe

    bel enfant vert – je dis et je l’ai dit –

    odeur de feu »

     

    Bernard Manciet

    L’enterrement à Sabres

    Traduit de l’occitan par l’auteur

    Mollat éditions, 1996

  • Pascal Quignard, « Refugium »

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    © : CChambard

     

    « Soudain j’en suis sûr. Je le sais. Je n’ai plus le choix. Il faut que j’aille travailler là-haut. Il faut que je me sépare de ceux qui sont en bas. Il faut que, dans l’impatience d’être seul, je saute hors du monde.

    C’est comme le hourvari dans la forêt : Le chevreuil anxieux soudain saute hors de la voie pour ne plus être repéré, pour ne plus être pourchassé, pour ne plus être sonné, pour ne pas mourir.

    « Là-haut » est une petite chambre sous le toit. Ce n’est qu’un matelas d’enfant de quatre-vingts centimètres de large sous un Velux. Et ce n’est qu’un vieux corps nu qui, chaque jour, au milieu de la nuit, se glisse sous le drap, se glisse sous le ciel, se glisse sous la lune, se glisse sous les nuages qui passent, se glisse sous l’averse qui crépite. Si un jour je ne me rends pas là-haut, si un jour je ne me retranche pas des autres hommes, des malaises surviennent et l’envie de mourir remplace l’envie de fuir. Si je vais ne serait-ce qu’une seule heure là-haut, dans mon lit de silence, ne voyant que l’immense profondeur céleste par l’espèce de chien assis qui offre sa lumière à la page, mes maux se dissolvent, la paix gagne, l’âme s’ouvre, je ne souffre plus de rien, je m’oublie, l’intérieur de la tête non seulement se dégrise mais s’effrite, mon âme devient transparente, translucide, sinon lucide, sinon devineresse.

    Siècles, familles, enfants, nations se dissolvent là-haut.

    Page du ciel toujours lisible entre les tuiles et les rebords de zinc.

    Les nuages aux mille formes qui défilent au travers de ce rectangle - de ce petit templum qui ajoure le plafond et qui perce le toit - projettent leurs ombres sur la feuille de papier, sur le plancher de bois blanc, sur la blancheur du drap, même sur la couverture de laine polaire légère.

    Ce lieu, ce mouchoir de lieu, ce sudariolum de lieu, changer la bouteille d’eau, changer l’ampoule nue qui pend au bout de son fil qui éclaire admirablement la page lue ou la page qui s’écrit, laver les draps, les petites boîtes contenant les recharges d’encre par terre pour les stylos, faire le ménage, chaque dimanche, au terme du travail, comme une pauvre messe, au moins laver avec une éponge imprégnée d’eau de Javel le sol de lattes blanches pour le plaisir des petites narines retroussées des chats qui en assurent l’inspection méticuleuse à chaque crépuscule, travailler dans ce lieu, rendent ma vie nécessaire, plus modeste, plus désenténébrée, plus offerte, plus simple.

    Ma vie devient plus claire tant elle se fait plus simple, mon corps plus maigre se fait plus absent, mon esprit plus vide, plus avide. »

     

    Pascal Quignard

    Mourir de penserDernier royaume IX

    Grasset, 2014

     

     

    Pascal Quignard est né le 23 avril 1948.

  • Sylvie Durbec, « W. G. Sebald, Fugue »

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    Dessin de François Ridard

     

