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Poésie - Page 10

  • Pascal Quignard, « Sur le caractère garamond dans lequel est composé ce livre »

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    Emmanuel & Pascal lisant Inter aerias fagos, le 17 mars 2011, à la Maison cantonale de Bordeaux-Bastide, à l’initiative de Permanences de la littérature. Photo © Claude Chambard

     

     

    « Claude Garamond possédait une très étroite maison sur la rive gauche de la Seine. L’entrée de la maison donnait rue des Grands-Augustins. Mais l’avancée en bois du balconnet finement sculpté et ouvragé de la maison surplombait l’eau. On a conservé une gravure. C’est plutôt un bois gravé. On y voit un saule, des aulnes, une barque noire, une berouette, des barriques. Tournait-il les yeux vers l’est, il voyait les flèches délicieuses de la Sainte-Chapelle que le roi Saint Louis avait fait bâtir dans le jardin fruitier de son palais. Il avait une brouette à deux roues à l’aide de laquelle il longeait la rivière jusqu’à sa boutique. Il était tailleur et fondeur de lettres. Il vendait les lettres de plomb qu’il avait dessinées rue Saint-Jacques, à l’enseigne des Quatre Fils Aymon. Ce fut durant le mois de novembre 1540 qu’il creusa les grandes “lettres grecques du roi”. Les romaines sont d’avril qui suit. C’est dans ce caractère romain de la Renaissance que je faisais composer mes livres pour peu qu’on me permît de choisir mon corps. Emmanuel Hocquard les assemblait patiemment à la main. Il glissait l’étrange tiroir au-dessus du feuillet blanc dans la machine d’imprimerie à bras. Durant tout le mois de novembre 1971 je pesai sur ce bras quand mon ami m’en donnait, de sa voix sourde et empâtée, que j’aimais plus que tout, dont j’aimais l’émotion plus que tout, le signal. La lettre, tel est le veilleur ultime sur la nature du langage. Elle en surveille avec méfiance, avec la plus grande méfiance possible, les pouvoirs qu’elle lui retire. Elle anéantit jusqu’au son qui le fit apparaître en sorte de seulement l’évoquer et de désadresser. On la lit sans bouger les lèvres. Le signe vide, une fois écrit, qui éteint tout dans l’absence, qui ajoute à la langue un silence qui n’appartient en rien à son essence, est le medium du soir. Le medium extrême, obscur, eschatologique, qui dit la fin de tout. Le medium vespertinal qui se fond peu à peu au silence de la nuit stellaire. Il est mort. Mon ami Emmanuel Hocquard est mort dans les congères au-dessus de Tarbes, le matin du dimanche 27 janvier 2019, dans la montagne entièrement prise de glace. »

     

    Pascal Quignard

    L’Homme aux trois lettres

    Grasset, 2020

     

    Je rencontre Emmanuel Hocquard, chez Mathieu Bénézet, en 1979. L’année suivante, nous avons le projet Mathieu et moi de publier un livre hommage à Thérèse Bonnelalbay, dont on vient de retrouver le corps dans la Seine. Mathieu écrit Résumant ma tristesse dans les mois qui suivent. Nous songeons à Raquel pour faire le travail au noir du peintre. Dès lors je me rends à Malakoff où Raquel et Emmanuel vivent. Dans la cour, quelques écrivains bavardent. Pascal Quignard en est que je lis déjà depuis ses premiers textes dans L’Éphémère. Voilà.

    Nous avons, Sophie et moi, composé à la main en Garamond, et imprimé sur nos presses, le livre de Mathieu & Raquel à 44 exemplaires, sur Japon Nacré & vélin de Rives, en mars 1982. Emmanuel et Pascal sont toujours mes amis, à travers le temps, la distance… Lire ce texte de Pascal sur son – nôtre – ami, au cœur de L’Homme au trois lettres, me bouleverse. Aujourd’hui Pascal aurait du être à Bordeaux, la pandémie s’est interposée. « De quoi témoigne le témoin ? / De rien qu’il sache. »

  • Ryôichi Wagô, « Jets de poèmes, dans le vif de Fukushima »

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    « […]

    mon pays natal est un crépuscule

    5 avril 2011- 22:25

     

    sur la colline de chair     se dresse un château     solide     il ne s’endort jamais     sous la lumière de la lune il se fait imposant     au soleil du matin     son allure est gracieuse

