dimanche, 28 juin 2020
Marcelline Roux, « Carnet pour et avec Emma »
Les Inédits du Malentendu, volume 4.
Bulle griffée, Emma Glodt
Ce carnet aurait dû se refermer le 4 juin 2020 et être lu lors du vernissage de l’exposition des photographies d’Emma Glodt à la Galerie d’Art de Corbeil-Essonnes. Le confinement en a décidé autrement. Le carnet restera ouvert jusqu’en janvier 2021, date de report de l’exposition.
Celle qui regarde pourrait
être embarquée dans un sous-marin
voir le monde à travers un hublot, début du véritable savoir selon Jules Verne,
être enfermée dans une capsule spatiale jouant au-delà des nuages,
ou simplement spectatrice derrière une fenêtre, immobile face au monde.
Pour celle qui regarde,
des bulles de temps flottent, voyagent, passent comme le sang dans les veines.
Elle a la force d’y être, d’y revenir, d’oser la répétition surtout quand le corps rechigne.
Celle qui regarde n’est pas celle qui marche mais celle qui vient se déposer,
croit encore au cadre, au frémissement des couleurs, à la présence de l’arbre.
Elle invite au grain d’un soir, au bruissement d’un matin.
Sa contemplation charrie des ciels tourmentés, des lumières étrangères.
L’arrêt sur image n’en finit pas de passer.
Le rituel l’accroche, la retient tandis que la nature découd le dehors comme le dedans.
Celle qui regarde tisse avec le sauvage de la douleur, l’apprivoise,
y glisse des tremblements, des bougés, de l’épaisseur,
quitte à griffer la surface des choses.
Elle ne peut mentir,
adoucir le monde d’en face, qui se dresse chaque matin comme un défi,
une image à prendre ou à laisser s’évanouir dans un souvenir.
Sa chambre est camera obscura et pourtant capte la lumière.
Sa Vita Nova débute dans une autre chambre, imposée par le corps.
Sa vue cherche vallons, toits éloignés, brumes et natures mortes.
La ville et l’humain ont été mis à distance.
Elle a osé le repli au creux ou au sommet des monts
selon la foi qu’elle accorde au geste qui capte l’instant.
22 Février 2020, je lui envoie par texto : « J’attends tes images, comme on attend des nouvelles des éléments, des bouleversements cosmogoniques. Beau temps sur Corbeil ». Pour elle, j’ai ouvert un nouveau carnet. J’ai la manie des carnets et ses instantanés feront bon ménage avec ce genre du quotidien. Envie d’écrire à partir de ses percées et griffer moi aussi du papier. Envie d’une correspondance légère entre mots et images, au ras de l’ordinaire.
22 février 10H49, je reçois cinq images et une vidéo : une maison bouge, un chemin, une forêt-nuages, une encre, un nuage solitaire.
23 février 12H10, un portrait d’elle apparaît sur Facebook. Un regard face, des yeux ronds et bleus comme les bulles de ses photos, des pointillés comme un voile de pixels, tiré sur la moitié du visage comme si le portrait ne pouvait pas tout dire, qu’il fallait deviner sa part cachée, la construire autrement. Tirer des lignes, se montrer à points comptés, broder autour de soi, chercher les lettres manquantes comme dans une grille de mots croisés : n’est-ce pas le lot de chacun ?
29 février 18H43, me parviennent des images de brins d’herbe. La lumière est celle de mon jour : éclair entre giboulées. Le vent secoue et la cabane virtuelle laisse tout passer. J’ai cru que ma maison meulière ne résisterait pas plus que ces traits esquissés. Pluie, bourrasques, dérèglements non virtuels de nos temps présents.
12 mars, dans le TGV vers Angers, je goûte aux images à grande vitesse à l’exact opposé des prises immobiles d’Emma. Points communs : la vitre striée qui donne la sensation d’images retravaillées, l’écran de la fenêtre qui fait cadre, découpe le réel et invite à chercher ce qui se cache, à rêver de netteté, de captation de la vision fugitive.
