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gallimard - Page 5

  • Philippe Jaccottet, « Bois et blés »

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    « L’ombre, le blé, le champ, et ce qu’il y a sous la terre. Je cherche le chemin du centre, où tout s’apaise et s’arrête. Je crois que ces choses qui me touchent en sont plus proches.

    Une barque sombre, chargée d’une cargaison de blé. Que j’y monte, que je me mêle aux gerbes et qu’elle me fasse descendre l’obscur fleuve ! Grange qui bouge sur les eaux.

    J’embarque sans mot dire ; je ne sais pas où nous glissons, tous feux éteints. Je n’ai plus besoin du livre : l’eau conduit.

    À la dérive.

    Or, rien ne s’éloigne, rien ne voyage. C’est une étendue qui chauffe et qui éclaire encore après que la nuit est tombée. On a envie de tendre les mains au-dessus du champ pour se chauffer.

    (Une chaleur si intense qu’elle n’est plus rouge, qu’elle prend la couleur de la neige.)

    On est dans le calme, dans le chaud. Devant l’âtre. Les arbres sont couverts de suie. Les huppes dorment. On tend au feu des mains déjà ridées, tachées. Les enfants, tout à coup, ne parlent plus.

    C’est juste ce qu’il faut d’or pour attacher le jour à la nuit, cette ombre (ou ici cette lumière) qu’il faut que les choses portent l’une sur l’autre pour tenir toutes ensemble sans déchirure. C’est le travail de la terre endormie, une lampe qui ne sera pas éteinte avant que nous soyons passés. »

     

    Philippe Jaccottet

    Paysages avec figures absentes

    Gallimard, 1970, revue et augmentée en 1976, rééd. Poésie/Gallimard, 2006

  • Georges Perec, « La disparition »

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    au Moulin d'Andé, où Georges Perec écrivit La disparition. DR

     

    « Anton Voyl n’arrivait pas à dormir. Il alluma. Son Jaz marquait minuit vingt. Il poussa un profond soupir, s'assit dans son lit, s’appuyant sur son polochon. Il prit un roman, il l’ouvrit, il lut ; mais il n’y saisissait qu’un imbroglio confus, il butait à tout instant sur un mot dont il ignorait la signification.

    Il abandonna son roman sur son lit. Il alla à son lavabo ; il mouilla un gant qu’il passa sur son front, sur son cou.

    Son pouls battait trop fort. Il avait chaud. Il ouvrit son vasistas, scruta la nuit. Il faisait doux. Un bruit indistinct montait du faubourg. Un carillon, plus lourd qu’un glas, plus sourd qu’un tocsin, plus profond qu’un bourdon, non loin, sonna trois coups. Du canal Saint-Martin, un clapotis plaintif signalait un chaland qui passait.

    Sur l’abattant du vasistas, un animal au thorax indigo, à l’aiguillon safran, ni un cafard, ni un charançon, mais plutôt un artison, s’avançait, traînant un brin d’alfa. Il s’approcha, voulant l’aplatir d'un coup vif, mais l’animal prit son vol, disparaissant dans la nuit avant qu’il ait pu l’assaillir. »

     

    Georges Perec

    La disparition

    Coll. « Les Lettres nouvelles », Denoël, 1969, rééd. Coll. « L’imaginaire », Gallimard, 1989

  • Li Bai, « J’interroge la lune, une coupe de vin à la main »

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    Li Bai, DR

     

    « Lune dans le ciel bleu, depuis quand es-tu là ?

    Je te pose la question, une coupe à la main.

    L’homme ne peut pas monter sur la lune claire ;

    Mais la lune se promène toujours avec l’homme.

    Miroir aérien brillant sur la porte rouge du palais ;

    Elle répand un éclat pur quand la brume se dissipe.

    On la voit se lever dans la nuit au-dessus de la mer ;

    On oublie qu’elle se noyait dans les nuages du matin.

    Le lièvre blanc y pile la drogue magique jour et nuit ;

    Chang’e y habite seule, sans connaître de voisins*.

    Les gens d’aujourd’hui, n’ont pas vu la lune d’antan ;

    La lune d’aujourd’hui, elle, a éclairé les gens de jadis.

    Gens d’aujourd’hui et de jadis : de l’eau qui coule ;

    Mais c’est toujours la même lune qu’on contemple.

    Puisse au moment où nous chantons face au vin

    L’éclat du clair de lune illuminer nos coupes dorées. »

     

    * Chang’e (ou Heng’e), enfuie dans la lune, en devint la déesse.

