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Poésie - Page 2

  • Joël Vernet, « La parole imprenable »

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    « On cherche la première phrase, non pas celle d’un livre mais celle de l’enfance, sous la poussière des jours, on cherche le premier mot, comme c’est bizarre, celui qui ouvrira la porte close de notre cœur. On a grandi, au fond, sans le secours de personne, les jours se sont ajoutés aux jours, l’hiver s’est emparé de notre cœur, notre visage a blanchi, on s’est mis à dénombrer les morts autour de nous. Tous ces morts, ils furent des amis ou des inconnus. On les croisait parfois, le soir, penchés déjà au bord de leur nuit ou confiants en l’été qui pénétrait jusqu’ici, dans les villes. On les voyait allant deux par deux ou seuls, s’en allant dans le dédale des rues, leur enfance morte entre leurs bras, s’en allant en silence ou avec quelques mots d’amour qu’ils savaient encore dénicher tout au fond de leur cœur. Ils les offraient ainsi à l’air d’un soir, à ces heures d’abandon, à l’enfant qui les précédait de sa course, égarant ses rires et ses jeux dans les temps des promenades. Une inquiétude se dessinait peut-être dans le ciel de leur vie. Mais il ne sert à rien de s’inquiéter, on peut chasser toute inquiétude, on peut chasser l’automne de cette vie, avec ses feuilles sans destin et ses premiers vents, avec ce froid si sec sur les lèvres des anges. L’inquiétude s’en va, on ne sait pas pourquoi, on ne sait pas comment, cédant la place au désert de l’encre, à la merveille de la page. On écrit, on rêve sous la pierre de l’inquiétude. On empile des pages et des papiers froissés, on envoie quelques lettres, on contemple les astres d’une nuit éternelle. On s’en va dehors goûter à la beauté des chemins, des feuillages. Une intuition resurgie de l’enfance : l’on pourrait écrire durant toute une vie sur les choses délaissées, sur les fermes abandonnées, les clôtures éventrées, les jardins assaillis d’herbes folles. Il y a là une matière unique, émouvante. Celui qui œuvrerait ainsi, à la gloire du silence, n’aurait pour principe qu’un seul but : l’errance, le désœuvrement face à la beauté du monde, au désespoir des jours. Des lieux sans destin dresseraient leurs pierres sur ses pages, les vents audacieux des saisons composeraient les phrases, une à une, les visages d’inconnus défileraient, le soir, dans la très haute chambre, juste pour voir, juste pour entendre la parole imprenable, la parole souveraine qui sommeille en chacun. Il n’y aurait pas de récit, pas de roman, non, rien de tout cela, juste l’or d’un poème sous les doigts d’un enfant. »

     

    Joël Vernet

    Lâcher prise

    L’Escampette, 2004

  • Carolus L. Cergoly, « Se promener en ville »

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    « Se promener en ville

    Aux couleurs du soir

    Fraîchet

    C’était pour moi

    Jouir de la vie

     

    Je scrutais les vitrines

    Ainsi l’habillerai-je

    De ce velours violet

    Et je la pensais

    Seule

    Dans le petit salon

    À lire son Rilke

     

    Je me promenais dans les rues

    Une rose

    À la bouche

    Les gens pressés

    Me regardaient

    Comme si j’étais Dragon

    Nul ne me pensait

    Peut-être qui sait

    Poète

     

    Et je me blottissais

    Dans mon manteau

    Mes mots

    Secrets délicats

    La rose à la bouche

    Seule les comprenait

     

    Volants et dentelles

    Fleurissaient sur le manteau

    Rose amoureuse

    Rose douloureuse

    Et j’allais de l’avant

    Serré dans mon manteau »

     

    Carolus L. Cergoly

    Ponterosso — poésies mitteleuropéennes en lexique triestin

    Traduit par Laurent Feneyrou & Pietro Milli

    Postface de Laurent Feneyrou

    Triestiana, 2024

  • Bernard Manciet, « L’enterrement à Sabres, chant LXX »

