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Poésie

  • Claude Louis-Combet, « Blesse, ronce noire »  

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    « Il n’est pas de mesure pour le temps quand celui-ci est tout entier suspendu dans son ouverture. On ne saurait compter ni en minutes ni en heures. On ne peut même que rêver, selon son propre cœur, sur la lenteur des gestes ou sur leur déchaînement, sur l’harmonie ou sur la déchirure. Frère et sœur, ils s’étreignirent. Leurs lèvres naissaient et renaissaient sans cesse les unes dans les autres avec une joyeuse intempérance. Les mains découvraient le corps dans ses retraits. Les langues passaient à leur tour où les doigts avaient œuvré. Ensemble, ils rêvèrent qu’ils n’avaient qu’une seule et même paire d’épaules, une seule et même paire de hanches. Avant de savoir quelle houle les brasserait, ne fût-ce que cette seule fois pour toute leur vie, la jeune fille s’arracha une clameur rauque lorsque son frère la traversa et aussitôt elle se serra si fort dans ses bras, contre sa poitrine et contre son ventre qu’ils ne formèrent ensemble, un instant, qu’un même arc-boutant dans le déferlement de leur destin qui s’accomplissait ­­— une même compacité dans la douceur, une même abondance charnelle dans le plaisir, une même certitude sans pensée : que l’amour les tenait et qu’ils avaient eu la force de leur désir.

     

    L'homme demeura longtemps dans la femme. Il aurait voulu ne jamais se retirer — et elle, rien ne l’habitait davantage que le rêve de rester ainsi, jusque dans le sommeil de la mort, ouverte et prise. Ensemble, ils avaient vaguement conscience que la déchirure se ferait sentir dès qu’ils seraient séparés et leur étreinte s’entêtait contre le temps, puérilement, dérisoirement, dans la cécité du premier bonheur. Ici, la tiédeur du sol et la torpeur des sens leur dispensaient un répit tel qu’ils n’en avaient jamais connu. Ici, leur était donné cet étrange sentiment d’état de grâce que procure le mal lorsqu’il fut résolument accompli. Il suffisait alors d’un mouvement — de cet inexorable mouvement de retrait, quand les corps se disjoignent, pour que l’angoisse accapare de nouveau le terrain tout entier des existences, qu’elle avait cédé, le temps d’un spasme et d’une effusion. Lui, il était allongé sur la femme qui l’enveloppait de ses membres et il éprouvait son bonheur comme une eau noire remontée de la profondeur du sexe et dans laquelle il flottait ni animal, ni végétal, ni humain — pure essence de confusion hors du temps. Et s’il ouvrait les yeux dans le vague de sa langueur, son regard se perdait dans la sombre chevelure éparse sur le sol. Il sentait, sous lui, la femme-sœur aussi vaste et lourde et secrète que la terre et que la nuit, et tout son cœur s’en trouvait rassuré. Et elle qui gisait par-dessous, incertaine de sa douleur et étourdie de son plaisir, toute remplie au-dedans d’une chair plus douce que la sienne, lorsqu’elle soulevait les paupières, elle devinait le pur ciel d’été par-delà le corps effondré de son frère et elle sentait, intact en elle et plus véhément que son cri, le désir qui l’avait conduite jusqu’ici, depuis le commencement, et qui ne l’avait jamais abandonnée : l’unique, l’insatiable, le désespéré désir d’éternité. »

     

    Claude Louis-Combet

    Blesse, ronce noire

    Corti, 2004

  • Claude Louis-Combet, « Mémoire de bouche »