21 mars , nous sommes tous passés de l’autre côté du miroir. On ne sort plus de chez nous : confinés depuis le début de la semaine et les photographies de nature, de brume, d’herbe sont comme des pieds de nez, des souvenirs insuffisamment savourés, ou déjà les images d’un avant. Elles deviennent mes randonnées visuelles. Pas envie d’ajouter un journal de confinement à tous ceux qui vont être écrits mais juste tenter de poursuivre ce carnet.
Marcelline Roux
Carnet pour et avec Emma
Inédit
15:27 Publié dans Écrivains, Les Inédits du Malentendu, Poésie | Lien permanent | Tags : marcelline roux, emma glodt, carnet pour et avec emma, les inédits du malentendu
mercredi, 24 juin 2020
Annie Dillard, « Fille de paysan »
« Il fait toujours un temps hors de saison.
Rappelle-toi la crue qui a tué père :
quand l’eau est redescendue, les poulets
gisaient, boueux, noyés. Oh, nous observons
le temps ici sur terre ; nous n’oublions pas
les jours d’hiver où les filles portent des robes en coton,
les mois d’avril où les buissons croulent sous la neige.
Nous coupions les pommiers
quand il a dit : “Regardez, il neige” ;
mais ayant déjà passé tout un hiver sous la neige
je devinais que c’était loin d’être fini.
Pourtant, que savons-nous d’une saison ?
Seul père pouvait dire
quand la pluie s’arrêterait sur la montagne
ou détruirait le foin. J’essayais d’observer
les faucons ou je me léchais le doigt,
mais la récolte était une fois encore perdue ;
le givre recouvrait toute la vallée,
aussi loin au sud que Twin Falls.
Il m’embrassa quand les ombres s’allongèrent
sur le chemin du verger ; il promit
de me retrouver dès la récolte des pommes ;
maintenant quand le vent sépare les rideaux,
en ville quand le chat ne revient pas,
je ne dors que d’un œil,
l’autre reste à l’affût du temps qu’il fait. »
Annie Dillard
Billets pour un moulin à prières – 1974
Traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Brice Matthieussent
Héros-Limite, 2020
https://www.heros-limite.com/livres/billets-pour-un-moulin-a-prieres
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dimanche, 21 juin 2020
Dominique Preschez, « Un matin, l’autre »
Les Inédits du Malentendu, volume 3.
pour Claude et Sophie Chambard
… repères ciels en pinceaux
d’oiseaux sans couleur autre
qu’infime or montgolfière
au levant continues
ses narines au vent caressent
l’ambre des algues
en dépôt de la nuit
sur toute rive ronde…
… les bois en veille bandent
l’effigie des solistes cotonnée
aux pollens roulés en tierces
cordes ou résonances
quel orchestre ?
sous la hêtraie du vent...
_____________________________________________________________
… attente à l’air sec du parquet
disjoint le souffle étouffé
un enfant marche sur les mains
liées à la pression
au vide noir s’incline
où trait de lune sauve
l’instant du sacrifice…
… dans le bas du jardin chaud
frisé par la fontaine
l’arbre à glycines
grimpe au parquet de lune
un funambule étoilé
en blanc de laine
il a talqué ses mains…
_____________________________________________________________
… quelle prévoyance d’ailes
amantes en secret
ô, tournis ! sous l’ombrage
exhalent une écurie haletante
son musc de corne
près des paupières retournées…
… en poussière les silences
de l’air mesurent
l’horloge de verre célèbre
seconde à la seconde
près l’illusion du temps…
Dominique Preschez
Jardin de sommeil (extrait)
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lundi, 15 juin 2020
Thomas Bernhard, « il me semble »
DR
« Il me semble que j’étais beaucoup plus jeune
plus jeune encore que ceux qui sont déjà morts,
je voyais les villes et la fatigue des yeux
était la plainte de l’été dans les ruisseaux.