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    © Jean-Louis Duzert

     

    « Peau d’agneau peau d’agnelet

    coups de bâton coups d’aubépin

    je t’écorche agnelet blanc »

    clameur de cette rosse de vieillerie

    « soleil au soleil peau de matin

    peau de hérisson peau de laine

    peau de brebis peau de chagrin »

    la vieille piailleuse écorche le soleil

    « coups de baguette peau soufflée

    je te jetterai derrière la mer

    peau de châtaigne peau de bélier

    le Chien Noir te mangera

    le Chien Blanc te séchera »

    clame la vieille écorcheuse

    « j’ai dit soleil et soleil j’ai dit

    qui contient des soleils tant et plus

    et qui te sont d’autres soleils

    soleil entier à coups de coudrier »

    dit-elle encore

    « dans toi mon tournoiement de tuiles

    nos orgueils dans je ne sais quoi

    ce Dieu tout en lambeaux

    dans le soleil mes entrailles je dis bien mes entrailles

    et les pampres de mon sang

    et ma jeunesse et le monde ma jeunesse

    lorsque je t’écorche tu fais remonter le rouge le rose

    sans toi il n’y aurait pas de Dieu »

    dit la vieille qui cogne dessus

    « sois soleil mon enfant ! et Dieu soit Dieu

    de soleil cœur de cœur un corps corps de corps vivant

    peau d’antenoise peau d’agnelle

    amen : un soleil chamaillé

    Dieux et coups une belle rixe

    bel enfant vert – je dis et je l’ai dit –

    odeur de feu »

     

    Bernard Manciet

    L’enterrement à Sabres

    Traduit de l’occitan par l’auteur

    Mollat éditions, 1996

  • Pascal Quignard, « Refugium »

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    © : CChambard

     

    « Soudain j’en suis sûr. Je le sais. Je n’ai plus le choix. Il faut que j’aille travailler là-haut. Il faut que je me sépare de ceux qui sont en bas. Il faut que, dans l’impatience d’être seul, je saute hors du monde.

    C’est comme le hourvari dans la forêt : Le chevreuil anxieux soudain saute hors de la voie pour ne plus être repéré, pour ne plus être pourchassé, pour ne plus être sonné, pour ne pas mourir.

    « Là-haut » est une petite chambre sous le toit. Ce n’est qu’un matelas d’enfant de quatre-vingts centimètres de large sous un Velux. Et ce n’est qu’un vieux corps nu qui, chaque jour, au milieu de la nuit, se glisse sous le drap, se glisse sous le ciel, se glisse sous la lune, se glisse sous les nuages qui passent, se glisse sous l’averse qui crépite. Si un jour je ne me rends pas là-haut, si un jour je ne me retranche pas des autres hommes, des malaises surviennent et l’envie de mourir remplace l’envie de fuir. Si je vais ne serait-ce qu’une seule heure là-haut, dans mon lit de silence, ne voyant que l’immense profondeur céleste par l’espèce de chien assis qui offre sa lumière à la page, mes maux se dissolvent, la paix gagne, l’âme s’ouvre, je ne souffre plus de rien, je m’oublie, l’intérieur de la tête non seulement se dégrise mais s’effrite, mon âme devient transparente, translucide, sinon lucide, sinon devineresse.

    Siècles, familles, enfants, nations se dissolvent là-haut.

    Page du ciel toujours lisible entre les tuiles et les rebords de zinc.

    Les nuages aux mille formes qui défilent au travers de ce rectangle - de ce petit templum qui ajoure le plafond et qui perce le toit - projettent leurs ombres sur la feuille de papier, sur le plancher de bois blanc, sur la blancheur du drap, même sur la couverture de laine polaire légère.

