mardi, 03 juillet 2018
Tchouang-tseu, « …un vieil homme qui nageait dans les remous… »
Ike no Taiga – 1723-1776 – , Tchouang-tseu rêvant d’un papillon, ou un papillon rêvant de Tchouang-tseu
« Confucius admirait la cataracte de Liu-leang dont la chute mesurait trente toises et dont l’écume s’étendait sur quarante stades. Dans cette écume, ni tortue géante, ni caïman, ni poisson, ni trionyx ne pouvaient s’ébattre. Soudain, Confucius vit un vieil homme qui nageait dans les remous. Le prenant pour un désespéré, il donna l’ordre à ses disciples de suivre la berge et de le retirer de l’eau. À quelques centaines de pas plus bas, l’homme sortit de l’eau par ses propres moyens. Les cheveux épars et tout en chantant il se promena au bas du talus. Confucius l’ayant rejoint, lui dit : “J’ai failli vous prendre pour un esprit, mais je vois que vous êtes un homme. Permettez-moi de vous demander quelle est votre méthode pour pouvoir nager si aisément dans l’eau.
– Je n’ai pas de méthode spéciale, répondit l’homme. J’ai débuté par accoutumance ; puis cela est devenu comme une nature ; puis comme mon destin. Je descends avec les tourbillons et remonte avec les remous. J’obéis au mouvement de l’eau, non à ma propre volonté. C’est ainsi que j’arrive à nager si aisément dans l’eau.
– Que voulez-vous dire, demanda Confucius, par les phrases suivantes : j’ai débuté par accoutumance ; je me suis perfectionné naturellement ; cela m’est devenu aussi naturel que mon destin ?
– Je suis né dans les collines, répondit-il, et j’ai vécu à l’aise, c’est l’accoutumance ; j’ai grandi dans l’eau et je m’y trouve à l’aise, c’est la nature ; je nage ainsi sans savoir comment, c’est le destin. »
Tchouang-tseu – IVe siècle av. J.-C.
Extrait du chapitre XIX de « Avoir une pleine compréhension de la vie »
In Œuvres complètes
Traduit du chinois, préfacé et annoté par Liou Kia-hway
Gallimard/unesco, 1969, rééd. Folio essais n°556, 2014
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vendredi, 29 juin 2018
Sou Che (Su Tung Po), « Sur l’air “Chanson de l’immortel de la grotte” »
« Ses os étaient de jade ;
Sa chair un frais cristal de glace, sans une goutte de sueur.
Le vent emplissait d’un parfum secret tout le palais au bord de l’eau.
Quand s’écartait le store brodé, le clair de lune nous épiait.
Pas encore endormie, elle appuyait sur l’oreiller sa chevelure en désordre.
Je me levais pour saisir sa main de soie.
Aucun bruit à la porte du pavillon.
Parfois, on voyait une étoile filante traverser la Voie Lactée.
Je demandais : “Où en est-on de la nuit ?”
“C’est déjà la troisième veille.”
Les flots dorés de la lune pâlissaient ; les étoiles du Cordeau de Jade* s’inclinaient.
Nous calculions sur nos doigts quand viendrait le vent d’Ouest**.
Et pourtant, nous ne parlions pas des années,
Qui secrètement s’échappent. »
* La queue de la Grande Ourse, qui tourne autour du Pôle avec les saisons.
** L’automne
Sou Che (Su Tung Po) — 8 janvier 1037- 24 août 1101
Traduit du chinois par O. Kaltenmark
In Anthologie de la poésie chinoise classique
Sous la direction de Paul Demiéville
Gallimard, 1962, rééd. Coll. Poésie/Gallimard, 2000
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mercredi, 20 juin 2018
Kouo Yu, « Longue nostalgie »
Illustration de Xu Baozhuan (1810-1885) pour Le Rêve dans le Pavillon rouge
« J’y pense longuement…
Mais à qui va ma pensée ?
Depuis qu’il m’a quittée pour monter à cheval,
Nuit après nuit je pleure en l’alcôve déserte.
Dans le miroir de jade, à l’aube, j’épile mes sourcils en antennes ;
Je vous en veux, mais en même temps je n’ai qu’amour pour vous.
L’eau du lac cet automne a débordé ; blanches sont les fleurs de lotus.
Mon cœur est blessé ; le soleil tombe, et deux canards s’envolent*
Pour vous j’ai semé puis cueilli le lichen**.
Dans le froid, la glycine s’étend le long des branches des pins sombres.
Pour vous, j’ai mis de côté l’oreiller orné de corail.
Les traces de mes larmes ont séché ; des toiles d’araignée sont nées.
Qui aime n’aura jamais peur des cheveux blancs ;
Mais pourquoi ne puis-je vous accompagner toujours ?
Le vent et la pluie sifflent ;
Cocorico, chantent les coqs !
… Mais à qui va ma pensée ?
À celui que j’ai vu en rêve. »
* Le couple de canards mandarins est le symbole du couple parfait qui ne se quitte jamais.