     

     

    Li Bai – 701-762

    « La dynastie des Song du Nord »

    Traduit, présenté et annoté par Florence Hu-Sterk

    In Anthologie de la poésie chinoise

    La Pléiade, Gallimard, 2015

  • Hermann Broch, « Les Somnambules »

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    DR

     

    « Dans cette anxiété souveraine qui s’empare de chaque homme au sortir de l’enfance, à l’heure où le pressentiment l’envahit qu’il lui faudra marcher seul, tous ponts coupés, au rendez-vous de sa mort sans modèle, dans cette extraordinaire anxiété qu’il faut bien déjà nommer un effroi divin, l’homme cherche un compagnon afin de s’avancer avec lui, la main dans la main, vers le porche obscur, et pour peu que l’expérience lui ait appris quel délice il y a sans conteste à coucher auprès de son semblable, le voici persuadé que cette très intime union des épidermes pourra durer jusqu’au cercueil. Aussi, quelque rebutantes que soient certaines apparences, car l’on opère entre deux draps de toile grossière et mal aérés ou parce que l’on peut croire qu’une fille ne considère peut-être dans l’homme que le moyen d’assurer ses vieux jours, qu’on veuille bien ne jamais oublier que tout membre de l’humanité, même s’il a le teint jaunâtre, même s’il est anguleux et petit et marqué en haut à gauche d’un défaut de dentition, qu’un tel être, en dépit de son défaut de dentition appelle de ses cris cet amour qui doit pour l’éternité le ravir à la mort, à une peur de la mort qui redescend chaque soir avec la nuit sur la créature dormant dans la solitude, peur qui déjà la harcèle et la lèche comme le ferait une flamme à l’instant où elle se dépouille de ses vêtements ainsi que faisait alors Mlle Erna : elle ôta son corsage de velours rouge pâli, laissa tomber sa jupe de drap vert sombre et aussi son jupon. Elle retira également ses souliers ; en revanche elle garda ses bas et son jupon empesé, elle ne put même se résoudre à ouvrir son corset. Elle avait peur, mais elle dissimulait cette peur sous un sourire futé et à la lumière vacillante de la bougie posée sur la table de nuit, elle se glissa dans le lit sans davantage se dévêtir. »

     

    Hermann Broch (1er novembre 1886 – 30 mai 1951)

    Les Somnambules

    deuxième partie : « Ersch ou l’anarchie » (1931)

    Traduit de l’allemand par Pierre Flachat et Albert Kohn

    Gallimard, 1956-1957, rééd. L’Imaginaire, 1990

  • Joseph Roth, « la Toile d’araignée »

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    DR

     

    « Alors il se promena dans les rues, s’arrêta devant une vitrine et s’acheta une paire de bottes. Il lui semblait avoir grandi, comme s’il avait sous les pieds un sol nouveau, surélevé.

    Vers la fin de l’après-midi, le chant des oiseaux était émouvant et appelait la nuit ; il aborda une fille habillée en blanc. Dans le courant de la soirée, il entra dans un dancing, fut jaloux parce que la fille dansa trois fois de suite avec un monsieur de la table voisine et but un champagne acide. La fille – elle n’était pas de celles-là – réclama un bon hôtel ; Theodor dut louer deux chambres. Il lui fallut la laisser seule pendant un quart d’heure, puis il frappa à sa porte, tendit l’oreille, refrappa et ouvrit. La fille avait disparu.

    Il avait plus de chance auprès de ces jeunes femmes sans chapeau, vêtues de chemisiers tout simples et de vestes élimées, qui se contentaient d’une séance de cinéma. Il prenait garde à ce que ces petites diversions ne se transformassent pas en liens d’amitié ; par principe, il ne se rendait jamais à un rendez-vous.

    Il était content de lui, et convaincu que sa force de caractère et ses dons personnels lui avaient permis de faire en peu de temps ce quelques progrès.

    Il pensait avoir trouvé la seule activité pour laquelle il était fait. Il était fier de son talent pour l’espionnage qu’il qualifiait de “diplomatique”. Son intérêt pour les affaires criminelles grandissait. Il passait des heures entières au cinéma. Il lisait des romans policiers. »

     

    Joseph Roth

    La Toile d’araignéeDas Spinnennetz, 1923

    Traduit de l’allemand par Marie-France Charrasse

    Gallimard, 1970, rééd. L’Imaginaire/Gallimard, 2004

     

    Joseph Roth est né le 2 septembre 1894 à Brody (Galicie).

    Il est mort à Paris le 27 mai 1939.