    5 avril 2011- 22 :31 

     

    d’innombrables oiseaux     volent vers nous     amenant la saison nouvelle     les canons tonnent     annonçant la fin d’une époque     mais derrière les murailles du château     rien ne change

    5 avril 2011- 22 :33

     

    quand je lève la tête     le célèbre château     dresse haut son donjon     comme s’il régnait sur le monde entier     comme s’il poussait un cri     immobile     dans les flammes de l’invasion du temps     inébranlable

    5 avril 2011- 22 :35

     

    moi qui suis à la fois le seul maître et le serviteur    dans les galeries sombres     je dégaine mon sabre     comme un possédé     je le brandis     le jour     où je serai chassé du château     approche inévitablement

    5 avril 2011- 22 :38

     

    ah     c’est effroyable     tranche l’air     mets-le en charpie    nous sommes seuls au monde     toi ô toi     tu dois protéger le château     toi ô toi     tu dois être toi-même jusqu’à la folie

    5 avril 2011- 22 :40

     

      

    enfant qui vas à travers les prairies

    5 avril 2011- 22 :54

     

    sur la plante de tes pieds

    5 avril 2011- 22 :54

     

     

    la prière de la Terre

    5 avril 2011- 22 :55

     

    sur ta joue     le paisible soleil du soir

    5 avril 2011- 22 :58

    […] »

     

    Ryôichi Wagô

    Jets de poèmes dans le vif de Fukushima

    Traduit du japonais par Corinne Atlan

    encres sur papier de soie Elisabeth Gérony-Forestier

    Coll. Po&psy a parte, érès, 2016

    https://www.editions-eres.com/ouvrage/3764/jets-de-poemes

     

    Voici un livre surprenant et bouleversant de Ryôichi Wagô, poète reconnu dans son pays depuis son premier livre en 1999, After, pour lequel il a reçu le prix Nakahara Chuya. Depuis, il n’a pas cessé d’écrire et de publier. Le 11 mars 2011, lors de la catastrophe de Fukushima, où il vit, il choisit de rester dans son appartement. 5 jours plus tard il commence à tweeter ce qui va devenir ce livre – Jets de poèmes (prix de la Revue Nunc), remarquablement traduit par Corinne Atlan et subtilement accompagné d’encres sur papier de soie d’Elisabeth Gérony-Forestier. Chaque jour est accompagné d’indications concernant la catastrophe et ce qui l’entoure. Voici un court extrait, qui sans la copier respecte, autant que faire se peut, la mise en pages des éditions érès qu’il faut saluer pour ce remarquable travail d’édition. « J’avais à peine donné le nom de “jets de poèmes” à mes activités d’écriture entamées hier que l’eau est revenue chez moi. J’avais l’impression que le même sang circulait dans mes veines et dans celles de mon appartement. “Jets de poèmes”, eau qui jaillit. Cela a entrouvert les vannes de mon esprit en panne. Cela a rétabli la circulation entre moi et le monde que j’ai sous les yeux. »

  • Yi Sang, « Plan à vol de corbeau »

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    « Poème n°12

     

    Un ballot de linge sale s’envole dans les airs et retombe. C’est une volée de colombes. C’est une annonce de la fin de la guerre et de la venue de la paix, de l’autre côté du ciel grand comme une paume. La volée de colombes nettoie ses plumes encrassées. De ce côté du ciel grand comme une paume, une guerre sordide qui matraque à mort les colombes commence. Quand l’air est noir de suie, la volée de colombes s’envole encore une fois vers l’autre côté du ciel grand comme une paume.

     

    Image de soi

     

    Ce lieu est le masque mortuaire* d’un certain pays. La rumeur circule aussi que ce masque mortuaire a été dérobé. Cette barbe, herbe pubère à l’extrême nord, a perçu le désespoir et ne pousse plus. Au fond du piège où le ciel est tombé de toute éternité, le testament repose discrètement submergé comme une pierre tombale. Alors des gestes inaccoutumés passant à côté traduisent la gêne d’être sain et sauf. Solennel le contenu finit par se froisser.

    * En anglais dans le texte, death mask

     

    Fin

     

    Une pomme est tombée. La Terre est souffrante au point de se briser. Fin.