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     « Comme les enfants finissent, infailliblement, par tout savoir, je savais bien qu’il existait des plantes carnivores, tout en force de lèvres et violence de succion. Mais sans avoir eu la chance de les rencontrer, je me reconnaissais en elles aux rêves que j’en faisais. Dans le demi-sommeil propice à ces révélations essentielles que la raison n’est pas de taille à accueillir, je me découvrais pétales de chair avide, tumescente corolle de désirs inassouvibles, bouche ouverte jusqu’à la moelle de sa tige et née pour des festins sans mesure. Ah ! terrible de lumière est la nuit d’entre-deux-rêves : je m’y sentais carnée, aux dimensions de la nuit, et tellement riche d’organes gustateurs et engloutisseurs que l’ombre n’était jamais assez épaisse et jamais assez durable pour épuiser les songes de mon désir. Sans doute m’approchais-je de Dieu. Je l’éprouvais comme une infinie puissance d’absorption, comme un vivant abîme qui, sans jamais en être comblé, avalait les millions et milliards d’existences individuelles, humaines et autres, et les tranches d’histoire et les quartiers de cosmos. Moi-même, si Bouche que je fusse, c’était en sa bouche que j’étais, c’était en sa bouche que mon destin se déroulait. Ma seule vertu, grandie avec la prière des sens, consistait exclusivement, tandis que les autres se laissaient dévorer sans le savoir, dans la conscience que j’avais (à mesure que, prenant mes distances à l’égard du monde, je me nouais plus solidement à moi-même) d’exister comme un élément infime – mais déjà magnifique – de la muqueuse divine. Aujourd’hui, ma foi n’a pas varié. Il peut sembler que, parlant de moi-même avec trop de complaisance, je (me) donne l’illusion d’une puissance et d’une perfection inaccessibles aux mortels ; que je me targue aussi d’une transcendante solitude, comme si je n’existais que pour moi et par moi seule. Or, loin de moi cette outrecuidance ! Que je l’affirme donc fortement et que cette affirmation demeure comme une référence constante à l’arrière-plan de mon propos : si je suis, si Bouche suis-je, je ne suis que l’une parmi l’infinité des papilles, à destin de goût, dans l’éternelle bouche de Dieu. Comme ces parasites de récifs dont le grain se confond parfaitement avec celui du granit nourricier, je suis devenue, par simple fidélité à moi-même, dans la gueule éternellement ouverte, éternellement désirante, du Seigneur de la destruction, la petite papille jouisseuse et délirante entre toutes et qui sait ce qu’elle est et qui ne craint pas de le dire. »

     

    Claude Louis-Combet

    Mémoire de bouche

    Collection La Fêlure, éditions de la Différence, 1979

  • Claude Louis-Combet, « Marinus et Marina »

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    « Les nuits, si brèves qu’elles fussent, dans la solitude de sa cellule, étaient, pour Frère Marinus, des moments de profonde misère. Longtemps, il fut hanté du désir de regarder son corps, d’en toucher les formes, d’en respirer les odeurs et comme de l’épouser et de communier à son essence par les gestes de la caresse... Comme tous les Frères, Marinus couchait dans la robe qu’il avait portée le jour, dans laquelle il avait transpiré et dont il avait éprouvé la rudesse dans toutes les activités de la journée. La nuit, en dépit de la fatigue qui le poussait au sommeil, le jeune moine ressentait la réalité de ce vêtement sur son corps comme une charge accablante et odieuse. Son ventre brûlait, ses seins étouffaient, toute sa chair tremblait de l’attente d’être retrouvée, reconnue, aimée, apaisée. Couché sur le dos ou recroquevillé sur lui-même, Marinus, hors de tout regard et délivré de la contrainte extérieure qui l’obligeait à tenir son rôle, n’était plus que Marina. Il était cette douceur de la peau, cette tendresse de tous les membres, cette rondeur obscure au-dedans de son ventre, à la fois close et ouverte, tendue et creusée, dont le sexe formait le signe étrange et fascinant. Autrefois, Marina ne se distinguait pour ainsi dire pas de son corps. Les fêtes intimes auxquelles elle s’adonnait, dans la clarté de la pleine lune ou au lever du soleil, accomplissaient sur un mode majeur ce que le bonheur quotidien d’exister n’avait cessé de préparer : un accord parfait de l’être avec son plaisir. Et c’était sans honte et sans remords qu’elle s’offrait aux puissances cosmiques dont la présence lui était tout aussi sensible, tout aussi proche qu’à d’autres moments celle du Christ, de la Vierge et des Saints qui emplissaient d’or et de couleurs tout l’espace de l’église. Sans le savoir et parce qu’elle obéissait spontanément à son désir, Marina, toute chrétienne qu’elle fût, perpétuait pour elle-même le vieux paganisme de sa race. Et il n’y avait là aucune source de conflit entre elle-même et elle-même. Cependant, depuis son départ pour Maria Glykophilousa, depuis que la parole d’Eugène s’était insinuée dans sa propre prière, quelque chose s’était brisé au fond de cette innocence. Et désormais, le corps de Marina, nié dans le monde des réalités claires, n’avait d’autre existence que nocturne et d’autre sens que celui d’une protestation d’identité. De Marinus à Marina, la distance s’était instituée et le désaccord était désormais consacré entre eux. Le désir et le plaisir qui, naguère, unifiaient l’être, à présent le dissociaient. Et le corps de Marina s’exaspérait dans sa propre douceur et la volonté de Marinus se durcissait dans le refus.