  • Maurice Blanchot, « L’écriture du désastre »

    « ◆ Vouloir écrire, quelle absurdité : écrire, c’est la déchéance du vouloir, comme la perte du pouvoir, la chute de la cadence, le désastre encore.

     

    ◆ Ne pas écrire : la négligence, l’incurie n’y suffisent pas ; l’intensité d’un désir hors souveraineté peut-être – un rapport de submersion avec le dehors. La passivité qui permet de se tenir dans la familiarité du désastre.
    Il met toute son énergie à ne pas écrire pour que, écrivant, il écrive par défaillance, dans l’intensité de la défaillance.

     

    ◆ Le non-manifeste de l’angoisse. Angoissé, tu ne le serais pas.

     

    ◆ Le désastre, c’est ce qu’on ne peut pas accueillir, sauf comme l’imminence qui gratifie, l’attente du non-pouvoir.

     

    ◆ Que les mots cessent d’être des armes, des moyens d’action, des possibilités de salut. S’en remettre au désarroi.

    Quand écrire, ne pas écrire, c’est sans importance, alors l’écriture change – qu’elle ait lieu ou non ; c’est l’écriture du désastre. »

     

    Maurice Blanchot

    L’écriture du désastre

    Gallimard, 1980

  • Tao Yuanming, « Le retour aux champs »

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    « À l’enfant que j’étais point ne plaisait le monde

    Et mon cœur pour les monts était tout plein d’amour.

    Mon erreur m’a jeté dans les filets du siècle

    Et trente années, pas moins, se sont ainsi enfuies.

    L’oiseau tenu en cage se languit de ses bois,

    Le poisson du bassin rêve de son étang.

    J’ai défriché un champ dans les landes du sud :

    Le rustre que je suis s’en revient à la glèbe !

    Je ne possède en tout que quelques dix arpents

    Une étroite chaumière de huit ou neuf travées.

    L’arrière est ombragé d’ormes et de grands saules,

    Le devant est planté de pêchers et poiriers.

    Dans un lointain diffus s’aperçoit un village

    D’où montent alanguies des fumées paresseuses.

    Là-bas des chiens aboient au détour des ruelles,

    Les coqs lancent leur chant tout en haut des mûriers.

    Mon portail et ma cour ignorent la poussière,

    Je goûte un long loisir dans la chambre déserte.

    Je suis bien trop longtemps resté dans une cage,

    Mais je retrouve enfin toute ma liberté.

    * * *

    Je reviens grommelant, m’appuyant sur ma canne ;

    Le chemin, très pentu, contourne les fourrés.

    L’eau du ru montagnard est très pure et très claire ;

    C’est tout ce qu’il me faut pour me laver les pieds.

    Je vais tirer du vin, du vin nouveau, bien chaud,

    Je saisis un poulet, j’appelle mes voisins.

    Le soleil s’est couché et l’ombre emplit la pièce ;

    Un bon feu de broussailles nous tient lieu de lampe.

    Alors la joie s’en vient. Hélas, la nuit est brève

    Et voici que déjà un nouveau jour se lève. »

     

    Tao Yuanming – 365-427

    Le retour aux champs

    – série de cinq poèmes, ici le premier et le dernier –

    in « Les Six Dynasties et les Sui »

    traduit du chinois par François Martin

    Anthologie de la poésie chinoise

    La Pléiade, Gallimard, 2016

  • Annie Ernaux, « Mémoire de fille »

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    « J’ai rêvé cette nuit d’un grand autocar transportant des écrivains, beaucoup. Il s’est arrêté dans une rue, c’était devant l’épicerie de mes parents. Je suis descendue parce que c’était “chez moi”. J’avais la clé. Un instant j’ai craint qu’elle ne puisse ouvrir la porte. Je savais qu’il n’y avait plus personne à l’intérieur. Les volets en bois de la devanture et de la porte étaient mis. La clé a tourné dans la serrure à mon grand soulagement. Je suis entrée. Tout était comme dans mon souvenir, dans la demi-pénombre des dimanches après-midi, avec comme seule source de lumière la seconde devanture donnant sur la cour, obscurcie en été par une tenture de toile bariolée. Au réveil, j’ai pensé que seul l’être, ou le moi, présent dans ce rêve, était à même d’écrire la suite et qu’écrire la suite serait se situer dans ce défi au bon sens, cette impossibilité là.

