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Poésie - Page 13

  • Claude Esteban, « Au plus près de la voix »

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    © Jean-Marc de Samie / CIPM

     

    « Peut-être que l’écriture qui est la nôtre nous enferme sans issue dans un espace à deux dimensions. Peut-être que la page écrite, fût-elle raturée, offerte à d’autres signes plastiques ou idéographiques, demeure un piège auquel on feint d’échapper sans jamais y parvenir. Mais si notre regard ne parvient pas à se détacher du livre et de ce qui est là consigné, il importe, du moins, que l’œil écoute1, ainsi qu’il fut dit une fois, et que l’oreille s’arrache à sa torpeur. Il nous faut restituer à la voix, celle qui murmure secrètement sous le couvert des lignes, quelque chose de son tremblement, de sa teneur unique, de sa fragilité aussi bien. Par-delà ou en deçà du discours, ce réseau de significations qui ne renvoie qu’à sa propre logique, la voix est véritablement un geste de la parole, un élan vocatif tourné vers l’autre, une question ouverte, offerte au dehors. Oui, tout autant que l’apparition du visage pour Emmanuel Levinas, la voix qui se devine dans le poème, c’est encore le corps de l’autre, tel qu’il m’apparaît et qu’il sollicite de moi que je le découvre dans son altérité fondamentale, étrangère et cependant garante de ma propre identité. Le poème, ainsi entendu, au sens premier du terme, devient le lien d’un face-à-face entre le Tu et le Moi, non plus sous le signe de la défiance et de l’opposition, mais sous les espèces d’une sorte d’assentiment qu’on pourrait appeler la justice ou, du moins, la justesse de l’esprit. Et Levinas dit encore, à propos de Paul Celan, de cette marche harassante entre l’espoir et la nuit : “Comme si, en allant vers l’autre, je me rejoignais et m’implantais dans une terre désormais natale.2» Sans doute est-ce là se laisser entraîner vers quelques horizons qu’on estimera par trop improbable, mais le livre qu’on ne quitte pas des yeux, le livre de poèmes, ne peut-il, aujourd’hui ou demain, redevenir cet “instrument spirituel3” dont Mallarmé pressentait l’imminence ? Instrument spirituel et matériel tout ensemble : virtualité d’une musique, unisson du sensible et des signes, pierres légères sous les pas d’Orphée. »

     

    (Dernier paragraphe d’une conférence prononcée au Centre International de Poésie Marseille en juin 2003)

    1. Allusion au livre de Paul Claudel, L’œil écoute, publié initialement en 1946, et réédité, augmenté, en 1965. Les deux éditions sont publiées par Gallimard.

    2. Emmanuel Levinas, Paul Celan, de l’être à l’autre, Fata Mogana, 2003.

    3.  Stéphane Mallarmé, « Le livre, instrument spirituel », in Quand au livre, 1897 – disponible à la William Blake and Co. édit, 2011.

    (Les 3 notes sont du blogueur)

     

    Claude Esteban

    Ce qui retourne au silence

    Farrago, 2004

  • Salah Stétié, « Cinq poèmes de “Inversion de l’arbre et du silence” »

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    DR

     

    « Dans le cercle du cercle

    Est le cercle, est le contenu du cercle

    Endormi dans l’oiseau

     

    Au bois très frais de la pluie effrayée

    Contenu dans le contenu du doute

    : Oiseau de pluie sorti

     

    Le goudronneux l’oiseau

    Enfermé dans le doute

    Fils du deuil il rompt les fagots de pluie

    *

    Dans l’immortalité de ce mourir

    Avec le bois renoncé de la forêt

    Et la fillette et la violette et la craie

     

    La brume ensemencée étant brume

    Le soudain corps – brisé sa lampe : larme

    Ô recueillie et prise aux cils errants

     

    Le corps ayant brisé sa lampe

    Une fillette a recueilli ce peu

    De rien au désordre du verre

    *

    Quelle eau très pure

               près des larmes ?