    Longtemps, Marina avait poli ses mains à l’aide de ces huiles parfumées, venues de Byzance et dont Irène lui avait appris l’usage. Et elle avait aimé tailler et limer ses ongles et les enduire de vernis bleu ou de paillettes d’argent. Et comme elle avait beaucoup rêvé sur elles et les avait exercées aux rites du plaisir, les mains de Marina avaient l’allure de hautes dames, très distinguées, avec lesquelles on doit prendre d’infinies précautions et qui, elles-mêmes, ne se dépêchent qu’aux actes subtils et aux délicats carrefours de la sensualité. Ces mains déliées pour les entreprises d’Eros et que bien des courtisanes eussent enviées, Marinus mit, à les dompter, une longue patience et un sens hautain de la privation. Il leur fit quotidiennement subir l’épreuve des rudes travaux de la vie monacale. Elles durcirent, épaissirent, se tannèrent dans les rapports de force qui les lièrent aux choses et dans la rigueur toute fruste des saisons. Peu à peu — mais ce fut une transformation qui s’étala sur le cours de plusieurs années —, elles se déshabituèrent d’aller quêter la tendresse du corps de la femme, elles prirent leurs distances non seulement par rapport aux points de plaisir les plus sensibles, mais par rapport à la totalité charnelle. Et la femme, ainsi que Marina l’avait pressenti dès le premier jour, n’eut finalement plus de mains. Ayant désappris la caresse, les mains de Marinus, cessant d’être en proie, furent en prise, dans l’empire sans ombre des outils, des ustensiles et des mille et une activités que les besoins du jour dirigent, hors de soi, vers le monde apaisant des choses claires.

    Dans le cheminement spirituel que fut, pour Marinus, le dépouillement de sa féminité, les sensations, sentiments, rêveries et préoccupations de toute sorte qui avaient trait à la menstruation représentèrent un obstacle majeur et comme un temps, rythmiquement renouvelé, d’hésitation sur soi-même, d’incertitude sur le sens de l’aventure et, par là même, de plus grande vulnérabilité. Au malaise physique et à la nervosité inhérents à cet état, s’ajoutaient, pour Marinus, la difficulté où il se trouvait de dissimuler cette expression irrépressible de son corps féminin et la nécessité de renforcer sa vigilance. Il lui fallait se procurer les chiffons nécessaires pour se protéger, il lui fallait ensuite les faire disparaître sans attirer l’attention des autres Frères. Et c’était, chaque mois, un temps de ruse et d’astuce — cependant que, dans la profondeur de son corps, son sexe de femme prenait une dimension de présence face à l’évidence de laquelle les résolutions les plus héroïques paraissaient radicalement compromises. Il y avait ainsi, régulièrement, un temps pendant lequel Marinus avait souci de son sexe, où il devait éponger, laver et, plus que jamais, occulter cette chair ouverte dans sa chair qui représentait désormais, dans la solitude de son secret, l’essentiel de son visage de femme. »