    Déjà plus aucune pensée ne germe. »

     

    Yi Sang – 1910-1937

    Plan à vol de corbeau, suivie de « Parole de l’auteur de Plan à vol de corbeau »

    Traduit par Cori Smith & Jean-Yves Darsouze, avec la participation d’Olivier Gallon

    La Barque, 2019

    https://labarque.fr/librairie/livres/auteurs/yi-sang/plan-a-vol-de-corbeau/

     

    J'ai découvert Yi Sang par les bons soins de la William Blake & Cie en 2003, lorsque Bona Kim y publia sa traduction de Cinquante poèmes suivi de Les ailes. Cette publication n'est pas rien qui, 66 ans après la mort de l'auteur à Tokyo — quelle ironie pour lui qui ne connut son pays que sous l'envahisseur japonais et passa outre l'interdit d'écrire dans sa langue natale, à partir de juillet 1933 —,  faisait ainsi connaître un travail pour le moins original et décalé. Yi Sang est un mythe en Corée. Il serait temps que l'on se penche sur ses livres  (aux Petits matins, chez Zulma, chez Imago) et en particulier celui-ci qui s'inscrit au cœur d'une œuvre résolument liée à la vie, comme le fait fort justement remarquer Olivier Gallon, son nouvel éditeur français.

  • Wang Wei, « La rivière bleue »

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    Shitao, Au pied des Monts Jinting, vers 1670

     

    « pour me rendre dans la vallée des Fleurs jaunes,

    j’emprunte la Rivière bleue

    je longe les montagnes, dix mille tournants,

    la distance parcourue est à peine de cent li

    dans le vacarme au milieu d’un chaos de rochers,

    la couleur apaisante des pins denses

    flottent, tanguent les châtaignes d’eau

    clairs, immobiles, luisent les jeunes roseaux

    mon cœur depuis toujours est serein,

    comme la rivière limpide

    ah ! rester là sur un grand rocher,

    avec une canne à pêche à finir mes jours »

     

    Wang Wei

    Le plein du vide

    poèmes choisis, traduits du chinois et présentés par Cheng Wing fun & Hervé Collet

    Moundarren, 2008, réédition, 2016

    https://moundarren.com/livre/wang-wei/

     

    pour Marie-Hélène Lafon &  la Santoire

  • Wang Wei, « Séjour dans la montagne, décrivant ce qui se passe »

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    Shitao, Recherche d'immortels, vers 1700

     

    « solitaire je referme mon portail en branchages

    dans l’immensité floue face aux rayons du couchant

    les nids des grues peuplent les pins

    les visiteurs à ma porte rustique se font rares

    les nœuds des nouveaux chaumes de bambou sont saupoudrés de pollen

    les lotus rouges laissent tomber leurs vieilles robes

    à l’embarcadère les feux des lanternes s’animent

    de partout les ramasseuses de châtaignes d’eau sont de retour »

     

    Wang Wei – 701-761

    Le plein du vide

    poèmes traduits du chinois et présentés par Cheng Wing fun & Hervé Collet

    Moundarren, 2008, réédition, 2016

    https://moundarren.com/livre/wang-wei/

     

    Dédicace spéciale à Arthur & Sophie

  • Anonyme, «  La blancheur de la lune dans la nuit »

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    Carte de Duhuang, vers 650, dynastie Tang. Une des premières représentations des étoiles.

     

     

    « La blancheur de la lune brille dans la nuit,

    Des criquets crient dans le mur de l’est.

    La Grande Ourse indique l’hiver,

    Les étoiles ressortent dans le ciel,

    La gelée blanche mouille les plantes dans la campagne.

    Le temps soudain change,

    La cigale d’automne crie dans les arbres,

    L’hirondelle, où donc est-elle partie ?

    Mes camarades et amis d’autrefois

    Se sont élevés haut et se sont envolés

    Sans plus se souvenir que nous nous tenions par la main.

    Ils m’ont abandonné comme les traces que l’on laisse.

    Une constellation indique le nord et une autre le sud

    Et l’étoile du Bœuf ne porte pas de joug.

    Si l’amitié n’est pas solide comme le roc,

    Un renom vide, quel intérêt a-t-il ? »

     

    Chanson populaire anonyme de l’époque Han — 206 avant J.-C - 220 après

    In Anthologie de la littérature chinoise classique

    Présentée et traduit par Jacques Pimpaneau

    Philippe Picquier, 2004 rééd. 2019

    http://www.editions-picquier.com/ouvrage/anthologie-de-la-litterature-chinoise-classique-2/

  • Gérard Haller, « Menschen »

    Les Inédits du Malentendu, volume 8.