     

    Et qui retient l’éplorée d’une brume

    Son bois tremblé

    Luttant de ruse avec le rossignol

    *

    Le livre, le rompu, l’indécidé

    En absolu théâtre

    Et la poupée de son cri s’est éloignée

     

    Voilée de vin, voilée de pauvre blé

    Aux fins du pain inexpliqué, aux fins

    , Livre enterré, du blé qui sera blé

     

    Livre enterré dans la terre du livre

    Comme poupée séparée de son cri

    À l’aube, au tranchant vieilli des charrues 

    *

    L’herbe qui bruit, enfance

    Avant mourir, source lavée

    Par l’herbe uniquement, tenant

    Un peu de neige au feu de la poitrine

     

    La terre aussi : image

    Atteinte à la pointe arquée de libellule

    Avant la mort, centre

    Au centre de cela inapparue

     

    Puis parue Oh ! ô blé de transparence

    Par le cristal du centre

    Du centre de cela formé de neige

    Au point du centre de cela (…) dans le souffle »

     

    Salah Stétié

    Inversion de l’arbre et du silence

    Gallimard, 1980

  • Claude Esteban, « Deux poèmes de “Fayoum” »

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    « Mes yeux

    sont grands ouverts pour toujours

     

    et pourtant j’étais borgne et tous ceux

    qui maintenant me plaignent

     

    se moquaient de moi, on criait, vite

    vite, il arrive celui qui n’a qu’un œil

     

    cachez-vous car il jette

    le mauvais sort, les filles n’auront jamais

     

    d’amour s’il les regarde et moi

    je leur lançais des pierres

     

    et le dedans de mon cœur

    devenait chaque fois plus dur et c’est vrai

     

    qu’ils ont peint deux yeux

    sur la tablette de cire et que je souris.

     

    * * *

     

    Aimes-tu mes cheveux, mes cils, ma

    fourrure, je veux

     

    que tu délires, mon cher amour,

    lorsque tu me touches, c’est jour de fête

     

    puisque ton pénis

    est grand et qu’il me traverse

     

    je veux

    cette sueur encore entre nous comme

     

    un ruisseau de tendresse et qu’il y ait

    quand tout s’achève

     

    ce cri, ce repos, ce

    cri

     

    où suis-je, mon cher amour, où sont-ils

    les chemins pour te rejoindre

     

    dis-moi que tout mon corps

    ne va pas mourir

     

    maintenant que les fourmis approchent. »

     

    Claude Esteban

    Fayoum

    Farrago, 31 décembre 1999 à 199 exemplaires, réservés aux amis de l’auteur & de l’éditeur, tous hors-commerce et numérotés, pour saluer l’an 2000

    repris dans Morceaux de ciel, presque rien, Gallimard, 2001

  • Bernard Manciet, « Impromptu de Tabago »

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    DR

     

    « Impromptu de Tabago

     

    Jaspe noir que ce minuit

    cette nuit toute une grappe

    tourne et tourne sous la main

    hanche lisse argile sombre

    rôde encore svelte cruche

    t’arrondis comme la paume

    lune épaule épanouie

    sois pavane lune noire

    sur la pointe de ton pied

    d’une paume sois la joue

    et contre la joue oiseau

    cruche toute sois un pleur

    parole en forme de larme

    sombre ou d’un grain de raisin

    goût d’argile goût de rhum

    goût de larme goût de brume

    à l’aube fine chemise

    qu’un souffle disperse en bruine

    pour qu’au noir d’aube sois brume

    grain d’argile chair de poire

    cruche pure figue bleue

    de salive revêtue

    mais gorgée obscur sanglot

    langue laquée et léchée

    mais de tes grains couronnée

    cruche mon figuier en feux

    posée au port de Bordeaux

    sois plus ronde sous la main

    maison où jeunesse habite

    d’un alto l’âme sonore

    mais oreille d’aromate

    où se chuchote le jais

    en trille délicieux

    figue sèche lèvre épaisse

    violette et vanillée

    banane mûre ce cou

    qui déteint le long des flancs

    tulipe la sombre joue

    qui renferme ses cachous

    maison de musique cruche

    musique de Tabago

    tourne ton chancellement

    entre les doigts et t’incline

    et t’inclinent tes coteaux

    nous versant fraîcheur de chai

    parfum de vin voyagé

    tout le flanc d’un cargo lourd

    d’une nuit chaude d’épices

    d’une sueur d’août humée

    cargo de vin charge creuse

    de mots purs sous notre langue

    de grain de peaux doux couteau

    cruche de vin chancelante

    qui déborde sur les hanches

    soit touffes soit cheveux grappe

    boucles par bouquets ce soir

    cruche en vigne toute entière

    telle un adolescent tournante

    bien fessu lorsqu’il se lève

    de sources grives frémie

    mon argile aux mille pampres

    chair de l’âme si le doigt

    trace en couleuvre en lierre

    de l’orteil jusques au souffle

    frêle fêlure un éclair »

     