Plus jeune j’étais que ceux qui me blessaient souvent
et qui ont oublié mon nom depuis longtemps
derrière le métier à tisser, sous le marteau,
ou dans l’abrupt sillon de la herse.
Il me semble que j’étais beaucoup plus jeune
et qu’en mars avec les nuages j’étais suspendu dans le ciel,
construisant les marchés sans repas de mort
et les cœurs carbonisés
avec l’avril j’étais aussi en voyage
migrant avec les oiseaux en aval des fleuves,
riais sous les bosquets
et étais triste avec les herbes.
Dans les chambres je voyais mourir
beaucoup de ceux qui m’aimaient.
Mais pour parler avec le vent
je fus élu.
Il me semble que j’étais beaucoup plus jeune,
je sentais des messes de mort sauvages,
les étoiles sauvages,
les églises s’élevaient sur la mer de blé,
toujours
la joue de ma colline
était familière de ma colère.
Je n’étais si fatigué que là
où sonnaient les pommes et où chantait l’hiver
de mille coquillages.
Le jour s’en allait en soupirant,
l’année était acculée contre le mur
noirâtre, perturbée par les angoisses de mon époque.
Il me semble que j’étais beaucoup plus jeune. »
Thomas Bernhard
Sur la terre comme en enfer
Bilingue
Traduit de l’allemand et présenté par Suzanne Hommel
Orphée, La Différence, 2012
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samedi, 13 juin 2020
Franck Venaille, « Ô voici des ruines »
DR
« ô voici des ruines combien pénibles à franchir l’amoncellement de pierres voici qu’il forme rivière à traverser et le lit de l’eau craque et murmure
mais qu’il fait tendre également dans la douceur des peaux, l’odeur prégnante du foin qui fut hier ramassé par un essaim d’enfants parlant langue immature
et te voici allant seule dans ton corps, allant si claire toi sur qui, en entier, repose l’instinct de vie, retournez-vous allant à vos travaux, saluez celle-là
dis-je à l’entour mais nul n’écoute et les oiseaux dans l’alpage s’installent formant damier sur lequel prudemment les longs doigts d’un dieu bougent les figurines
mes angelots au plumage de flammes dirait-on près de la fontaine vous vous querellez est-ce en vous sentiment d’une mort à venir ou simple soif qui s’exprime enfançons ! »
Franck Venaille
Tragique
Osidiane, 2001, rééd. Poésie / Gallimard, 2010
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mercredi, 10 juin 2020
Michaël Glück, « 7 jours en mai »
Les Inédits du Malentendu, volume 2.
Lysiane Schlechter, Dreaming – craie/papier– décembre 2019
01/05
il écrit : cette fleur, la beauté de cette fleur, la beauté est cette fleur ; il écrit ce qu’il tait : la laideur du jour qui n’est pas cette fleur, les couleurs et les cris du matin à l’écoute des nouvelles du monde ; il écrit entre laideur et beauté, entre la bouse et les cils soulignés de khôl des belles Aubrac.
Il écrit : ce jourd’hui n’est pas celui de la fête du travail, ce jourd’hui est anniversaire des luttes des travailleurs, la beauté est cette fleur des luttes, la beauté est dans le refus de la domination, la laideur du jour est dans cette nomination : fête du travail.
02/05
il écrit qu’aujourd’hui n’est pas lendemain de fête, qu’il ne travaille plus, qu’il ne travaillera jamais plus, il écrit qu’une phrase d’arthur rimbaud lui tourne dans la tête et que pourtant il lui faudrait faire travailler sa mémoire, qu’hier n’est pas si loin, hier, il pouvait se souvenir de tant.
il écrit il, parce que sortir de il est exil et qu’on ne connaît pas encore le mot exelle, excelle, oui, ce mot est bien recensé, mais exelle non, il y a comme ça des mots dont on dira néologisme sans le laisser paraître dans l’ordinaire des usuels, c’est ainsi la patience, la lenteur des lexicographes, c’est ainsi.