    Mais à quoi bon écrire si ce n’est pour désenfouir des choses, même une seule, irréductible à des explications de toutes sortes, psychologiques, sociologiques, une chose qui ne soit pas le résultat d’une idée préconçue ni d’une démonstration, mais du récit, une chose sortant des replis étalés du récit et qui puisse aider à comprendre – à supporter – ce qui arrive et ce qu’on fait. »

     

    Annie Ernaux

    Mémoire de fille

    Gallimard, 2016

  • Peter Handke, « Mon année dans la baie de Personne »

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    « Quand enn tout de même, plutôt parce qu’elle me poussait, me bousculait presque, nous devînmes un couple, cela me rendit malheureux. Pendant qu’elle se déshabillait, avec l’agilité d’une adolescente, je me disais déjà que c’était ni.

    Il y avait aussi quelque chose qui était ni, mon idée d’elle, de moi et de notre peuple, et quelque chose de nouveau commençait.

    Après notre étreinte, elle disparut en un clin d’œil, sans adieux. Abattu, je m’endormis, et celui qui se réveilla dans la matin d’été était ce tout autre dont “je” m’étonnais déjà enfant, et de même généralement au réveil : indiciblement joyeux, imprégné de douceur, relié à l’extérieur, indomptable.

    Et dans les mois qui suivirent, il régna entre nous une pareille présence, sous la forme d’une élégance particulière, sans jamais le danger d’un faux pas ou d’un malentendu. C’était une grâce qui nous rendait invisibles. Lorsque je m’en souviens, je ne vois ni un visage ni un corps, mais à leur place la racine de l’épicéa qui traverse le chemin en forêt, la corde à linge sur la terrasse, les moraines qui se suivent, fuyant au galop à l’horizon de la fenêtre ouverte du train. Avec elle, je me sentais englouti par la terre. Ce gamin dont le regard, en passant sur le sentier de forêt où nous étions allongés, nous traversait. Le groupe de coupeurs de roseaux qui godillaient dans leur canot tout autour de notre banc de sable, chacun les yeux ailleurs, mais jamais sur nous. Une fois, nous nous trouvions sous un cerisier, et nous avons encore disparu à deux, et dans le souvenir ne reste que l’image des cerises en haut sur l’arbre, comme si elles se multipliaient à chaque regard, taches de rouge petites, rondes lumineuses.

    Et chaque fois, me dit ma mémoire, je me trouvais ensuite seul. Je la vois bondir hors du cercle, et déjà elle a tourné le coin, elle est sortie de mon champ de vision, elle est devenue inaudible. Puisqu’elle apparaissait toujours comme une sorte d’aventurière, déguisée ou grimée et voilée, elle ne laissait pas la moindre image. »

     

    Peter Handke
    Mon année dans la baie de Personne –
    un conte des temps nouveaux

    Traduit de l’allemand par Claude-Eusèbe Porcell

    Gallimard, 1997, rééd. Folio, 1999

     

  • Camille de Toledo « Le livre de la faim et de la soif »

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    un des 51 dessins de Camille de Toledo in texte

     

    « Le livre voudrait, dans toutes les langues, conjurer le regret, effacer les traces de sa nostalgie, entrer dans l’existence, et, reprenant le traîneau, le pousser, le tirer en avant, pour accueillir tout, l’effondrement et l’honneur tel un drapeau honni sur lequel on crache en comptant les croix des cimetières profanés et toute l’horreur, le pathétique, le tragique, la farce de cet âge où les âmes meurent comme celle du Prince, laissant à la place des curseurs, des écrans. Le livre, maintenant, pris d’une pulsion incontrôlable de réaction, voudrait excommunier toute la modernité et souffler, souffler pour en faire une torche. Je dois dire, à cette charnière du livre, que je suis prêt. Prêt à le suivre. et là, justement, en entendant ses plaintes, ses litanies sur la Grande Russie et la neige, les âmes, j’accours. Je cherche à le relever, parce qu’à le voir ainsi dans cette chambre du Prince mort, observant par la fenêtre les flocons qui recouvrent et tapissent la glace du fleuve, là­-bas, vers l’Ermitage, je sens qu’il va flancher. C’est sa pente naturelle, la déploration. Le livre, ce réactionnaire, je crains, là, franchement, qu’il ne dérape. Âme, Russie, Ivanovna, le musée des Mondes Anciens, le conservatoire des émotions puissantes. Je crains que mes doigts, tous mes doigts qui ont accepté, par pitié, par compassion, de le suivre, le livre, je crains qu’ils n’abandonnent. Je redoute, pire, la mélancolie du livre. et l’âme, et la main reposée sur ses pages. et la mort, et son crâne, et une bougie, et le sablier pour le Temps, et, derrière, la sœur qui pleure son frère et, avec lui, la Russie. Je le sens. Le livre plonge, s’apprête à plonger. »