    Ce lieu, ce mouchoir de lieu, ce sudariolum de lieu, changer la bouteille d’eau, changer l’ampoule nue qui pend au bout de son fil qui éclaire admirablement la page lue ou la page qui s’écrit, laver les draps, les petites boîtes contenant les recharges d’encre par terre pour les stylos, faire le ménage, chaque dimanche, au terme du travail, comme une pauvre messe, au moins laver avec une éponge imprégnée d’eau de Javel le sol de lattes blanches pour le plaisir des petites narines retroussées des chats qui en assurent l’inspection méticuleuse à chaque crépuscule, travailler dans ce lieu, rendent ma vie nécessaire, plus modeste, plus désenténébrée, plus offerte, plus simple.

    Ma vie devient plus claire tant elle se fait plus simple, mon corps plus maigre se fait plus absent, mon esprit plus vide, plus avide. »

     

    Pascal Quignard

    Mourir de penserDernier royaume IX

    Grasset, 2014

     

     

    Pascal Quignard est né le 23 avril 1948.

  • Sylvie Durbec, « W. G. Sebald, Fugue »

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    Dessin de François Ridard

     

     « Tandis que nous restons assis sous la lampe, à la table de travail, perdus dans des réflexions errantes, les livres continuent à se taire sur les étagères autour de nous. Le silence des bibliothèques, la nuit, que de rares fantômes borgèsiens visitent, la vastitude sonore de la Grande Bibliothèque évoquée par Sebald à la fin d’Austerlitz nous reviennent en mémoire. Les livres parlent la langue des existences perdues et la conservent intacte. Tout ce qu’ils racontent, tout ce sur quoi ils réfléchissent, les bombardements acharnés sur Hambourg et Dresde par exemple, tous ces lieux perdus, qu’en faisons-nous tandis que la nuit tombe et que de rares voitures passent à toute vitesse devant la maison en éclaboussant les murs de lumière ? Est-ce que je possède une seule photo de la gare de Saint Dalmas de Tende pour prouver ce que je raconte à son propos ? Ai-je à ma disposition autre chose que des fragments disparates pour tenter de raconter des histoires ? Récemment ne m’a-t-on pas reproché d’avoir une écriture trop morcelée, trop fragmentée ? Mais, ai-je eu envie de répondre, comment une femme aux origines si dispersées pourrait-elle écrire un livre d’une seule coulée, elle qui, depuis l’enfance n’a obtenu que des bribes, des éclats, des quartiers d’existences, à la manière des collages de Max Ernst où jamais une image unique n’est à l’œuvre, oui, comment? Il ne s’agit pas de se disculper. Ce que raconte Sebald de Ferber par exemple ne peut que m’inciter à reprendre la vie des Rosselini venus d’Italie pour s’installer à Marseille, des émigrants eux aussi, la course du petit chien blanc qui me poursuivit en aboyant avec férocité au sortir de chez eux dans la traverse des Polytres (je ne sais toujours pas aujourd’hui quel est le sens à donner à ce mot, Polytres) tandis que j’habitais au 18 achélème des Tilleuls, à Saint-Jérôme, dans le treizième arrondissement de Marseille, sentir aussi le goût du lait chaud et son odeur, que la religieuse servait aux enfants dans le réfectoire de l’école où je fus élève jusqu’en 1968, dans un bol en pyrex qui restait brûlant, parce que Mendès-France avait fait voter une loi pour enrayer le défaut de calcium chez les enfants nés après la guerre. Les Rosselini parlaient italien entre eux et lisaient le Corriere della Sera, ce qui me ravissait à cause des illustrations dramatiques qui se trouvaient en couverture et des mots étrangers. Que faisaient-ils en France ? Elle était couturière et lui, menuisier, Marie et Joseph en quelque sorte. Ils avaient un tout petit jardin et des poules. Où était leur Jésus ? Ils sont morts. J’ai trouvé chez ma mère une carte postale datant de l’exposition universelle à Turin, en 