    Bernard Mancciet

    Impromptus

    Bilingue

    Traduit de l’occitan par l’auteur

    L’Escampette, 1997

  • Àlex Susanna, « Deux poèmes »

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    DR

     

    « Nature morte

    à Miquel Vilà

    Sur la table reposent des livres,

    des lunettes, un cahier, un crayon :

    les instruments de quelqu’un qui a perdu

    son temps à lire et à écrire,

    à essayer de peaufiner quelque poème

    où entrer et se reposer, ou bien se terrer dans son trou

    après une journée plutôt morose…

     

    Avant on trouvait encore des gens qui construisaient

    des temples, et même d’imposantes cathédrales :

    aujourd’hui nous nous contentons, la nuit venue,

    d’une grotte, d’un abri quelconque

    pour échapper à cet excès de mauvais temps

    et cacher le froid qui par dedans nous ravage.

     

    Sur le son et sur le sens

    Il arrive que cette langue, la nôtre,

    claque encore comme bois vert :

    la verrons-nous brûler un jour

    en silence comme ses sœurs ?

     

    Tous ces crépitements, ces grésillements,

    ces craquements, ces braillements à foison,

    la danse de tous ses sons exacerbés

    après tant d’années de prostration,

    distrait et charme, excite même

    mais finit par lasser :

    dans le silence de la nuit,

    lorsque d’une langue nous attendons

    quelque chose de plus qu’une bonne musique,

    nous voudrions arriver à entendre,

    tout au fond de chaque vers,

    le bourdonnement persistant d’une sobre

    combustion, le lointain ressac

    des jours à jamais perdus,

    les brusques poussées des marées

    qui trop souvent nous expulsent

    de ce que nous croyons vraiment nôtre,

    et tout l’enchevêtrement de courants

    et de contre-courants d’un temps transformé,

    plutôt qu’en un poulain écervelé

    qui fuit sans savoir où il va,

    en un coureur de fond

    de plus en plus épuisé

    qui revient constamment sur ses pas

    pour voir si jamais il trouve la sortie

    du labyrinthe où sans le vouloir

    un beau jour il est entré par distraction. »

     

    Àlex Susanna

    Inutile poésie

    Poèmes traduits du catalan par Bernard Lesfargues

    Bilingue

    Fédérop, 2001

  • Kenneth Rexroth, « Trois poèmes »

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    DR

     

    « Les avantages de l’érudition

    Je suis un homme dépourvu d’ambitions

    Et qui a peu d’amis, hautement incapable

    De gagner son pain, qui ne

    Rajeunit pas, réchappé de quelque destin mérité.

    Tout seul, mal vêtu, quelle importance ?

    À minuit, je mets à chauffer

    Un bol de vin blanc à la cardamone.

    Avec mon peignoir tout troué et mon vieux béret,

    Assis dans le froid à écrire des poèmes,

    À dessiner des femmes nues dans leurs marges de guingois,

    Je copule avec des nymphomanes

    De seize ans nées de mon imagination.

     

    Miroir vide

    Tant que nous vivons perdus

    Dans le règne de la finalité

    Nous ne sommes pas libres. Je m’assois

    Dans ma cabane de dix mètres carrés.

    Chant des oiseaux. Bourdonnement des abeilles.

    Frémissement des feuilles. Murmure

    De l’eau sur les rochers.

    Le canyon m’enserre.

    Au moindre geste, la grenouille de Basho

    Sauterait dans la mare.

    Tout l’été les feuilles dorées

    Des lauriers ont virevolté dans l’espace.

    J’ai remarqué aujourd’hui

    Qu’une feuille d’érable flottait

    Sur la mare. Dans la nuit

    Je reste à fixer le feu.

    Je voyais autrefois des cités de feu,

    Villes, palais, guerres,

    Aventures héroïques

    Dans les feux de camp de la jeunesse.

    Je ne vois plus qu’un feu désormais.

    Ma poitrine bouge tranquillement.

    Les étoiles bougent là-haut.

    Dans l’obscurité transparente

    Un dernier tison rougeoie

    Parmi les cendres.

    Sur la table, il y a une peau de serpent

    Desséchée, une pierre brute.

     

    “Dans l’air chaud d’avril…”

    Dans l’air chaud d’avril,

    Allongés nus au pied des pins,

    Sous l’abri ensoleillé d’une falaise.

    Tu t’agenouilles sur moi et je vois

    De minuscules empreintes rouges sur tes flancs,

    Comme des morsures, là où des pommes de pin

    Ont appuyé sur ta peau.