     

    Camille de Toledo
    Le livre de la faim et de la soif 
    Gallimard, à paraître le 9 février 2017

  • Pétrarque, « Canzoniere »

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    Pétrarque par Giorgio Vasari, Palais Fesch, Ajaccio

     

    « Il se compare au papillon

     

    Comme parfois, au temps des chaleurs, on voit l’ignorant papillon charmé par la lumière voler pour son plaisir dans les yeux d’autrui, d’où il arrive qu’il meurt et qu’un autre est affligé ;

    Ainsi sans cesse je cours vers mon fatal soleil qui brille en ces yeux d’où me vient une si grande douceur ; car Amour ne respecte pas le frein de la raison, et celui qui voit est vaincu par celui qui veut.
    Et je vois bien à quel point ceux-ci me trouvent fâcheux, et je sais que j’en mourrai certainement, puisque ma vertu est impuissante contre ce tourment :

    Mais Amour m’éblouit si délicieusement, que je pleure l’ennui d’autrui, et non mon propre malheur ; et mon âme aveugle consent à son trépas. »

     

    Pétrarque

    Canzoniere

    Traduit du latin par Ferdinand L. de Gramont

    Préface et notes de Jean-Michel Gardair

    Poésie/Gallimard, 1983

  • Fleur Jaeggy, « Proleterka »

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    « Plusieurs années ont passé et j’ai, ce matin, un désir soudain : je voudrais les cendres de mon père.

    Après la crémation, on m’a envoyé un petit objet qui avait résisté au feu. Un clou. On me le rendit intact. Je me demandais alors si on l’avait vraiment laissé dans la poche du costume. Il doit brûler avec Johannes, avais-je dit aux employés du crématorium. On ne devait pas l’ôter de sa poche. Dans ses mains, il eut été trop visible. Aujourd’hui, je voudrais les cendres. Ce doit être une urne comme tant d’autres. Le nom gravé sur une petite plaque. Un peu comme les plaques des soldats. Comment se fait-il qu’il ne me vint pas à l’esprit alors de demander les cendres ?

    À cette époque, je ne pensais pas aux morts. Ils viennent vers nous tardivement. Ils se rappellent à nous quand ils sentent que nous devenons des proies et qu’il est temps d’aller à la chasse. Quand Johannes est mort, je n’ai pas pensé qu’il était vraiment mort. J’ai pris part aux obsèques. Rien d’autre. Après la cérémonie funèbre, je suis partie tout de suite. C’était une journée bleue, tout était fini. Mademoiselle Gerda s’est occupé de tous les détails. Je lui sais gré de cela. Elle a pris rendez-vous pour moi chez le coiffeur. Elle m’a trouvé un tailleur noir. Modeste. Elle a suivi scrupuleusement les volontés de Johannes.

    Mon père, je l’ai vu pour la dernière fois dans un lieu où il faisait froid. Je l’ai salué. À côté de moi, il y avait mademoiselle Gerda. Je dépendais d’elle, en tout. Je ne savais pas ce que l’on fait quand une personne meurt. Elle connaissait avec précision toutes les formalités. Elle est efficace, silencieuse, timidement triste. Comme une hache, elle avance dans les méandres du deuil. Elle sait choisir, elle ne doute pas. Elle a été si diligente. Je n’ai même pas pu être un peu triste. C’est elle qui avait pris toute la tristesse. Je la lui aurais donnée de toute façon, la tristesse. À moi, il ne me restait rien.

    Je lui ai dit que je voulais me trouver un moment seule. Quelques minutes. La salle était glaciale. Pendant ces quelques minutes, j’ai glissé le clou dans la poche du costume gris de Johannes. Je ne voulais pas le regarder. Son visage est dans mon esprit, dans mes yeux. Je n’ai pas besoin de le regarder. Au lieu de le regarder, je faisais le contraire. Ou plutôt, je le regardais bien, pour voir, et savoir, s’il y avait les marques de la souffrance. Et je fis une erreur. Comme je le regardais très attentivement, son visage m’a échappé. J’ai oublié sa physionomie, son vrai visage, celui de toujours.

    Mademoiselle Gerda est revenue me chercher. Je tente d’embrasser Johannes sur le front. Mademoiselle a un mouvement de dégoût. Elle m’en empêche. Ce fut un désir si soudain, ce matin, de couloir les cendres de Johannes. À présent, il s’est évanoui. »

     

    Fleur Jaeggy

    Proleterka

    Traduit de l’italien par Jean-Paul Manganaro

    Gallimard, 2001