     « Tandis que nous restons assis sous la lampe, à la table de travail, perdus dans des réflexions errantes, les livres continuent à se taire sur les étagères autour de nous. Le silence des bibliothèques, la nuit, que de rares fantômes borgèsiens visitent, la vastitude sonore de la Grande Bibliothèque évoquée par Sebald à la fin d’Austerlitz nous reviennent en mémoire. Les livres parlent la langue des existences perdues et la conservent intacte. Tout ce qu’ils racontent, tout ce sur quoi ils réfléchissent, les bombardements acharnés sur Hambourg et Dresde par exemple, tous ces lieux perdus, qu’en faisons-nous tandis que la nuit tombe et que de rares voitures passent à toute vitesse devant la maison en éclaboussant les murs de lumière ? Est-ce que je possède une seule photo de la gare de Saint Dalmas de Tende pour prouver ce que je raconte à son propos ? Ai-je à ma disposition autre chose que des fragments disparates pour tenter de raconter des histoires ? Récemment ne m’a-t-on pas reproché d’avoir une écriture trop morcelée, trop fragmentée ? Mais, ai-je eu envie de répondre, comment une femme aux origines si dispersées pourrait-elle écrire un livre d’une seule coulée, elle qui, depuis l’enfance n’a obtenu que des bribes, des éclats, des quartiers d’existences, à la manière des collages de Max Ernst où jamais une image unique n’est à l’œuvre, oui, comment? Il ne s’agit pas de se disculper. Ce que raconte Sebald de Ferber par exemple ne peut que m’inciter à reprendre la vie des Rosselini venus d’Italie pour s’installer à Marseille, des émigrants eux aussi, la course du petit chien blanc qui me poursuivit en aboyant avec férocité au sortir de chez eux dans la traverse des Polytres (je ne sais toujours pas aujourd’hui quel est le sens à donner à ce mot, Polytres) tandis que j’habitais au 18 achélème des Tilleuls, à Saint-Jérôme, dans le treizième arrondissement de Marseille, sentir aussi le goût du lait chaud et son odeur, que la religieuse servait aux enfants dans le réfectoire de l’école où je fus élève jusqu’en 1968, dans un bol en pyrex qui restait brûlant, parce que Mendès-France avait fait voter une loi pour enrayer le défaut de calcium chez les enfants nés après la guerre. Les Rosselini parlaient italien entre eux et lisaient le Corriere della Sera, ce qui me ravissait à cause des illustrations dramatiques qui se trouvaient en couverture et des mots étrangers. Que faisaient-ils en France ? Elle était couturière et lui, menuisier, Marie et Joseph en quelque sorte. Ils avaient un tout petit jardin et des poules. Où était leur Jésus ? Ils sont morts. J’ai trouvé chez ma mère une carte postale datant de l’exposition universelle à Turin, en 1911. L’homme qui écrit est désespéré, il n’a pas trouvé dans la ville le travail qu’il espérait et recommande à son destinataire resté à Marseille de ne surtout pas le rejoindre en Italie. Lui et son destinataire sont morts aujourd’hui. Était-ce un membre de la famille Rosselini ? Tous sont morts. Comme est mort le fils d’Henriette, et mon grand-père et tout le monde. Sauf moi, serais-je tentée de dire. Sauf Sebald, pourrais-je ajouter. Trois de ses livres sont sur mon bureau et j’en ai commandé deux autres chez la libraire qui les aura bientôt, apaisant ainsi ma terrible angoisse depuis que je sais que Sebald a disparu dans un accident de voiture “stupide” et qu’il n’écrira plus de nouveau livre. Dans la notice biographique qui ouvre Vertiges, il y a deux phrases bizarres. Au début il est dit que Sebald “vit et enseigne la littérature à Norwich” et un peu plus loin, que “W.G. Sebald est mort en décembre 2001”. Comme si un Sebald continuait à enseigner la littérature à l’université et l’autre, le mort, avait terminé son existence. Est-ce que ça voulait dire que si on se rendait à Norwich, on pourrait rencontrer Sebald vivant, le professeur continuant à exister tandis que l’écrivain aurait péri définitivement ? Par exemple, on pourrait le croiser marchant “à trois ou quatre milles au sud de Lowestoft”, menant ainsi la vie ordinaire d’un professeur épris de randonnées et d’érudition. Cette notice m’a plongé dans le trouble assez durablement. Pouvait-on exister et être mort en même temps, comme dormir et vivre ? Même bizarrerie dans la notice qui ouvre Les Anneaux de Saturne. Ainsi, pour moi qui le découvrais, Sebald appartenait à une espèce unique, en constant mouvement, entre la vie et la mort, entre présence et absence. Et au premier chef ses livres, qui étaient eux aussi affectés de cette ubiquité, mêlant le passé au présent, l’oubli au souvenir, une langue à une autre, un pays à un autre. Livres de marche, comme d’autres le sont de prière ou de contemplation. Depuis, j’ai appris par son éditrice, M.W., que d’autres livres existaient, non encore traduits ou sur le point de l’être, et j’en ai éprouvé un vif soulagement. Elle m’a montré un exemplaire d’un texte poétique écrit par Sebald, qui évoque un voyage en Corse, et j’ai été, pendant un bref instant, tentée d’apprendre l’allemand pour être en mesure de le lire, parce que j’avais pu déchiffrer le titre. Mais j’ai renoncé très vite. Tant de choses me retiennent, tant de choses que je n’aurais pas le temps d’accomplir ou d’achever, l’apprentissage d’une langue étant au nombre des exploits impossibles à réaliser, ce que j’ai pu constater lorsque j’ai essayé d’apprendre le portugais à cause de Fernando Pessoa et de l’Alentejo. Mais c’est une autre aventure qu’ici je veux écrire. Marcher pour une infirme de la langue est une sorte d’exploit. Marcher dans la langue-territoire de l’autre, y faire des incursions, des razzias, ramenant vers soi un butin toujours nouveau, words, words, et ensuite se fabriquer pour la route un bagage, un havresac contenant toutes les phrases de Sebald imprononçables pour moi, la vie de Grunewald after Nature, toujours écrire comme on respire, comme on ingurgite un morceau de pain quand on a faim, à la va-vite, presque trop naturellement. Et maintenant, sur le bureau de Vollezele, marcher devient de l’écriture, et du tremblement. »