1911. L’homme qui écrit est désespéré, il n’a pas trouvé dans la ville le travail qu’il espérait et recommande à son destinataire resté à Marseille de ne surtout pas le rejoindre en Italie. Lui et son destinataire sont morts aujourd’hui. Était-ce un membre de la famille Rosselini ? Tous sont morts. Comme est mort le fils d’Henriette, et mon grand-père et tout le monde. Sauf moi, serais-je tentée de dire. Sauf Sebald, pourrais-je ajouter. Trois de ses livres sont sur mon bureau et j’en ai commandé deux autres chez la libraire qui les aura bientôt, apaisant ainsi ma terrible angoisse depuis que je sais que Sebald a disparu dans un accident de voiture “stupide” et qu’il n’écrira plus de nouveau livre. Dans la notice biographique qui ouvre Vertiges, il y a deux phrases bizarres. Au début il est dit que Sebald “vit et enseigne la littérature à Norwich” et un peu plus loin, que “W.G. Sebald est mort en décembre 2001”. Comme si un Sebald continuait à enseigner la littérature à l’université et l’autre, le mort, avait terminé son existence. Est-ce que ça voulait dire que si on se rendait à Norwich, on pourrait rencontrer Sebald vivant, le professeur continuant à exister tandis que l’écrivain aurait péri définitivement ? Par exemple, on pourrait le croiser marchant “à trois ou quatre milles au sud de Lowestoft”, menant ainsi la vie ordinaire d’un professeur épris de randonnées et d’érudition. Cette notice m’a plongé dans le trouble assez durablement. Pouvait-on exister et être mort en même temps, comme dormir et vivre ? Même bizarrerie dans la notice qui ouvre Les Anneaux de Saturne. Ainsi, pour moi qui le découvrais, Sebald appartenait à une espèce unique, en constant mouvement, entre la vie et la mort, entre présence et absence. Et au premier chef ses livres, qui étaient eux aussi affectés de cette ubiquité, mêlant le passé au présent, l’oubli au souvenir, une langue à une autre, un pays à un autre. Livres de marche, comme d’autres le sont de prière ou de contemplation. Depuis, j’ai appris par son éditrice, M.W., que d’autres livres existaient, non encore traduits ou sur le point de l’être, et j’en ai éprouvé un vif soulagement. Elle m’a montré un exemplaire d’un texte poétique écrit par Sebald, qui évoque un voyage en Corse, et j’ai été, pendant un bref instant, tentée d’apprendre l’allemand pour être en mesure de le lire, parce que j’avais pu déchiffrer le titre. Mais j’ai renoncé très vite. Tant de choses me retiennent, tant de choses que je n’aurais pas le temps d’accomplir ou d’achever, l’apprentissage d’une langue étant au nombre des exploits impossibles à réaliser, ce que j’ai pu constater lorsque j’ai essayé d’apprendre le portugais à cause de Fernando Pessoa et de l’Alentejo. Mais c’est une autre aventure qu’ici je veux écrire. Marcher pour une infirme de la langue est une sorte d’exploit. Marcher dans la langue-territoire de l’autre, y faire des incursions, des razzias, ramenant vers soi un butin toujours nouveau, words, words, et ensuite se fabriquer pour la route un bagage, un havresac contenant toutes les phrases de Sebald imprononçables pour moi, la vie de Grunewald after Nature, toujours écrire comme on respire, comme on ingurgite un morceau de pain quand on a faim, à la va-vite, presque trop naturellement. Et maintenant, sur le bureau de Vollezele, marcher devient de l’écriture, et du tremblement. »

     

    Sylvie Durbec

    « W. G. Sebald, Fugue »

    in Fughe

    Propos2éditions, collection « propos à demi », 2015

    http://www.propos2editions.com/1/fughe_2615364.html

  • Jeanne Gatard, « DE L’ART, S’ESQUIVER »

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    « De l’art s’esquiver, même si l’art s’esquive lui-même autant que l’hippocampe de la mer s’esquive à paraître indifférent, non, discret, distrait peut-être ?