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    semblable maintenant d’un bord à l’autre

    de la terre on dirait l’image se clôt

    et l’image se déclôt qui nous tenait

    ensemble et c’est comme si tout de nouveau

    me quittait. Le visage autrefois du dieu

    mort que tu étais. Comme s’il revenait

    mourir sous mes yeux

     

    regarde

     

    irressemblant maintenant vide l’enclos

    là-bas lumineux de ta voix

     

    tout le heim autrefois. Regarde. Gisant

    nu de part et d’autre du grillage ici

    qui le défigure et les traces partout

    du sang sur l’herbe et les rails et le linceul

    bleu du fleuve au loin miroitant sous le bleu

    incicatrisable du ciel oh et tout

    le ciel comme ça lèvre contre lèvre

    de nouveau qui s’ouvre et les larmes dans nous

    sans mer à la fin où retourner

     

    Gérard Haller

    Inédit, extrait de Menschen

    à paraître aux éditions Galilée le 17 septembre 2020

     http://www.editions-galilee.fr/f/index.php?sp=liv&livre_id=3534

    on pourra regarder cette lecture de Nous qui nous apparaissons de et par Gérard Haller sur le site « Philosopher au présent » ttps://www.youtube.com/watch?v=3ftmFUkUns8

     

    Gérard Haller est un auteur rare, qui compte infiniment pour moi, dont j’attends chaque livre avec une vertueuse et tremblante patience depuis Météoriques (Seghers) en 2001, en passant par all/ein, Fini mère, Le grand unique sentiment (Galilée) etc. Dans quelques jours celui-ci, Menschen, sera sur nos tables, nul doute qu’il éclairera avec quelques rares autres – ceux d'Isabelle Baladine Howald, Fragments du discontinu (Isabelle Sauvage), Pascal Quignard, L'Homme aux trois lettres (Grasset), Camille de Toledo, Thésée, sa vie nouvelle (Verdier), pour n'en citer que trois essentiels – cet été qui se termine & cet automne qui commence.

  • Su Dongpo, « En souvenir de ma mère qui ne faisait pas de mal aux oiseaux »

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    « Lorsque j’étais jeune, en face de mon bureau, il y avait des bambous, des peupliers, des pêchers et toutes sortes de fleurs ; des bosquets remplissaient la cour et des oiseaux s’y nichaient. Ma mère détestait qu’on détruise la vie ; les enfants et les serviteurs avaient ordre de ne pas attraper les oiseaux. Pendant plusieurs années, ceux-ci firent leurs nids sur les branches basses et on pouvait apercevoir leurs oisillons en baissant la tête. Il y avait aussi quatre ou cinq perruches qui voletaient tous les jours parmi eux. Les plumes de ces oiseaux sont très précieuses et très rares. On pouvait les apprivoiser, car ils ne craignaient pas du tout les hommes. Les villageois en les voyant trouvaient cela extraordinaire. Il n’y a pourtant pas là d’autres raison : en l’absence sincère de mauvaises intentions, même d’autres espèces ont confiance en vous. Un vieux paysan disait : “Si les oiseaux nichent loin des hommes, leurs petits seront la proie des serpents, des rats, des renards, des chats sauvages, des hiboux, des milans. Aussi, si les hommes ne les tuent pas, ils se rapprochent d’eux pour éviter ces malheurs.” On voit ainsi que si ensuite les oiseaux nichent sans oser s’approcher des hommes, c’est qu’ils considèrent que ceux-ci sont pires que les serpents, les rats et autres prédateurs. On peut donc faire confiance à cette parole de Confucius : “Un gouvernement tyrannique est plus terrible qu’un tigre !” »

     

    Su Dongpo – Su Shi (8 janvier 1037 – 24 août 1101)

    Sur moi-même

    Choix de textes, traduits et présentés par Jacques Pimpaneau

    Philippe Picquier, 2003, rééd. Picquier poche, 2017

     

    Su Dongpo – Su Shi – né le 8 janvier 1037 à Meishan, est mort le 24 août 1101 sur la route de Changzhou.

    C'est un homme selon mon cœur, un poète essentiel, aimé et lu par ses pairs – et au delà, je l'espère – (Jim Harrisson, Lambert Schlechter, Volker Braun, par exemple, le citent volontiers).

    Pour souligner la date anniversaire de son décès, pour que l'on se souvienne encore de lui, j'ai eu envie des oiseaux de sa mère, à n'en pas douter ceux qui encore – à l'exception des perruches – conversent chaque jour dans le petit jardin où ils aiment à se reproduire.