03/05
il écrit que dans sa main tient le stylo, qu’il aime la couleur et le parfum de l’encre, que les instruments anciens ont une musique d’enfance, qu’écrire est cette enfance muette qu’il affrontait dans la nuit silencieuse quand il entendait derrière les murs de sa chambre les hoquets ou ronflements des parents dans leur grand lit.
il écrit qu’écrire se souvient encore de l’enfance et que la rage lui vient de savoir aujourd’hui enfances plus meurtries encore que la sienne ; il écrit contre. il écrit pour. il écrit pour ne pas guérir de cette belle maladie de vivre ; dehors l’églantine écolière fait des lignes de ciels avec pâtés de nuages.
04/05
il écrit que la main qui écrit est une main négative, que l’écriture dit l’absence, dit la main qui se soustrait au fouissement de la terre, au geste de porter la terre vers la bouche, à celui d’ensemencer et plus tard cueillir, il écrit que la main qui écrit désapprend à tuer.
il écrit : j’ai posé sur le bois le couteau de la faim ; une autre main a pris le bois, le couteau a taillé une autre absence dans le bois, le couteau a taillé les petits dieux absents, a cessé de vénérer, il écrit que la main a offert aux enfants les figurines d’un jeu autre avec l’absence.
05/05
il écrit la soif, l’indécence qu’il y a à écrire la soif quand l’eau manque ; la main tavelée par la soif et les ans ; il écrit, il décrit ; la main cherche dans l’encre façon d’apaiser la soif ; il dit qu’il ne sait d’où lui vient cette soif, cette faim des mots ; il écrit l’enfance muette des phrases restées au fon de l’encrier, sous la craie.
il écrit les vieilles guerres d’écoliers ; se souvient des insultes qui tombaient du ciel avec la poussière des paillassons ; sales étrangers, youtres, youpins ; il écrit ces mots qu’il a entendu derrière les otites ; ces mots qu’il a lus plus tard, qui ne faisaient pas dans la dentelle, sous les bagatelles ; il écrit : massacre.
06/05
il écrit la nostalgie des odeurs d’encre dans la salle des rotatives, les souvenirs des voix qui cherchent les questions plutôt que les réponses, il regarde sa main tachée, le noir bleuit sur la peau rosée et ridée, il murmure le mot événement puis balbutie avènement, il écrit, il n’entend pas sur la place les chants d’oiseaux.
il écrit qu’il aurait aimé écrire, qu’il y a des chansons d’amour inaudibles sous les décombres, que le service public se retire de tout soutien au silence entre les mots, qu’il faut faire du chiffre et mettre en concurrence les longueurs des listes de poètes, qu’il faut assermenter assermentir.
07/05
il écrit qu’il a commencé l’écriture d’un nouveau livre et sait qu’il lui faudra changer de chemin, emprunter les laies transversales, il écrit qu’il faudra donner autre corps autre chair à ce pronom personnel, étoffe vide qui ne préserve ni du dehors ni du dedans, il écrit qu’il a à renoncer.
il écrit tourments des jours des matins, tourments des nuits qui s’encrent, il écrit parce qu’il ne dit pas, parce que quelque chose en lui a cédé au silence ; il écrit pour céder et celer ce silence ; il sait trop la profusion des phrases, les envolées ; il sait qu’il eût pu basculer vers l’excès ; il écrit qu’il lui faudrait brider l’écriture.
Michaël Glück
7 jours en mai
2018
Publié ce jour d’hui pour fêter l'anniversaire de Michaël Gluck.