     

    Claude Louis-Combet

    Marinus et Marina

    Collection Textes, dirigée par Bernard Noël, Flammarion, 1979

  • Claude Louis-Combet, «  Miroir de Léda »

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    « Estivale, dans le ruissellement des parfums matinaux, la terre s’ouvre comme une vulve. La fibre des pierres écarte son rideau. Chaque brin d’herbe est une forêt ouverte où rôde une lumière en quête d’extase. Chaque tige se gonfle dans l’amour du soleil. Tout ce qui est s’érige — écorces de mélèzes, touffes de serpolet, digitales et jusqu’aux fragments de silex et jusqu’à l’eau bleue des cascades. Il y a, dans la zone étroite où s’échangent l’air et la terre, une tension qui fait de chaque chose le signe d’un désir et la promesse d’un spasme. Orgie de senteurs, le tourment végétal de la terre s’excède de sa propre danse : la sève charrie ses rêves de lourdeur vaincue, tiges et feuilles, fleurs et fruits entrent dans le soleil, tendus, ouverts, aux marches extrêmes de la jouissance. Si leurs parfums ne se répandaient en-dehors d’elles, les plantes crieraient de plaisir...

    Mais l’espace est l’exutoire de toute folie. Qui pourrait courir sans obstacle s’allégerait du poids de tous ses tourments. Et c’est ainsi qu’à se vider sans cesse dans le ciel blanc, la végétation recueille en elle toute la sagesse de la terre - sa foi tranquille dans le temps, son infinie patience à vivre les saisons, son obstination à chercher l’eau dans la pierre et dans le sable, sa profonde immobilité par-delà son agitation de surface... Et toujours dressée, toujours tendue. Son étalement ne renonce jamais à ce qui vient d’en-haut, à la lumière comme à la pluie. Et, tout entière, elle s’abandonne au délire des insectes — rumeur charnelle qui sourd de la pénombre des sous-bois et monte dans la vallée. C’est toute la richesse sensuelle de l’été qui s’accomplit dans ce concert — comme, vertical, c’est aussi le désir en l’homme de renoncer à l’humain, tant les abeilles ont pouvoir d’exalter à vibre d’ailes leur démence solaire. Violettes ou serties d’or vert, les mouches de midi râpent du cuivre : la joie de l’instant est torréfiée dans la violence des parfums. Joie debout. Joie à pic. L’abîme se crie clair. Le soleil étire ses ailes de rapace. Le ciel est malade de cymbales crues : il vibre au ras du sol par grands frissons métalliques. Juillet épines jardin. Juillet sur les cailloux aigus. Juillet sur les épines sèches. Juillet sur les chardons. Dans le jardin de Léda, au long des fils qui les tendent, les draps éblouissent. Toute la sécheresse de l’été s’y consume dans une blancheur sans pardon — toute l’aridité du ciel.

    “Jamais trop blancs... ”, songe Léda. Jamais trop puissants, jamais trop tendus. Comme voiles en bonace, les draps étroits de mon petit lit clament leur vacuité virginale. Déroulés de mon corps, défripés de mes hanches, si vides dans l’espace, si parfaitement rendus à leur étoffe solitaire, les voici sonores, de toute leur trame et qui attendent que se lève le vent — que les déchire et les émiette mon désir de blancheur. »

     

    Claude Louis-Combet

    Miroir de Léda

    Flammarion, 1971

    en mémoire de Claude Louis-Combet qui vient de mourir.

  • Denise Levertov, « Septembre 1961 »  

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    « C’est l’année où les anciens,

    les grands anciens

    nous ont laissés seuls sur la route.