    Cheval du jeu, échec ou roi roux, l’hippocampe, ange ambigu des eaux, se sauve jouant la diagonale. Racé, il survole les cases, les évite en vrai dandy des mers. On ne sait de quel petit monstre il garde élégance et silence. Il a l’élégance de l’esquive.

     

    L’esquive, avec cette élégance vers la grande inconnue serait pour le dévoilement d’un coup. Mais pourquoi la plus courante des choses sous le banal des jours, émerveille-t-elle tout à coup ? C’est l’émerveillement subit, même devant le plus connu, celui que nos mères nous montraient sur le Pont le long du quai.

     

    Tout balayer avec la gomme idéale, arrêter ce qui hurle et garder le sacré du silence, son dieu Harpocrate, distiller là où le temps n’a prise, miniatures et riches heures. Concentrer le tir vers un point mental sur échafaudage.

    Garder l’émotion sur le fil, sur la colonne de Siméon, funambule sur le fil. Y retrouver l’attention du moine peintre d’icônes.

     

    Le funambule de l’à-peine, inscrit pour ces instants qui tentent de voir un brin d’affinement de quelque lumière, tandis que les siècles d’art traversent, poussant ces instants.

    Faire des lignes une seule, au plus juste, que des couleurs aiguisent pour attiser la paix partant du corps et arriver à la paume.

     

    La ligne de cœur,

    ligne du vif,

    se précise,

    s’aiguise,

    s’incise

    arrive

    au fil

    fin.

     

    La très jeune femme est déjà là, dans ce fil. Ses sandales fines glissent sous cette porte, les chevilles maigres à peine touchées par le bas d’une robe de soies légères.

    Le grand marin l’a-t-il vue, tant emmêlé dans ses siècles.

    D’un siècle l’autre, toujours quelques péripéties pour attraper le ciel.

    Embarqués dans une époque qui se cherche, toujours au bord d’un vaste cassage de gueule, où se niche le ciel à vif sur les rues, les forêts et les sables ?

     

    La pudeur dit en sourdine, dit en force, préserve, protège encore cet amour formidable qui fait la vie, la suscite, la relance. En sourd, discrètement farfelue, un peu silencieuse une émotion qui mine de rien est le fond des sentiments qui continuent à se tisser sur les tables en silence pour tenter d’inscrire du léger.

     

    C’est l’assis face au debout, l’à peine face à l’époustouflant, ce qui se tait face au criard.

    Le bruit n’effacera jamais le murmure continu plus ténu sur les tables. Des fusées ne s’en échappent pas, mais en monte une lumière qui retient du feu.

    A travers des régions malhabiles, des trappeurs moins aguerris continuent à grimper mains nues les roches plus arides.

    La question ouverte infiniment conjuguée et s’articule.

     

    La poser point à point en brodeur qui compte, le faire plus que le dire, à la pointe du crayon.

    Dire met sur la pointe.

    Tenter d’inciser ce cela même qui peut animer l’instant d’un petit air d’éternité, a cet air fin là, même s’il n’est que dans la tête.

     

    Les portraits sur fond cæruleum intense de Cranach

    restent suspendus du côté du cour qui s’en fend.

     

    Il y a plus, encore plus dans ce que l’on ne sait.

    À travers ce fichu trajet qui nous y amène, s’engrange une pyramide d’émotions.

     

    On fait son tour, toujours à court,

    on repart plein, grelottant.

    Né nu, on repart nu.

    Une part ineffable va où elle ne sait, ouvre de l’inconnu limpide. Le face à face avec le papier, plage de blanc un peu ivre, plonge sans mémoire pour défricher ce qui bouge de vent dessous.

    Les décalés du temps, s’évadent en connivence avec les siècles, dans la lisière, large plaie blanche de sable, longue plaie le long des murs qui traverse le fil de l’histoire des villes.