    On peut apercevoir les mêmes marques

    Incrustées dans le lignite de la falaise

    Au-dessus de nous. Sequoia

    Langsdorffii avant la période glaciaire,

    Et sempervirens de nos jours,

    Ce qui ne fait de différence

    Qu’en nombre d’années.

     

    Ici, dans la douce et moribonde

    Puanteur des fleurs printanières, rejetés,

    Deux épaves ensemble,

    Sous cet arbre l’espace d’un instant,

    Nous avons échappé aux duretés

    De l’amour, de l’amour perdu, de l’amour

    Trahi. Et ce qui aurait pu être,

    Comme ce qui pourrait être, s’évanouit

    Pareillement dans ce qui est, pour ne laisser

    Que ces idéogrammes

    Imprimés sur les immortels

    Hydrocarbures de chair et de pierre. »

     

    Kenneth Rexroth

    Les constellations d’hiver

    Poèmes traduits de l’américain par Joël Cornuault

    Bilingue

    Librairie La Brèche, 1999

    http://librairielabrecheditions.blogspot.com/p/catalogue.html

  • Kenneth Rexroth, « Deux poèmes »

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    DR

     

    « Au pied du mont Soratte

    L’autre jour, dans des rangées

    Inexplorées au fond de la bibliothèque,

    Cerné par les volumes sévères

    De la Patrologie de Migne,

    Debout, je lisais les déchirantes

    Plaintes d’Abélard. Soudain,

    Je m’aperçus que depuis un moment,

    Un parfum doux et léger

    M’entourait, très subtil, très chic,

    Puis, j’entendis le tintement

    De fins bracelets et une respiration

    Qui ne cessait de monter et descendre.

    Dans l’allée, de l’autre côté,

    Un garçon et une fille

    Faisaient l’amour dans le coin

    Le plus reculé du savoir.

     

    La roue tourne

    Tu portais robe de satin et voile de gaze

    À présent tu séjournes avec moi en montagne près des cascades.

    J’ai lu jadis ces vers que Po Chu Yi*

    Composa quand il avait un certain âge.

    Ils surent me toucher malgré ma jeunesse.

    J’ignorais alors que, à mi-vie,

    Une ravissante et jeune danseuse

    M’accompagnerait près des chutes de cristal,

    Sous les sommets de neige et de granit.

    Je savais moins encore qu’elle serait

    À la différence de Po, ma propre fille.

     

    La terre tourne vers le soleil.

    L’été s’installe sur les cimes.

    Des coqs de bruyère bleus tambourinent dans les sapins rouges

    Au long des jours lumineux.

    Tu piques des plumes de geai bleu et de colapte

    Dans tes cheveux.

    Deux fois deux hirondelles d’un vert violet

    Jouent au-dessus du lac.

    Les oiseaux bleus sont revenus

    Nicher sur la petite île.

    Les hirondelles boivent au vol,

    Badinent, zigzaguent, piquent

    Et rappellent celles qui virevoltent

    Sur le Ponte Vecchio et sous ses arches

    Une pluie fine traverse le lac

    Dans un léger sifflement. Après l’ondée,

    Des vesses de loup géantes, pareilles à des carapaces

    De tortues, naissent au bord du pré.

    Les neiges de mille hivers

    Fondent sous le soleil d’un unique été.

    Des cyclamens sauvages éclosent près du ruisseau.

    Des truites tournent dans l’eau transparente.

    Cris des marmottes, le soir dans les rochers.

    Le Scorpion s’enroule sur les champs de glace qui miroitent.

    Un moineau nocturne à couronne blanche chante au coucher de lune.

    Le tonnerre gronde dans le lointain.

    Notre campement, lumière isolée

    Au cœur de cents monts et cascades.

    Les voix entremêlées de l’eau

    Qui chute conversent la nuit durant.

    Au chaud dans ton duvet,

    Joues et paupières éclairées par les étoiles,

    Ton souffle s’abaisse et s’élève

    Avec un minuscule nuage dans la nuit gelée.

    Dix mille chants d’oiseaux saluent le jour.

    Dix mille années tournent inchangées.

    Cela fut et ne se retrouvera plus. »

    * Po Chu Yi ou Bai Juyi — 772-846 —,  aussi appelé L’ermite du Mont parfumé (Note du blogueur)

     

     

    Kenneth Rexroth

    L’automne en Californie

    Traduit de l’américain et présenté par Joël Cornuault

    Bilingue

    Fédérop, 1994

    http://federop.free.fr/oeuvres/lautomneencalifornie.html