19:42 Publié dans Anniversaires, Arts, Écrivains, Édition, Les Inédits du Malentendu, Poésie | Lien permanent | Tags : michaël gluck, 7 jours en mai, lysiane schlechter, dreaming, inédit
mardi, 09 juin 2020
Claire Malroux, « Soleil de jadis »
DR
« L’enfant s’apprête à franchir le pont
serrant l’anse d’un panier rempli de très rouges cerises
Loin, dans le bas du village
elle a pris l’embranchement de la grand-route
passé le dos d’âne où tient en équilibre
la maison de l’entrepreneur des transports
Un car lilliputien conduit les paysans
au chef-lieu de canton les jours de foire
De l’autre côté elle aperçoit en contrebas
une petite maison blanche et sa terrasse adjacente au lavoir
Elle est tombée un jour dans ce lavoir
en glissant sur l’ombre liquide des dalles
Le trou de la serrure découpe une allée
de branches en fleurs sous lesquelles
des vêtements gonflent indolemment sur une corde à linge
et une enfant nue se balance
rescapée du temps
*
L’enfant s’apprête à franchir le pont
serrant l’anse d’un panier rempli de très rouges cerises
Les porte à qui ?
Elle a oublié, happée par le prodige du matin d’été
le déluge de plis bleus sur ses épaules
les remous argent de la rivière
autour des rochers captifs au milieu de son lit
Les filles de l’ogre crachent en souriant la salive de l’écume
loin du couteau paternel
L’enfant jette une poignée de cerises sur l’eau blanche
Si tu avales le noyau, l’a-t-on avertie
un arbre poussera dans ton ventre
Un verger peut-il jaillir de l’eau ?
*
L’enfant s’apprête à franchir le pont
serrant l’anse d’un panier rempli de très rouges cerises
Plus loin la rumeur de la forge s’élève
sinistre en ce bas-fond
On dit que les deux filles du forgeron
sont atteintes de tuberculose
En face rouille la grille jamais ouverte du château
caché par les arbres de son parc, sapins et mélèzes
C’est un lieu interdit où n’entre
et d’où ne sort personne
Un sentier mouillé rongé d’ornières le longe
Ses hautes murailles de buis
crépitent de chaleur en été
De ce labyrinthe on sait
qu’on ne trouvera jamais seul l’issue
*
L’enfant ne franchira pas le pont
L’univers déborde d’univers aussi ronds que ses cerises
mais elle ne peut faire un pas
sans déchirer la trame
où son être est inséré
Figée au confluent des images
elle naît à elle-même à cet instant
ayant découvert ses propres rives »
Claire Malroux
Soleil de jadis
Préface d’Alain Borer
Couverture de Colette Deblé
Le Castor Astral, 1998
16:31 Publié dans Écrivains, Édition, Je déballe ma bibliothèque, Livre, Poésie | Lien permanent | Tags : claire malroux, soleil de jadis, le castor astral, cerises, pont, lavoir, enfant, orgre, couteau paternel, forgeron, sentier, labyrinthe, rives, alain borer, colette deblé
dimanche, 07 juin 2020
Armand Dupuy, « vingt août, huit heures cinquante-trois… »
Premier Carnet des Inédits du Malentendu.
Tableau radiographique de Claire Combelles
vingt août, huit heures cinquante-trois, relisant les notes
de C.C., s’active mon sentiment de plongée dans le
T-Shirt bleu de la veille, tube odorant, cheminée grand
tirage, parfumant, fumant dans ma lecture, le texte et l’odeur
mêlés, traces végétales et vitesses des phrases dans le nez.
neuf heures vingt-huit, toujours la mort galope et me rattrape
dans l’odeur, bête traquée par toutes les extrémités (ses flancs
traqués, sa nuque, sa queue, sa truffe traquées, ses oreilles),
devenant l’équivalent d’une tâche aveugle ne cessant d'électriser,
même d’érotiser ma vue pénétrée par couleurs et moussures
lentes. vingt-et-un août, vingt heures onze, mon rapport
d’échelle maladif, l’escalade sensorielle, tension de désir
et de couleurs malmenées, déclinant, fanant, ma tête
ramifiant les obstacles, branchies putréfiées, cherchant
du secours dans mes rimailles visuelles, répétant le vert,
le bleu, patinant dans l’étendue jusque sur mon torse :
ciel et glacier floqués sur le T-Shirt. vingt-trois août,
huit heures, reprendre mon geste parlé, dictaphone
occasionnant la dépression légère dans l’habitacle,
générant ma phrase, main décousue, langagière,
et quatre pneus roulant, pétrissant de plus belle mon élan
de poisson réflexif, ma remontée puis mon retrait dans ce
que creuse la vitesse – l’air seul destinataire –, ne reste
qu’un flux, ce bruit de tristesse et d’ignorance mêlées.