    Eux sautent ces murs de la honte.

     

    Aller dans le brut de briques délitées, salpêtre érodé, poussières, pentes de cendre d’où l’on ne redescend, vers l’impalpable du bleu joyeux par là-bas, vers les chants d’un orchestre malhabile. »

     

    Jeanne Gatard

    Laps

    Tarabuste, 2020

    https://www.laboutiquedetarabuste.com/doute-b-a-t-poesie.b/s419819p/Jeanne-GATARD-Laps

  • Hanz Magnus Enzensberger, « V. M. M. (1890-1986) »

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    DR

     

    « Le souffle court, sous le pommier en fleur

    derrière la datcha, glisse d’une fesse à l’autre,

    sur son fauteuil d’osier, Viatcheslav Mihaïlovitch,

    le survivant. En retraite, en retraite, en retraite.

     

    Il est vrai que son cul de plomb n’est plus

    ce qu’il était. Seul à sa chaîne de montre,

    le taille-crayon rappelle les années radieuses

    du Politburo. Il rumine, fait craquer ses doigts.

     

    Un bolchevik insignifiant : groupe des “chimistes”.

    J’ai moi-même été en prison ! (Justifications.)

    Pour la révolte, pour la mort, prêt. De tous les côtés des souvenirs.

    Les faits, mais ils ne sont que propagande, rien d’autre.

     

    Par exemple autrefois la Chancellerie du Reich, la pluie

    de novembre battait aux fenêtres. L’amitié entre nous

    est cimentée avec du sang. A-t-il vraiment dit cela ?

    Toasts éditoriaux mémorandums : l’histoire ?

     

    une histoire ? Qui pourrait faire la différence !

    Qui pourrait la retenir ? Bourdonnement des mouches

    dans les arrière-salles et dans les cellules. Au procès-verbal :

    Rebut. Chien enragé. Charogne dangereuse.

     

    Sa propre femme, comme toutes les autres, déportée :

    Avait-elle les yeux verts ou marron ? Et les enfants ?

    Insignifiant : qu’est-ce que ça signifie ? Lavette !

    criait Lénine. Une momie assise au soleil de mai.

     

    Bourdonnement des mouches comme toujours. Survivant, en mémoire.

    Somnolent, en conserve. Dans ses rêves,

    il confond arrêts de mort et devoirs à faire à la maison.

    Il a toujours été un bon élève. Il n’y a qu’en anglais

     

    qu’il a baissé. Cocktail par exemple : un mot étranger,

    incompréhensible. À ses oreilles qui entendent mal

    ne gronde aucune détonation. Craquements de doigts.

    Il écoute. Serait-ce les mouches ? Avec lenteur

     

    reviennent les délicates Études, Rêverie, Un sospiro,

    qu’il jouait autrefois à Kukarka,

    district de Nolinsk, anno mil neuf cent trois,

    plein d’expressivité et pénétré de nobles sentiments. »

     

    Hans Magnus Enzensberger

    Mausolée, précédé de Défense des loups et autres poésies

    Traduction de Maurice Regnault et Roger Pillaudin

    Préface d’Hédi Kaddour

    Poésie / Gallimard, 2007

  • Claude Royet-Journoud, « Pour énigme »

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    « 1

    la nudité est une histoire

     

    le naturel

    ce qui passe et ce qui

    limite l’air et

    sa puissance

     

    je change de jour

     

    2

    délicats contours

     

    voir

    ceci et cela

     

    tous se groupaient

    contre la mer

    l’image parlait

    sans parenthèses

     

    3

    fiction inattendue

    dans le studieux parcours

     

    le portrait

     

    la forme de la main »

     

    Énigme est le titre d'une section (vide) de État d'Anne-Marie Albiach, Mercure de France, 1972

     

    Claude Royet-Journoud

    Le Renversement

    Gallimard, 1972

     

    Bon anniversaire Claude Royet-Journoud — né le 8 septembre 1941.