     

    La route mène à la mer.

    Nous avons les mots dans nos poches,

    d’obscures indications. Les anciens

     

    nous ont ravi la lumière de leur présence,

    nous la voyons s’éloigner sur la colline

    et sur l’autre versant disparaître.

     

    Ils ne sont pas mourants,

    ils se sont retirés

    dans une douloureuse solitude

     

    apprenant à vivre sans les mots.

    E.P. “Cela ressemble à la mort” ­— Williams : “Je ne peux

    vous décrire

     

    ce qui m’est arrivé” —

    H.D. “incapable de parler.”

    Les ténèbres

     

    se tordent dans le vent, les étoiles

    sont minuscules, l’horizon

    est cerné par la lueur confuse de la ville.

     

    Ils nous ont dit

    que la route mène à la mer,

    ils ont mis

     

    le langage entre nos mains.

    Nous entendons

    le bruit de nos pas chaque fois qu’un camion

     

    nous a croisés dans la lueur éblouissante des phares

    nous laissant un nouveau silence.

    On ne peut atteindre

     

    la mer par cette interminable

    route de la mer, à moins

    de la quitter enfin, nous semble-t-il,

     

    à moins de suivre

    la chouette qui glisse là-haut, silencieuse

    d’un vol oblique, passe et repasse,

     

    se perd dans la forêt profonde.

     

    Mais devant nous la route

    se déploie, nous comptons les

    mots dans nos poches, nous nous demandons

     

    ce que sera la vie sans eux, nous ne

    cessons de marcher, nous savons

    que la quête sera longue, parfois

     

    il nous semble que le vent de nuit

    apporte l’odeur de la mer... »

     

    Note : E.P., Ezra Pound. Williams, William Carlos Williams.

    H.D., Hilda Doolittle.

    Denise Levertov

    Un jour commence

    Traduit de l’anglais et préfacé par Jean Joubert

    Les cahiers des brisants, 1988

  • Denise Levertov, « Le secret »

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    « Deux jeunes filles découvrent

    le secret de la vie

    dans le brusque vers d’un

    poème.

     

    Moi qui ne connais pas le

    secret j’ai écrit

    ce vers. Elles

    m’ont fait dire

     

    (par une tierce personne)

    qu’elles l’avaient trouvé

    sans préciser ce qu’il était

    ni même

     

    de quel vers il s’agissait. Sans doute

    maintenant, plus d’une semaine

    après, elles ont oublié

    le secret,

     

    le vers, le titre du

    poème. Je les aime

    d’avoir trouvé ce que

    je ne puis trouver,

     

    et parce qu’elles m’aiment

    à cause de ce vers que j’ai écrit

    et parce qu'elles l’ont oublié,

    si bien que

     

    mille fois, jusqu’à ce que la mort

    les trouve, elles pourront

    le redécouvrir dans d’autres

    vers

     

    dans d’autres

    événements. Et parce qu’elles

    veulent le connaître

    parce qu’elles

     

    présument qu’un tel secret

    existe, oui,

    pour cela

    avant tout je les aime. »

    Denise Levertov

    Un jour commence

    Traduit de l’anglais et préfacé par Jean Joubert

    Les cahiers des brisants, 1988

  • Denise Levertov, « La rose »

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    (pour B. L.)

     

     

    « Dans la verte Alameda, près des fontaines,

    un vieillard, les mains

    serrées derrière son pauvre dos

    à pas lents va de rose en rose, s’arrête

    pour méditer, respirer le parfum, et moi

    qui le suis à distance, je découvre

    la rose dorée, couleur d’abeille, odeur de miel,

    la rose rouge, contralto, les roses

    couleur de nuage à l’aube, de neige au clair de lune,

    couleurs que seules savent les roses,

    mais nulle rose

    comme la rose que je vis dans ton jardin. »

     