  • Vélimir Khlebnikov, « Le livre »

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    J’ai vu les noirs Véda

    le Coran et l’Évangile

    et les livres aux plats

    de soie des Mongols

    eux-mêmes faits de la cendre des steppes

    du kizäk odorant

    comme le font

    les femmes kalmoukes chaque matin

    faire un feu

    et se coucher soi-même sur lui

    veuves blanches

    cachées dans un nuage de fumée

    pour accélérer la venue

    du livre

    Ce livre un

    bientôt vous le lirez     bientôt

    Blanches     les mers brillent

    dans les côtes mortes des baleines

    Chant sacré     voix sauvage mais juste

    Et les fleuves azur     sont les marque-pages

    où le lecteur lit

    où est l’arrêt des yeux qui lisent

    Ce sont les grands fleuves –

    la Volga où la nuit on chante à Razine

    où on allume des feux sur les barques

    le Nil jaune     où l’on prie le soleil

    le Yang-Tsé-Kiang     où est la fange épaisse des humains

    le Seine     où sont vendues des femmes aux yeux sombres

    et le Danube     où toutes les nuits brillent

    des hommes blancs sur les vagues     sur des barques en chemises blanches

    la Tamise     où est l’ennui gris des bâtiments – dieux pour les foules

    l’Ob renfrogné     où on fouette le dieu tous les soirs

    et où on danse devant un ours à l’anneau de fer sur son cou blanc

    avant qu’il ne soit mangé par toute la tribu

    et le Mississippi     où les hommes ont pris pour pantalon le ciel étoilé

    et portent un chiffon de ce ciel sur des bâtons

    Le genre humain est le lecteur du livre

    et la couverture porte l’inscription du créateur

    mon nom     archaïques caractères bleus *

    Mais tu lis nonchalamment

    plus d’attention !

    Tu es trop distrait et tu regardes en paresseux

    comme si c’était les leçons d’un catéchisme

    Ces chaînes de montagnes enneigées et ces grandes mers

    ce livre un

    bientôt     bientôt tu vas le lire

    Dans ces pages saute la baleine

    et l’aigle     qui a plié la page de l’angle

    se pose sur les vagues marines

    pour se reposer sur le lit du pygargue **

    [1920] ms. automne 1921

     

    * Des signes d’écriture archaïques, comme si de tout temps la couverture du livre portait le nom

    ** Le Livre évoque par son aspect de « montagnes enneigées » l’espace nietzschéen, il reprend l’ancien topique du monde comme livre dans une version cinétique. L’aigle quitte les sommets pour se poser sur la mer et devenir aigle des mers. Je ne sais si Khlebnikov pensait à la Thora d’en haut qui suit le même mouvement. Quoi qu’il en soit, puisqu’encore une fois il s’agit du temps, et plus spécifiquement du temps de la lecture, on pourrait dire que Khlebnikov, là aussi, introduit la discontinuité. Ndt.

     

    Vélimir Khlebnikov

    Œuvres 1919 – 1922

    Traduit du russe préfacé et annoté par Yvan Mignot

    coll. « Slovo », Verdier, 2017

    https://editions-verdier.fr/auteur/velimir-khlebnikov/

    Depuis sa parution, en 2017, ce livre ne quitte pas la table, la forge. La puissance de l'écriture de Khlebnikov me sidère — et donc la traduction d'Yvan Mignot — et je ne suis pas loin de penser comme Jakobson qu'« il était, pour le dire en un mot, le plus grand poète du monde en notre siècle ». Du moins un des plus importants, un des plus inattendus, un des plus neufs qui soient encore aujourd'hui.

  • Françoise Ascal, « Autour d’Odilon  — Trois tableaux »

    Les Inédits du Malentendu, volume 6.

     

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    Odilon Redon, La mort d'Ophée, vers 1905, Gifu, Musée des beaux-arts

     

     

    Anémones

     

    Les anémones surgissent de nulle part

    rassemblées dans un vase sans assise

    elles flottent dans la lumière

    appellent notre regard

     

    Au sommet de leur épanouissement

    elles supplient qu’on les retienne

    bleues violettes pourpres

    elles vibrent sous la caresse du peintre

     

    elles cachent en leur centre une pupille noire

    un gouffre à la mesure de l’amour

     

     

     

    Orphée

     

    Les morts font une haie.

    Ils se dressent devant toi et cachent le bleu du ciel.

    Comment pourrais-tu sortir du deuil ?