  • Daniil Harms, « La petite mémé qui traquait des bestioles »

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    Gravure de Marfa Indoukaeva

     

    « Une p’tite mémé traquait sur les asters

    Maintes bestioles, les prenant au filet.

    Cette p’tite mémé tenait d’une main de fer

    Ses cachets, sa clé, sa canne à poignée.

     

    Un jour, Mémé fouillait dans les asters

    Puis s’écria soudain, toute affolée :

    Perdus ! Foutus ! Où sont-ils donc ? Misère !

    Mes cachets, ma clé, ma canne à poignée ?

     

    Clouée sur place, Mémé resta figée,

    Criant : À l’aide ! Agitant son filet.

    Vite, aidez-la ! Afin que not’ Mémé

    Retrouve cachets, clé et canne à poignée. »

     

    Daniil Harms

    Le samovar

    Bilingue

    Traduit du russe par Eva Antonnikov

    Gravures de Marfa Indoukaeva

    Héros-limite, 2015

    https://heros-limite.com/auteurs/harms-daniil/

     

    Une des prises ramenées de ma visite d'hier au Livre, à Tours. Ce petit livre, largement illustré d'épatantes gravures, est une merveille de grâce, de drôlerie, de poésie. Rythme, élégance,  malice, sont au rendez-vous, et la traduction si belle d'Eva Antonnikov n'est pas pour rien dans cette réussite.

    À lire à nos enfants, leurs parents et leurs grands-parents.

  • Maurice Chappaz, « L’île déserte »

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    Corinna Bille & Maurice Chappaz en 1942

     

    « — Et qu’emporterez-vous sur une île déserte ?

    Je me réveillais sur mon lit tandis que la neige accompagnait le sapin qui se balançait imperceptiblement à la fenêtre et qu’il n’y avait que lui et moi au monde.

    Mais la voix reprit comme si elle s’adressait à plusieurs hommes qui exploraient la nuit en train de finir.

    — Je vous inquiéterai. Un souvenir de votre aimée, un seul ?

    Vous êtes plus perdus que vos prés et vos fermes, constatait en moi le passant invisible.

    Je cherchais et ne voulais pas d’images. Qui sait ? Je me dis : ce vieux bocal aux griottes que je viens d’ouvrir. J’ai été saisi la veille. D’un coup les fruits m’ont piqué et j’ai reconnu mes cerisiers sauvages, les rejetons si vivaces de ceux que j’ai plantés autour de notre maison à V. J’ai cru m’y retrouver. J’ai senti avant que l’été s’use le parfum de l’air et la chaleur, juin qui s’ouvre, sur ma joue. Quand ce rouge à l’eau (qui est la couleur des merises), leur rouge un peu opalin commence à flotter. Et bien sûr, Elle était là sur le balcon, je ne distinguais pas ses traits de sa voix. Elle aussi était une saveur. Je fermerai les yeux sur l’île déserte. Que puis-je emporter de plus près de tout et me traversant que cette langue de verger que je sucerai ? Je survivrai autant de jours ou de nombre de semaines qu’il y a de fruits. Manger c’est disparaître comme la neige qui fond déjà sur le sapin qui devient si vert.

    Je m’endormis puis je songeai à la malachite, une petite pierre luisant au clair de lune qu’elle avait trouvée en descendant un chemin entre les vignes sous Venthône. Verte et brûlante. Elle l’avait fait tailler puis portée vingt ans en bague et ensuite l’avait partagée en deux pour chacune de ses nièces.

    Je leur réclamerai cet infime bijou âpre, très montagnard de ton. J’observe une attente dans l’aventure de cette pierre et une onde de magie prête à nous envahir. Une puissance a été mise en veilleuse. À elle seule, à mon doigt, étincelle d’une planète que j’aime, celle qui indique tantôt le soir tantôt le matin, elle me scellerait cette malachite dans un creux au fond du sable. Elle me marierait à l’île déserte.