    Denise Levertov

    Un jour commence

    Traduit de l’anglais et préfacé par Jean Joubert

    Les cahiers des brisants, 1988

  • Claude Margat, « Peindre un paysage »

    claude margat,

    Claude Margat, carnet chinois

     

    « Peindre un paysage c’est s’inscrire dans son histoire mais c’est également tenter de saisir sa ligne que. J’aimerais que mes paysages peints ne reflètent qu’eux-mêmes. J’aimerais seulement que mon intention coïncide avec l’intention qui s’exprime à travers eux. Ce besoin de coïncidence me reconduit chaque fois vers l’exercice d’écriture d’une part, et d’autre part vers une multiplication des états du paysage. C’est bien la fréquentation régulière d’un espace qui conduit à en saisir l’esprit général, sa forme constante et le vêtement de ses transformations. La vision qui relie le présent au passé, c’est l’image du sans image. À la longue, le peintre devient lui-même le lieu de métamorphose du paysage. Doit-on alors considérer que le paysage n’est plus qu’un prétexte à l’autoportrait ? Et parallèlement, est-ce un hasard si le martin-pêcheur au plumage de feu et d’azur apparaît précisément à l’heure du jour où dominent rouge et bleu ? La nature aime le beau et la cruauté l’indiffère. La cruauté d’ailleurs est un élément essentiel de la beauté, elle est même ce qui en valide le sens. Ne pas inclure la cruauté dans la beauté, refuser de voir à quel point l’une et l’autre sont intimement liées, c’est délibérément choisir le camp du kitch et de la niaiserie contre celui du réel. Le laid devient alors cette expression du beau à laquelle il manque une dimension. Vous ne pouvez par exemple admirer pleinement la beauté d’un rapace en plein vol si nous n’acceptez pas de le voir déchiqueter en plein vol la proie vivante qu’il emporte dans ses serres. L’exigence parfaite se tient de ce côté parce que s’y exprime l’économie naturelle du monde, celle qui tient encore lorsque s’effacent les illusions. »

     

    Claude Margat

    Réminiscences, in « Daoren, un rêve habitable »

    La Différence, 2009

     

    Aujourd'hui, 24 juillet 2025, Claude aurait 80 ans.

    Ainsi nous le fêtons !

  • Claude Margat, « Peindre un paysage »

    claude margat,

    Claude Margat, carnet chinois

     

    Claude Margat, « Peindre un paysage »

     

    « Peindre un paysage c’est s’inscrire dans son histoire mais c’est également tenter de saisir sa ligne mélodique. J’aimerais que mes paysages peints ne reflètent qu’eux-mêmes. J’aimerais seulement que mon intention coïncide avec l’intention qui s’exprime à travers eux. Ce besoin de coïncidence me reconduit chaque fois vers l’exercice d’écriture d’une part, et d’autre part vers une multiplication des états du paysage. C’est bien la fréquentation régulière d’un espace qui conduit à en saisir l’esprit général, sa forme constante et le vêtement de ses transformations. La vision qui relie le présent au passé, c’est l’image du sans image. À la longue, le peintre devient lui-même le lieu de métamorphose du paysage. Doit-on alors considérer que le paysage n’est plus qu’un prétexte à l’autoportrait ? Et parallèlement, est-ce un hasard si le martin-pêcheur au plumage de feu et d’azur apparaît précisément à l’heure du jour où dominent rouge et bleu ? La nature aime le beau et la cruauté l’indiffère. La cruauté d’ailleurs est un élément essentiel de la beauté, elle est même ce qui en valide le sens. Ne pas inclure la cruauté dans la beauté, refuser de voir à quel point l’une et l’autre sont intimement liées, c’est délibérément choisir le camp du kitch et de la niaiserie contre celui du réel. Le laid devient alors cette expression du beau à laquelle il manque une dimension. Vous ne pouvez par exemple admirer pleinement la beauté d’un rapace en plein vol si nous n’acceptez pas de le voir déchiqueter en plein vol la proie vivante qu’il emporte dans ses serres. L’exigence parfaite se tient de ce côté parce que s’y exprime l’économie naturelle du monde, celle qui tient encore lorsque s’effacent les illusions. »

     

    Claude Margat

    Réminiscences, in « Daoren, un rêve habitable »

    La Différence, 2009

     

    Aujourd'hui, 24 juillet 2025, Claude aurait 80 ans.