vingt-cinq août, sept heures cinquante-et-une, nuit mauvaise
ramasse dans les épaules l’épuisette ou le tamis malmenés,
mes grilles de lecture aphasiques, tout se verse mal à travers
les yeux, ou me verse, sac de grisaille en moi, sa charge
de bélier mou, l’assaut quand je détourne les yeux, le sac
poubelle à mes pieds, masse fripée, close, cordon rouge,
continue le ciel et, relevant la tête, le ciel répète les plis
du sac à n’en plus savoir ce que continue l’étrange décor
de papier mâché. huit heures treize, on est debout dans
ses jambes avec, parfois, quelque chose encore plus debout
que soi – ou bien les yeux debout dans ce debout de soi,
non pas globes mais perches, flèches, ficelles ou sagaies
lancées. vingt-six août, neuf heures vingt-cinq, j’en appelle
à mes cavités, mes fosses, les grottes portatives qui marchent
en moi d'un pied creux, foulent mes viscères, mes patinoires
et muscles lisses, mon nez soudain lasso tournant sur
son café, sur les cheveux qu’elle détache d’une épaule,
les déposant sur l'autre, la bretelle de chemise de nuit,
fil intime ou longue patte de mouche tordue – l’accroc
dans son bronzage –, j’en appelle à ce qui n’est pas, sans
savoir d’où ni pourquoi j’appelle, je serre les dents, les ombres
se moquent et se resserrent autour de moi, d’un autour
intérieur, se recroquevillent.
Extrait de Selfie lent
à paraître, Faï fioc, 2020
17:32 Publié dans Arts, Écrivains, Les Inédits du Malentendu, Poésie | Lien permanent | Tags : armand dupuy, claire combelles, vingt août, huit heures cinquante-trois, selfie lent, faï fioc
samedi, 06 juin 2020
Emily Dickinson, « Il est une fleur… »
« Il est une fleur que l’Abeille préfère —
Et que le Papillon — désire —
À gagner cette Pourpre Démocrate
Le Colibri — aspire —
Et Tout Insecte qui passe —
Emporte du Miel
À proportions de ses besoins divers
Et de ce qu’elle — contient —
Son visage est plus rond que la Lune
Et plus vermeil que la Robe
De l’Orchis dans la Prairie —
Ou du — Rhododendron —
Elle n’attend pas Juin —
Avant que le Monde soit Vert —
On voit — affronté au Vent —
Son robuste petit Corps
Disputer à l’Herbe —
Sa proche Parente —
Le don de la Motte et du Soleil —
Doux Plaidants pour la Vie —
Et quand les Collines sont garnies —
Qu’éclosent les modes nouvelles —
Ne soustrait pas la moindre épice
Dans un accès de jalousie —
Son Public — est Midi —
Sa Providence — le Soleil —
Son progrès — l’Abeille — le proclame —
En Musique Soutenue — royale —
La plus Vaillante — de la Foule —
Elle se rend — en dernier —
Ignorant même — sa Défaite —
Quand l’annule le Gel — »
Emily Dickinson
Y aura-t-il pour de vrai un matin — cahier 31
Bilingue
Traduit et présenté par Claire Malroux
Coll. « Domaine romantique », José Corti, 2008
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vendredi, 05 juin 2020
W. H. Auden, « Dis-moi la vérité sur l’amour »
« D’aucuns disent que l’amour est un petit garçon,
D’autres disent que c’est un oiseau,
D’aucuns disent qu’il fait tourner le monde,
D’autres disent que c’est absurde,
Et quand je demandai au voisin,
Qui feignait de s’y entendre,
Sa femme se fâcha vraiment,
Et dit qu’il ne faisait pas le poids.
