mardi, 19 mai 2020
Claude Esteban, « Deux poèmes de “Fayoum” »
« Mes yeux
sont grands ouverts pour toujours
et pourtant j’étais borgne et tous ceux
qui maintenant me plaignent
se moquaient de moi, on criait, vite
vite, il arrive celui qui n’a qu’un œil
cachez-vous car il jette
le mauvais sort, les filles n’auront jamais
d’amour s’il les regarde et moi
je leur lançais des pierres
et le dedans de mon cœur
devenait chaque fois plus dur et c’est vrai
qu’ils ont peint deux yeux
sur la tablette de cire et que je souris.
* * *
Aimes-tu mes cheveux, mes cils, ma
fourrure, je veux
que tu délires, mon cher amour,
lorsque tu me touches, c’est jour de fête
puisque ton pénis
est grand et qu’il me traverse
je veux
cette sueur encore entre nous comme
un ruisseau de tendresse et qu’il y ait
quand tout s’achève
ce cri, ce repos, ce
cri
où suis-je, mon cher amour, où sont-ils
les chemins pour te rejoindre
dis-moi que tout mon corps
ne va pas mourir
maintenant que les fourmis approchent. »
Claude Esteban
Fayoum
Farrago, 31 décembre 1999 à 199 exemplaires, réservés aux amis de l’auteur & de l’éditeur, tous hors-commerce et numérotés, pour saluer l’an 2000
repris dans Morceaux de ciel, presque rien, Gallimard, 2001
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lundi, 18 mai 2020
Bernard Manciet, « Impromptu de Tabago »
DR
« Impromptu de Tabago
Jaspe noir que ce minuit
cette nuit toute une grappe
tourne et tourne sous la main
hanche lisse argile sombre
rôde encore svelte cruche
t’arrondis comme la paume
lune épaule épanouie
sois pavane lune noire
sur la pointe de ton pied
d’une paume sois la joue
et contre la joue oiseau
cruche toute sois un pleur
parole en forme de larme
sombre ou d’un grain de raisin
goût d’argile goût de rhum
goût de larme goût de brume
à l’aube fine chemise
qu’un souffle disperse en bruine
pour qu’au noir d’aube sois brume
grain d’argile chair de poire
cruche pure figue bleue
de salive revêtue
mais gorgée obscur sanglot
langue laquée et léchée
mais de tes grains couronnée
cruche mon figuier en feux
posée au port de Bordeaux
sois plus ronde sous la main
maison où jeunesse habite
d’un alto l’âme sonore
mais oreille d’aromate
où se chuchote le jais
en trille délicieux
figue sèche lèvre épaisse
violette et vanillée
banane mûre ce cou
qui déteint le long des flancs
tulipe la sombre joue
qui renferme ses cachous
maison de musique cruche
musique de Tabago
tourne ton chancellement
entre les doigts et t’incline
et t’inclinent tes coteaux
nous versant fraîcheur de chai
parfum de vin voyagé
tout le flanc d’un cargo lourd
d’une nuit chaude d’épices
d’une sueur d’août humée
cargo de vin charge creuse
de mots purs sous notre langue
de grain de peaux doux couteau
cruche de vin chancelante
qui déborde sur les hanches
soit touffes soit cheveux grappe
boucles par bouquets ce soir
cruche en vigne toute entière
telle un adolescent tournante
bien fessu lorsqu’il se lève
de sources grives frémie
mon argile aux mille pampres
chair de l’âme si le doigt
trace en couleuvre en lierre
de l’orteil jusques au souffle
frêle fêlure un éclair »
Bernard Mancciet
Impromptus
Bilingue
Traduit de l’occitan par l’auteur
L’Escampette, 1997
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dimanche, 17 mai 2020
Àlex Susanna, « Deux poèmes »
DR
« Nature morte
à Miquel Vilà
Sur la table reposent des livres,
des lunettes, un cahier, un crayon :
les instruments de quelqu’un qui a perdu
son temps à lire et à écrire,
à essayer de peaufiner quelque poème
où entrer et se reposer, ou bien se terrer dans son trou
après une journée plutôt morose…
Avant on trouvait encore des gens qui construisaient
des temples, et même d’imposantes cathédrales :
aujourd’hui nous nous contentons, la nuit venue,
d’une grotte, d’un abri quelconque
pour échapper à cet excès de mauvais temps
et cacher le froid qui par dedans nous ravage.