    Ainsi nous le fêtons !

  • Emmanuel Merle, « Le regard et la voix »

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    « Est-il temps encore d’aimer celui qui n’a été enfant qu’une seule fois ?

    Aimer geste et regard, adhérer, avec l’aile immense du soleil, à ce qui de toujours a semblé tête baissée ?

    Nous remercions cette eau, l’enfant et moi, et, pétrifiée dans cet écoulement, l’image assoiffée et claire d’une pierre, immobile comme un plein instant.

    Dire l’autre, c’est difficile. Un rebord, et l’espoir fou d’une main sur la poitrine, qui retiendrait.

     

    …………

     

    Je voudrais être le présent, ligne de partage des eaux, et signe indéchiffrable de leur éploiement.

    Je ne désire pas le sens, je cherche le corps, son dévalement, je demande ma pleine incarnation.

    De la neige à l’estuaire, mon sang, Des vallées veinées rouges, et des oiseaux pour y boire.

    Je voudrais un immense consentement. »

     

    Emmanuel Merle

    Dernières paroles de Perceval

    L’Escampette, 2015

  • Dominique Meens, « Un oiseau d’hiver (extrait) »

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    « Qu’y a-t-il entre le crépuscule et l’aube, entre l’aube et le crépuscule ? Le roux dans le brun de l’oiseau d’hiver : une aube ? Un crépuscule ? Aujourd’hui est le passé de demain, demain le futur d’hier. Le roux dans le brun de l’oiseau d’hiver : un crépuscule, hier, pour une aube, demain ? Ou l’aube passée d’un crépuscule ? Le rouge-gorge est revenu comme jadis frapper le carreau de votre cuisine. Allons ! Tu ne vois pas ? C’est l’hiver ! J’ai froid, j’ai faim ! Tu veux m’entendre ? Nourris-moi, ouvre ta fenêtre que j’aille me réchauffer sur ton lutrin. Tous sont partis... Presque tous, je te l’accorde, mais qui chante ? Qui ? Qui te préserve un printemps sous la main, te démontre que l’hiver est le destin d’avril comme la bûche est celui du feu ? Qui te détourne de sombrer dans la nuit, t’exerce à la patience, te laisse deviner que l’aube se mêle au crépuscule ? L’oiseau s’installe, bavard comme jamais. Vous l’écoutez, vous ne pouvez vous empêcher de l’écouter. Chaque matin, chaque soir, le partisan des soleils tomates reprend sa leçon, que vous écoutez, que vous ne pouvez vous empêcher d’écouter. Bientôt, vous la connaissez sur le bout des doigts. Les jours passent. Les jours passent et vous découvrez, un soir, que le chant de votre hôte n’est pas sans mélancolie. Vous n’avez pas encore votre idée là-dessus, vous l’écoutez un peu moins attentivement, tout au plus, de crainte que le soupçon de tristesse que vous avez cru déceler chez votre ami ne vous gagne, ne vous bouscule définitivement dans l’état où il vous avait trouvé. Les jours passent, chaque soir, chaque matin, le rouge-gorge vous étourdit, vous impose ses soleils couchants, ses aubes verglacées. Il vous arrive, à l’occasion, de douter, la tonalité chagrine que vous avez remarquée vous semble un regret, un deuil peut-être dont il ne vous a rien dit, un secret que votre hospitalité ne mérite pas. A vrai dire, vous ne comprenez pas grand-chose au baragouin qu’il pépie de temps à autre, plutôt le matin, ou vers le soir, perché sur votre bureau. Entre l’aube et le crépuscule, il y a tout de même le jour, vous dites-vous –  mais c’est un merle qui vous a soufflé cette incroyable consolation ; entre le crépuscule et l’aube, la nuit, vous dites-vous – cette fois le merle ne vous a rien chanté, vous n’êtes plus si bête, tout simplement, pensez-vous. Tu entends ? lui demandez-vous un peu plus tard. Oui, dit-elle, c’est un merle, n’est-ce-pas ? En effet, un merle. Voilà un oiseau qui ne se répète pas, ajoutez-vous, plus intéressant, en fin de compte, que le rouge-gorge, tu ne trouves pas ? Tu dis ça tous les ans, répond-elle, et : j’ai cru voir des crocus, hier, par ici. Allons voir. »