Ressemble-t-il à un pyjama,
Ou au jambon dans un hôtel de la ligue anti-alcoolique ?
Son odeur rappelle-t-elle les lamas,
Ou a-t-il une senteur rassurante ?
Est-il épineux au toucher comme une haie,
Ou doux comme un édredon pelucheux ?
Est-il dur ou plutôt souple sur les bords ?
Ô, dis-moi la vérité sur l’amour.
Nos livres d’histoire en parlent
Avec des petites notes ésotériques,
C’est un sujet assez ordinaire
Sur les navires transatlantiques ;
J’ai vu la question traitée
Dans le récit de suicides,
Et je l’ai même vu griffonné au dos
Des indicateurs de chemin de fer.
Hurle-t-il comme un berger allemand affamé,
Ou gronde-t-il comme une fanfare militaire ?
Peut-on l’imiter à la perfection
Sur une scie ou sur un Steinway ?
Chante-t-il sans freins dans les réceptions ?
N’apprécie-t-il que le classique ?
Cessera-t-il quand on veut la paix ?
Ô, dis-moi la vérité sur l’amour.
J’ai regardé dans la maison de vacances ;
Il n’y était même pas ;
J’essayai la Tamise à Maindenhead
Et l’air tonique de Brighton.
Je ne sais pas ce que chantait le merle,
Ou ce que disait la tulipe ;
Mais il ne se trouvait ni dans le poulailler,
Ni sous le lit.
Peut-il faire des mimiques extraordinaires ?
Est-il souvent malade sur la balançoire ?
Passe-t-il tout son temps aux courses,
Ou gratte-t-il des bouts de cordes ?
A-t-il une opinion sur l’argent ?
Pense-t-il assez au patriotisme ?
Ses plaisanteries sont-elles vulgaires mais drôles ?
Ô, dis-moi la vérité sur l’amour.
Quand il viendra, viendra-t-il sans avertissement
Au moment où je me gratterai le nez ?
Frappera-t-il à ma porte un beau matin,
Ou me marchera-t-il sur les pieds dans l’autobus ?
Viendra-t-il comme le temps change ?
Son accueil sera-t-il aimable ou brutal ?
Bouleversera-t-il toute mon existence ?
Ô, dis-moi la vérité sur l’amour. »
W. H. Auden
Dis-moi la vérité sur l’amour
Traduit de l’anglais par Gérard-Georges Lemaire
Christian Bourgois, 1995
Repris, suivi de Quand j’écris je t’aime, traduit par Béatrice Vierne, Points / Seuil, 2009
15:09 Publié dans Écrivains, Édition, Je déballe ma bibliothèque, Livre, Poésie | Lien permanent | Tags : w h auden, dis-moi la vérité sur l'amour, gérard-georges lemaire, quand j'écris je t'aime, béatrice vierne, christian bourgois, seuil
mercredi, 03 juin 2020
Kobayashi Issa, « Ora ga haru – Mon année de printemps »
«On dit que les grenouilles ont appris l’art de voler à un ermite chinois et qu’elles ont laissé une réputation guerrière horrible dans la grande bataille de Tennôji. Cependant, c’est une histoire du passé et maintenant, s’adaptant à notre époque bien gouvernée où la paix est établie, elles vivent en paix avec les hommes.
Les soirs d’été je déroule ma natte de paille derrière la maison et je les appelle affectueusement. Bientôt du buisson du coin elles s’approchent lentement et, comme les hommes, viennent se rafraîchir. À voir l’expression de leur visage, il semble qu’elles récitent des poèmes. C’est pourquoi elles furent élues juges du concours de poésie Mushi awase “le concours des petits bêtes” de Chôsôji, ce qui devint la gloire de leur vie.
Sereine
une grenouille
regarde la montagne
Au rossignol
la grenouille
rend une visite de courtoisie
Kikaku
Tu caches
ce que tu penses
grenouille ?