Sur le son et sur le sens
Il arrive que cette langue, la nôtre,
claque encore comme bois vert :
la verrons-nous brûler un jour
en silence comme ses sœurs ?
Tous ces crépitements, ces grésillements,
ces craquements, ces braillements à foison,
la danse de tous ses sons exacerbés
après tant d’années de prostration,
distrait et charme, excite même
mais finit par lasser :
dans le silence de la nuit,
lorsque d’une langue nous attendons
quelque chose de plus qu’une bonne musique,
nous voudrions arriver à entendre,
tout au fond de chaque vers,
le bourdonnement persistant d’une sobre
combustion, le lointain ressac
des jours à jamais perdus,
les brusques poussées des marées
qui trop souvent nous expulsent
de ce que nous croyons vraiment nôtre,
et tout l’enchevêtrement de courants
et de contre-courants d’un temps transformé,
plutôt qu’en un poulain écervelé
qui fuit sans savoir où il va,
en un coureur de fond
de plus en plus épuisé
qui revient constamment sur ses pas
pour voir si jamais il trouve la sortie
du labyrinthe où sans le vouloir
un beau jour il est entré par distraction. »
Àlex Susanna
Inutile poésie
Poèmes traduits du catalan par Bernard Lesfargues
Bilingue
Fédérop, 2001
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samedi, 16 mai 2020
Kenneth Rexroth, « Trois poèmes »
DR
« Les avantages de l’érudition
Je suis un homme dépourvu d’ambitions
Et qui a peu d’amis, hautement incapable
De gagner son pain, qui ne
Rajeunit pas, réchappé de quelque destin mérité.
Tout seul, mal vêtu, quelle importance ?
À minuit, je mets à chauffer
Un bol de vin blanc à la cardamone.
Avec mon peignoir tout troué et mon vieux béret,
Assis dans le froid à écrire des poèmes,
À dessiner des femmes nues dans leurs marges de guingois,
Je copule avec des nymphomanes
De seize ans nées de mon imagination.
Miroir vide
Tant que nous vivons perdus
Dans le règne de la finalité
Nous ne sommes pas libres. Je m’assois
Dans ma cabane de dix mètres carrés.
Chant des oiseaux. Bourdonnement des abeilles.
Frémissement des feuilles. Murmure
De l’eau sur les rochers.
Le canyon m’enserre.
Au moindre geste, la grenouille de Basho
Sauterait dans la mare.
Tout l’été les feuilles dorées
Des lauriers ont virevolté dans l’espace.
J’ai remarqué aujourd’hui
Qu’une feuille d’érable flottait
Sur la mare. Dans la nuit
Je reste à fixer le feu.
Je voyais autrefois des cités de feu,
Villes, palais, guerres,
Aventures héroïques
Dans les feux de camp de la jeunesse.
Je ne vois plus qu’un feu désormais.
Ma poitrine bouge tranquillement.
Les étoiles bougent là-haut.
Dans l’obscurité transparente
Un dernier tison rougeoie
Parmi les cendres.
Sur la table, il y a une peau de serpent
Desséchée, une pierre brute.
“Dans l’air chaud d’avril…”
Dans l’air chaud d’avril,
Allongés nus au pied des pins,
Sous l’abri ensoleillé d’une falaise.
Tu t’agenouilles sur moi et je vois
De minuscules empreintes rouges sur tes flancs,
Comme des morsures, là où des pommes de pin
Ont appuyé sur ta peau.
On peut apercevoir les mêmes marques
Incrustées dans le lignite de la falaise
Au-dessus de nous. Sequoia
Langsdorffii avant la période glaciaire,
Et sempervirens de nos jours,
Ce qui ne fait de différence
Qu’en nombre d’années.