     

    Dominique Meens

    Ornithologie du promeneur

    Allia, 1995

  • Michael Palmer, « Notes pour Echo Lake 7 »

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    « Ainsi ceci était l’histoire est une histoire lune gibbeuse 1 h 10 du matin il tombe du côté du monde d’un pont oui dieu m’a fait pas une dent dans ma tête quoi d’autre le chien gris aboie pendant que sphère à l’intérieur de sphère rouille à côté de la clôture dieu anonyme moi vexé mais je me réveillai puis parti bras gauche replié derrière mon dos ciel clair au-dessus ainsi ceci est ceci et les lucioles sont une partie de cela les criquets araignées blanches débris de la forêt de cèdres dans laquelle il se cachait pluie tantôt tombant ensuite soleil chimique ensuite pluie encore signifiant hiver restes de la forêt dans laquelle il avait vécu minuscule fleur jaune rayée de bleu tout petits doigts et poignets figures étoile-croisée au milieu mots et sang confondus feuilles pas vertes mais ternes et branches sombres enroulées et emmêlées nous grimpâmes au sommet d’une colline obscurcie par la brume nous nous assîmes et parlâmes rien de plus emmitouflés coups de fusils à quelques kilomètres de là brise légère parfumée au romarin et à la sauge chien gris qui aboie à un rocher tombé de haut pendant la lecture d’un livre circulaire rêve chinois rouillant contre la clôture sphère dans sphère dans sphère la limite est trois une maintenant une alors une quoi ou quand cheveux et yeux considérés simplement comme éléments de la composition jour que nous assumons suivrait jour un vous un moi un il-elle-ça ruisseau boueux au-dessous d’une fenêtre quai rats jouant dans arc-de-lumière un signe de tête de godet et un Mincka Mauss paysage dans lequel les figures apparaissent rarement golondrina golonfina et le reste ci-gît Dupont-Chose ses mots étaient bleus et ses dessous roses moineau faucon à peine plus grand que votre palme signe qui se vide s’asseyant et parlant rien de plus n’est tombé du côté du monde lui-même bras tendu pour protéger son visage chien gris aboyant à l’horloge qui se brise en éclats de verre au-delà du mur de la cour suivi par un rire moi-même nous vîmes passer avec des yeux protégés de la lumière l’amant avec des ailes de griffon agenouillé dans une attitude de prière des vagues retombant au pied de notre lit ont été elles ont été malades un peu malades trois soleils traversant un ciel d’hiver moi-même en veste de velours bleu flânant près de la fenêtre à demi-ouverte fantôme suivant l’un tient une lampe l’autre une épée et une éponge bleue comme si c’était des montagnes de rouille paroles cassées après langage vaste rire sans dents mots ouverts après le langage bleu comme si c’était un salut ou une fin subite une marque indiquant quel bleu comme si c’était une lettre rouge comme si c’était un nom écrit à l’envers. »

     

    Michael Palmer

    Notes pour Echo Lake

    Traduit de l’américain par Sydney Lévy & Jean-Jacques Viton

    Spectres Familiers, 1992