    Oui, il y a encore une page d’écriture dans un tiroir. La dédicace de sa main en tête des Cent petites histoires d’amour…* “ce cœur éclaté dont le meilleur est pour lui, sa Corinna”.

    Ce seul feuillet de l’Arbre de vie me suffira mais l’issue sera tout de suite l’océan.

    Une île ce monde comme le dos d’une baleine. On dit que les marins en voyage croient à une terre ; ils l’abordent et pique-niquent. Ils allument un petit feu et l’île réveillée s’enfonce dans l’océan. Exactement ça, le moment de la mort, la terre nous quitte, on plonge dans l’eau sans limites ni demeures. »

     

    * Corinna Bille, Cent petites histoires d’amour, Gallimard, 1979

     

    Maurice Chappaz

    Le livre de C

    Préface de Christophe Calame

    Éditions de la Différence, 1995

  • Anne Perrier, « Feu les oiseaux (extraits) »

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    Anne Perrier en 1960

     

    « Si le monde

    Était un raisin transparent

    Qui survivrait ?

     

    L’aile d’un ange

    À ma fenêtre obscure

    Neige

     

    Mon cœur prends garde !

    Cette année quel retard

    Sur l’églantine

     

    L’heure qui monte vers midi

    Laisse tomber son ombre

    Dans la nuit

     

    L’été chaque fois plus royal

    Chaque fois plus mortel

    L’abeille toujours plus transparente

     

    L’oiseau touché à mort

    D’un coup de son aile blessée

    A dépassé le jour

     

    J’ai rejoint les oiseaux sauvages

    Oh ! ne me cherchez plus

    Qu’ailleurs »

     

    Anne Perrier

    Feu les oiseaux

    Payot, 1979

  • Franck Venaille, « La bataille des éperons d’or »

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    © Jacques Sassier

     

    « L’EAU

    des tourbières

    l’eau où mon règne perdure

    avant de glisser ce qui me reste de voix dans la fanfare

    et

    d’en être le speaker jamais abattu

    l’eau

    m’attire – tire – cette eau

    j’ai bien connu le bourgmestre

    il faisait apparaître la ligne d’horizon

    souris – mulots – hérissons – taupes

    devinrent mes amis ces années-là

    où je fus désigné fournisseur en eau potable pour récitals il

    faut être celui-ci qui bouleverse la salle entière

    ainsi

    la poésie un jour fermera boutique

    laissera une dernière fois ses rideaux métalliques

    comme cela fera chic et bon genre

     

    J’ai délaissé mon Palais d’enfant. J’ai vécu loin des canaux. Ailleurs. Face à la mer du Nord. J’ai écrit des livres. Il a encore fallu se battre contre les chars venus de Prusse. Je savais que par milliers, les tourbières m’attendaient. Certaines d’entre elles, depuis, je ne sais pas, moi, disons l’acte officiel attestant de la naissance chez le charpentier d’un enfant de sexe mâle dénommé comme déjà ? Jésus. Mais les tourbières souffraient-elles du froid? Quel était, oui quel était le meilleur angle pour tenter de pénétrer dans ce qui ressemblait au souterrain quasi secret du château d’Allemonde. Mais qu’entendait-on ? Des respirations irrégulières d’un soldat sommeillant durant ses heures de garde, c’est le destin des hommes qui m’attire. J’aime savoir. Quoi ? Ce qui se passe derrière les apparences. Le plateau attendait la fonte des neiges. D’énormes blocs de glace s’étaient rassemblés. De grandes dépressions se formèrent. J’avais quoi ? L’enfance mauvaise. Pourtant j’apprenais avec cœur le nom des rivières ici nées : la Sauve, la Gileppe, la Soor, la Helle. Mais voir les arbres combattre, pliés par le vent, perdre feuilles et branchages : comment supporter cela ? »

     

    Franck Venaille

    La bataille des éperons d’or

    Mercure de France, 2014