     

    Sylvie Durbec

    « W. G. Sebald, Fugue »

    in Fughe

    Propos2éditions, collection « propos à demi », 2015

    http://www.propos2editions.com/1/fughe_2615364.html

  • Jeanne Gatard, « DE L’ART, S’ESQUIVER »

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    « De l’art s’esquiver, même si l’art s’esquive lui-même autant que l’hippocampe de la mer s’esquive à paraître indifférent, non, discret, distrait peut-être ?

    Cheval du jeu, échec ou roi roux, l’hippocampe, ange ambigu des eaux, se sauve jouant la diagonale. Racé, il survole les cases, les évite en vrai dandy des mers. On ne sait de quel petit monstre il garde élégance et silence. Il a l’élégance de l’esquive.

     

    L’esquive, avec cette élégance vers la grande inconnue serait pour le dévoilement d’un coup. Mais pourquoi la plus courante des choses sous le banal des jours, émerveille-t-elle tout à coup ? C’est l’émerveillement subit, même devant le plus connu, celui que nos mères nous montraient sur le Pont le long du quai.

     

    Tout balayer avec la gomme idéale, arrêter ce qui hurle et garder le sacré du silence, son dieu Harpocrate, distiller là où le temps n’a prise, miniatures et riches heures. Concentrer le tir vers un point mental sur échafaudage.

    Garder l’émotion sur le fil, sur la colonne de Siméon, funambule sur le fil. Y retrouver l’attention du moine peintre d’icônes.

     

    Le funambule de l’à-peine, inscrit pour ces instants qui tentent de voir un brin d’affinement de quelque lumière, tandis que les siècles d’art traversent, poussant ces instants.

    Faire des lignes une seule, au plus juste, que des couleurs aiguisent pour attiser la paix partant du corps et arriver à la paume.

     

    La ligne de cœur,

    ligne du vif,

    se précise,

    s’aiguise,

    s’incise

    arrive

    au fil

    fin.

     

    La très jeune femme est déjà là, dans ce fil. Ses sandales fines glissent sous cette porte, les chevilles maigres à peine touchées par le bas d’une robe de soies légères.

    Le grand marin l’a-t-il vue, tant emmêlé dans ses siècles.

    D’un siècle l’autre, toujours quelques péripéties pour attraper le ciel.

    Embarqués dans une époque qui se cherche, toujours au bord d’un vaste cassage de gueule, où se niche le ciel à vif sur les rues, les forêts et les sables ?

     

    La pudeur dit en sourdine, dit en force, préserve, protège encore cet amour formidable qui fait la vie, la suscite, la relance. En sourd, discrètement farfelue, un peu silencieuse une émotion qui mine de rien est le fond des sentiments qui continuent à se tisser sur les tables en silence pour tenter d’inscrire du léger.

     

    C’est l’assis face au debout, l’à peine face à l’époustouflant, ce qui se tait face au criard.

    Le bruit n’effacera jamais le murmure continu plus ténu sur les tables. Des fusées ne s’en échappent pas, mais en monte une lumière qui retient du feu.

    A travers des régions malhabiles, des trappeurs moins aguerris continuent à grimper mains nues les roches plus arides.

    La question ouverte infiniment conjuguée et s’articule.

     

    La poser point à point en brodeur qui compte, le faire plus que le dire, à la pointe du crayon.

    Dire met sur la pointe.

    Tenter d’inciser ce cela même qui peut animer l’instant d’un petit air d’éternité, a cet air fin là, même s’il n’est que dans la tête.

     

    Les portraits sur fond cæruleum intense de Cranach

    restent suspendus du côté du cour qui s’en fend.

     

    Il y a plus, encore plus dans ce que l’on ne sait.