Kyokusui
Une goutte de pluie,
la grenouille
s’essuie la tête »
Kobayashi Issa
Ora ga haru – Mon année de printemps
Traduit du japonais, présenté et annoté par Brigitte Allioux
Cécile Defaut, 2006
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mardi, 02 juin 2020
Jacques Roubaud, « Ciel et terre et ciel et terre, et ciel »
« Grâce à l’art de Constable, lui, Goodman, avait retrouvé non pas le passé, ni le temps, qu’on ne perd jamais parce qu’il n’a jamais été en notre possession mais, ne serait-ce que pour des moments précaires, et sans cesse effacés, quelque chose de son enfance, que la fracture de la guerre, que l’absence de sa mère, la séparation d’avec sa mère, le meurtre de sa mère lui avait fait perdre pendant toutes ces années. Il ne s’agissait pas d’une restitution impossible. Seulement l’offre d’une possibilité : un regard réconcilié avec le passé, avec l’oubli.
Il avait aimé et rêvé posséder les nuages ; et par les nuages, le ciel. Il avait rêvé d’un lieu sur la terre pour y vivre, qui avait eu pour lui le nom d’Angleterre et qui, il le savait maintenant, n’était pas un endroit ayant jamais existé en ce monde, mais un pays rêvé et inventé par un peintre, le pays de Constable, Constable’s Country. Il avait perdu ces rêves, et de la manière la plus brutale. Et pourtant, il n’avait pas tout perdu. Par le chemin des images, de ciel et de sol, de nuages et de rivières, il pouvait revenir au centre de sa mémoire, au pin d’été dans la garrigue, à la chambre de l’hiver révolu.
M. Goodman alors pensa que Constable avait fait d’une quête du temps la forme centrale de sa peinture, et découvert, là était son génie, une solution picturale à son mystère dans le contraste entre ciel et terre, entre une terre peuplée des images fixes du passé, des lieux de l’enfance, et un ciel peuplé des images mobiles du présent perpétué en futur, les nuages.
Loin de s’opposer, comme il l’avait simplistement d’abord cru, les paysages de la Stour Valley et les Cloud Studies de Hampstead ne se contredisaient pas. C’était leur mise ensemble, leur savante “composition” silmutanée qui avait pris en charge le temps. Les nuages en étaient le signe. Ils étaient le signe d’un paradoxe essentiel tracé largement, perpétuellement, dans le ciel : le paysage au sol nous offre la permanence, la fixité émouvante du souvenir. Le ciel éternellement changeant a, lui aussi, une sorte de permanence, puisque les “châteaux de nuages” sans cesse sont défaits puis rebâtis par le vent. Mais cette permanence-là est infiniment plus durable que celle des objets terrestres. Le pourrissement végétal, les ruines des habitations, la mort des êtres, désignent sur terre le passé irrémédiable. Le plus fugitif, le plus changeant, le formel sans forme de la vapeur aérienne dans le ciel se révèle être plus durable que les moulins, que les herbes, que le cottage de Willy Lott, que la Stour River.
Voilà ce que l’art de Constable avait accompli. Et, pensa M. Goodman, il l’avait fait aussi pour lui. »
John Constable, Études de nuages avec oiseaux, 1821, huile sur papier, Yale Center for British Art, New Haven
John Constable, Le champ de blé, 1826, huile sur toile, 1826, The National Galery, Londres
Jacques Roubaud
Ciel et terre et ciel et terre, et ciel
Coll. Musées secrets, Flohic, 1997
16:28 Publié dans Arts, Écrivains, Édition, Je déballe ma bibliothèque, Livre, Poésie | Lien permanent | Tags : jacques roubaud, ciel terre et ciel et terre, et ciel, john constable, le champ de blé, flohic, argol, nuage, goodman, mère, passé, ciel, sol, temps, lieux de l'enfance, permanence, châteaux de nuages, willy lott, stour river, hampstead, constable's country, cloud studies, études de nuages avec oiseaux