     

    Ton père d’abord, jeune encore, puis ton frère cadet Léo, puis ta petite sœur Marie, puis l’ami Jules, puis l’ami Émile, puis l’ami Ernest, puis Clavaud, ton maître spirituel dont le suicide te bouleverse

    et par-dessus tout,

    ton fils Jean,

    le nourrisson de deux mois, sur le berceau duquel tu t’es penché avec tant de tendresse.

    Trop de morts en trop peu de temps.

     

    Quelle échappée, quelle issue, si ce n’est dans ton art ?

    Tu travailles comme un forcené. Tu combats le sort adverse.

    À coup de fusain encre plume tu exorcises les puissances nocturnes.

     

    Longtemps Orphée te hante, Orphée te parle à l’oreille.

    Trois ans avant ta propre mort, tu lui offres le plus doux des tombeaux.

    Visage et lyre reposent côte à côte

    enveloppés d’un nuage luminescent, piqueté de fleurs-étoiles.

    Viatique pour le voyage de l’âme, le Livre bleu.

    Orphée l’inconsolable a trouvé la paix.

     

     

    Vase de fleurs, le pavot rouge

     

    Rouge flamboyant

    le pavot insiste

    il s’impose dans les nuits sans sommeil

    hante tes jardins clos

     

    le pavot se dilate dans l’espace

    ouvre et déploie ses pétales

    plus vastes plus tendres

    que l’arrondi du vase

     

    bientôt on ne voit plus que lui

     

    dans les galeries du crâne

    le pavot brûle

    ton désir croît

     

    Françoise Ascal

    Chantier Odilon

    Inédit

    L’œuvre de Françoise Ascal est une des plus précieuses qui soient. Son journal, ses poèmes, ses récits, depuis son premier livre Le Pré, en 1985, sont attendus comme témoignages d’un travail exigeant, rigoureux, sachant creuser l’autobiographie pour qu’elle devienne celle de tout le monde. La mémoire, l’art, les bonheurs et les douleurs… sont au cœur de ce travail émouvant et précieux. Qu’elle soit donc mille fois remerciée de nous avoir donné ces trois pages alors que vient de paraître l’étonnant Journal du perce-neige chez Al Manar avec des travaux de Jérôme Vinçon. https://editmanar.com/editions/livres/lobstination-du-perce-neige/

  • Gong Zizhen, « Un souhait de livre »

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     Air : « Les sables lavés par les vagues »

     

    Au-delà des nuées s’élève un pavillon rouge,

    Lieu retiré et loin de tout.

    Au-dessus des Cinq Lacs le son de la flûte perce l’automne.

    Après avoir rangé trente mille peintures et livres

    Je monte avec eux sur ma barque.

     

    Miroir et brûle-parfum,

    Tendresse, grâce et tranquillité.

    Je relève pour toi le rideau juste comme il faut.

    Sans souci de la fraîcheur du vent et des vagues sur le lac,

    Je te regarde te coiffer.

     

    Gong Zizhen — 1792-1841

    in « La dynastie des Qing » — Mandchous, 1644-1911

    Traduit du chinois par Sandrine Marchand

    Anthologie de la poésie chinoise

    sous la direction de Rémi Mathieu

    Pléiade / Gallimard, 2015

  • Xiao Gang, « Poème sur des noms de simples »

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    Paysage, Dynastie des  Ming

     

     « La brise matinale fait trembler les fleurs,

    Le soleil du soir brille sur l’appontement.

    Tout en haut d’une tour une femme esseulée

    Au crépuscule pleure sur sa solitude.

    La lampe éclaire le lit des plaisirs à deux,

    Dans les tentures flotte le parfum du benjoin.

    Elle broie un peu d’encre, écrit deux ou trois vers,

    Avec de la céruse essaie de se farder.

    Elle voudrait tant voir de la fleur d’hellébore

    La tige volubile emplir sa chambre vide. »

     

     

    Xiao Gang ne fut pas qu’un poète à l’œuvre importante, il régna les deux dernières années de sa vie et mourut assassiné. Son œuvre fut longtemps mésestimée, pourtant, entouré par un cercle de poètes, il écrivit beaucoup dans un style très orienté vers les recherches formelles.

     

    Xiao Gang — 503-551

    in  « Les Six Dynasties (de la fin des Han à la fin des Sui) » — 196-618

    Traduit du chinois par François Martin

    In Anthologie de la poésie chinoise

    Pléiade / Gallimard, 2015