    À travers ce fichu trajet qui nous y amène, s’engrange une pyramide d’émotions.

     

    On fait son tour, toujours à court,

    on repart plein, grelottant.

    Né nu, on repart nu.

    Une part ineffable va où elle ne sait, ouvre de l’inconnu limpide. Le face à face avec le papier, plage de blanc un peu ivre, plonge sans mémoire pour défricher ce qui bouge de vent dessous.

    Les décalés du temps, s’évadent en connivence avec les siècles, dans la lisière, large plaie blanche de sable, longue plaie le long des murs qui traverse le fil de l’histoire des villes.

    Eux sautent ces murs de la honte.

     

    Aller dans le brut de briques délitées, salpêtre érodé, poussières, pentes de cendre d’où l’on ne redescend, vers l’impalpable du bleu joyeux par là-bas, vers les chants d’un orchestre malhabile. »

     

    Jeanne Gatard

    Laps

    Tarabuste, 2020

    https://www.laboutiquedetarabuste.com/doute-b-a-t-poesie.b/s419819p/Jeanne-GATARD-Laps

  • Hanz Magnus Enzensberger, « V. M. M. (1890-1986) »

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    DR

     

    « Le souffle court, sous le pommier en fleur

    derrière la datcha, glisse d’une fesse à l’autre,

    sur son fauteuil d’osier, Viatcheslav Mihaïlovitch,

    le survivant. En retraite, en retraite, en retraite.

     

    Il est vrai que son cul de plomb n’est plus

    ce qu’il était. Seul à sa chaîne de montre,

    le taille-crayon rappelle les années radieuses

    du Politburo. Il rumine, fait craquer ses doigts.

     

    Un bolchevik insignifiant : groupe des “chimistes”.

    J’ai moi-même été en prison ! (Justifications.)

    Pour la révolte, pour la mort, prêt. De tous les côtés des souvenirs.

    Les faits, mais ils ne sont que propagande, rien d’autre.

     

    Par exemple autrefois la Chancellerie du Reich, la pluie

    de novembre battait aux fenêtres. L’amitié entre nous

    est cimentée avec du sang. A-t-il vraiment dit cela ?

    Toasts éditoriaux mémorandums : l’histoire ?

     

    une histoire ? Qui pourrait faire la différence !

    Qui pourrait la retenir ? Bourdonnement des mouches

    dans les arrière-salles et dans les cellules. Au procès-verbal :

    Rebut. Chien enragé. Charogne dangereuse.

     

    Sa propre femme, comme toutes les autres, déportée :

    Avait-elle les yeux verts ou marron ? Et les enfants ?

    Insignifiant : qu’est-ce que ça signifie ? Lavette !

    criait Lénine. Une momie assise au soleil de mai.

     

    Bourdonnement des mouches comme toujours. Survivant, en mémoire.

    Somnolent, en conserve. Dans ses rêves,

    il confond arrêts de mort et devoirs à faire à la maison.

    Il a toujours été un bon élève. Il n’y a qu’en anglais

     

    qu’il a baissé. Cocktail par exemple : un mot étranger,

    incompréhensible. À ses oreilles qui entendent mal

    ne gronde aucune détonation. Craquements de doigts.

    Il écoute. Serait-ce les mouches ? Avec lenteur

     

    reviennent les délicates Études, Rêverie, Un sospiro,

    qu’il jouait autrefois à Kukarka,

    district de Nolinsk, anno mil neuf cent trois,

    plein d’expressivité et pénétré de nobles sentiments. »

     

    Hans Magnus Enzensberger

    Mausolée, précédé de Défense des loups et autres poésies

    Traduction de Maurice Regnault et Roger Pillaudin

    Préface d’Hédi Kaddour

    Poésie / Gallimard, 2007

  • Claude Royet-Journoud, « Pour énigme »

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    « 1

    la nudité est une histoire

     

    le naturel

    ce qui passe et ce qui

    limite l’air et

    sa puissance

     

    je change de jour

     

    2

    délicats contours

     

    voir

    ceci et cela

     

    tous se groupaient

    contre la mer

    l’image parlait

    sans parenthèses

     

    3

    fiction inattendue

    dans le studieux parcours

     

    le portrait

     

    la forme de la main »

     

    Énigme est le titre d'une section (vide) de État d'Anne-Marie Albiach, Mercure de France, 1972

     

    Claude Royet-Journoud

    Le Renversement

    Gallimard, 1972

     

    Bon anniversaire Claude Royet-Journoud — né le 8 septembre 1941.