Ici, dans la douce et moribonde
Puanteur des fleurs printanières, rejetés,
Deux épaves ensemble,
Sous cet arbre l’espace d’un instant,
Nous avons échappé aux duretés
De l’amour, de l’amour perdu, de l’amour
Trahi. Et ce qui aurait pu être,
Comme ce qui pourrait être, s’évanouit
Pareillement dans ce qui est, pour ne laisser
Que ces idéogrammes
Imprimés sur les immortels
Hydrocarbures de chair et de pierre. »
Kenneth Rexroth
Les constellations d’hiver
Poèmes traduits de l’américain par Joël Cornuault
Bilingue
Librairie La Brèche, 1999
http://librairielabrecheditions.blogspot.com/p/catalogue.html
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vendredi, 15 mai 2020
Kenneth Rexroth, « Deux poèmes »
DR
« Au pied du mont Soratte
L’autre jour, dans des rangées
Inexplorées au fond de la bibliothèque,
Cerné par les volumes sévères
De la Patrologie de Migne,
Debout, je lisais les déchirantes
Plaintes d’Abélard. Soudain,
Je m’aperçus que depuis un moment,
Un parfum doux et léger
M’entourait, très subtil, très chic,
Puis, j’entendis le tintement
De fins bracelets et une respiration
Qui ne cessait de monter et descendre.
Dans l’allée, de l’autre côté,
Un garçon et une fille
Faisaient l’amour dans le coin
Le plus reculé du savoir.
La roue tourne
Tu portais robe de satin et voile de gaze
À présent tu séjournes avec moi en montagne près des cascades.
J’ai lu jadis ces vers que Po Chu Yi*
Composa quand il avait un certain âge.
Ils surent me toucher malgré ma jeunesse.
J’ignorais alors que, à mi-vie,
Une ravissante et jeune danseuse
M’accompagnerait près des chutes de cristal,
Sous les sommets de neige et de granit.
Je savais moins encore qu’elle serait
À la différence de Po, ma propre fille.
La terre tourne vers le soleil.
L’été s’installe sur les cimes.
Des coqs de bruyère bleus tambourinent dans les sapins rouges
Au long des jours lumineux.
Tu piques des plumes de geai bleu et de colapte
Dans tes cheveux.
Deux fois deux hirondelles d’un vert violet
Jouent au-dessus du lac.
Les oiseaux bleus sont revenus
Nicher sur la petite île.
Les hirondelles boivent au vol,
Badinent, zigzaguent, piquent
Et rappellent celles qui virevoltent
Sur le Ponte Vecchio et sous ses arches
Une pluie fine traverse le lac
Dans un léger sifflement. Après l’ondée,
Des vesses de loup géantes, pareilles à des carapaces
De tortues, naissent au bord du pré.
Les neiges de mille hivers
Fondent sous le soleil d’un unique été.
Des cyclamens sauvages éclosent près du ruisseau.
Des truites tournent dans l’eau transparente.
Cris des marmottes, le soir dans les rochers.
Le Scorpion s’enroule sur les champs de glace qui miroitent.
Un moineau nocturne à couronne blanche chante au coucher de lune.
Le tonnerre gronde dans le lointain.
Notre campement, lumière isolée
Au cœur de cents monts et cascades.
Les voix entremêlées de l’eau
Qui chute conversent la nuit durant.
Au chaud dans ton duvet,
Joues et paupières éclairées par les étoiles,
Ton souffle s’abaisse et s’élève
Avec un minuscule nuage dans la nuit gelée.
Dix mille chants d’oiseaux saluent le jour.
Dix mille années tournent inchangées.
Cela fut et ne se retrouvera plus. »
* Po Chu Yi ou Bai Juyi — 772-846 —, aussi appelé L’ermite du Mont parfumé (Note du blogueur)
Kenneth Rexroth
L’automne en Californie
Traduit de l’américain et présenté par Joël Cornuault
Bilingue
Fédérop, 1994
14:14 Publié dans Écrivains, Édition, Je déballe ma bibliothèque, Livre, Poésie | Lien permanent | Tags : kenneth rexroth, deux poèmes, la roue tourne, joël cornuault, fédérop, au pied du mont soratte