** Usnée barbue (Usnea barbata), lichen médicinal.
Kouo Yu (Kouo Yen-tchang) – 1316 - ?
Traduit du chinois par Siao Che-kiun
In Anthologie de la poésie chinoise classique
Sous la direction de Paul Demiéville
Gallimard, 1962, rééd. Coll. Poésie/Gallimard, 2000
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mercredi, 11 avril 2018
Thomas Bernhard, « Corrections »
DR
« Alors que nous avons en vue notre travail et ce qu’il y a de dangereux et de fragile dans notre travail, nous utilisons la majeure partie de notre temps uniquement pour d’une manière générale pouvoir jeter un pont pour traverser le temps le plus proche, toujours le temps le plus proche de nous et nous pensons que, d’une manière générale, nous avons seulement besoin de penser à jeter un pont pour traverser le temps et non pas de penser au travail, à plus forte raison à un travail compliqué, requérant toute notre existence. Peu importe comment, seulement jeter un pont pour traverser, pensons-nous, sentons-nous instinctivement. Cela déjà étant enfant. Comment avancer, c’est que nous pensons sans interruption, et la plupart du temps, il est complètement indifférent de savoir comment nous avançons pourvu que nous avancions. Parce que c’est seulement sur le fait d’avancer et sans rien effectuer au-delà de cet objectif, ainsi s’exprime Roithamer, que nous devons concentrer nos énergies physiques et intellectuelles disponibles. Le travail, un auxiliaire pour nous faire traverser le temps intermédiaire, peu importe quel travail, quelle occupation, bêcher dans le jardin ou pousser au premier plan un objet de réflexion philosophique, c’est la même chose. Ensuite nous sommes possédés par une idée et nous n’avons au fond que la force de survivre, c’est pourquoi nous sommes dans un état plein de tourments extrêmes. Nous ne sommes engagés à rien, ainsi écrit Roithamer, rien souligné. Comme on nous a mis dans nos têtes d’enfants que nous n’aurons un droit à la vie que si nous travaillons raisonnablement, comme on nous assuré que nous devons accomplir notre devoir ! »
Thomas Bernhard
Corrections (1975)
Traduit de l’allemand par Albert Kohn
Gallimard / Du monde entier, 1978, rééd. Gallimard / L’imaginaire, 2005
Cet extrait, pour souhaiter un excellent anniversaire à Emmanuel Hocquard, né le 11 avril 1940,
qui vient de publier chez P.O.L, Le cours de Pise
http://www.unnecessairemalentendu.com/archive/2018/03/15/...
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lundi, 05 mars 2018
Qin Guan, Deux poèmes
« AUX CONFINS DU CIEL, LOURDE DE CHAGRINS PASSÉS…
Air : « Les Magnolias. Version abrégée ».
Aux confins du ciel, lourde de chagrins passés,
Seule, glacée, misérable, et nul ne s’enquiert de moi,
Je voudrais dévoiler mon cœur aux mille tourments brisé,
Comme se brise le parfum des fines écritures* hors l’encensoir doré.
Mes sourcils de jais si souvent froncés
Qu’un vent de printemps ne peut même détendre ;
Lasse, appuyée dans un pavillon haut perché :
Une grue qui s’enfuit dessine trait après trait ma peine…
SUR LA BRANCHE UN LORIOT AUX MÉLODIES INCESSANTES…
Air : « Ciel de perdrix »
Sur la branche un loriot aux mélodies incessantes qui s’accordent à mes larmes,
Traces de pleurs nouvelles ajoutées aux anciennes.
Tout le printemps, les carpes et les oies sauvages n’ont porté nulle lettre** ;
Séparée par les passes et les monts sur mille lis, mon âme, hors d’elle, en songe s’épuise.
Muette, face aux coupes parfumées,
Je prépare mon cœur qui se brise au crépuscule qui vient.
Je viens juste d’allumer les lanternes,
La pluie frappe les fleurs de poirier, et je ferme à fond les portes. »
* les fines écritures (litt. « la petite sigillaire ») désignent les volutes qui s’échappent du brûle-parfum.
** les anciens Chinois croyaient que les carpes et les oies sauvages étaient des messagers.
Qin Guan (1049-1100)
« La dynastie des Song du Nord — 960-1127 »
Textes traduits, présentés et annotés par Stéphane Feuillas
Anthologie de la poésie chinoise
La Pléiade, Gallimard, 2015
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vendredi, 29 septembre 2017
Jacques Réda, « Châteaux des courants d’air »
DR
« Mes fenêtres donnent à présent sur des jardins aux essences diverses – vernis du Japon, érables, marronniers, cytises, tilleuls, lilas, buddléias – échantillons bien spécifiques (il ne manque qu’un figuier) de ce que fournit spontanément la conjonction, sous cette latitude bénigne, d’une terre opiniâtre et du songe de jardin des Plantes qui hante ses occupants. Ainsi, très tôt le matin, quand le jour se diffuse comme du lait dans l’épaisse bouteille verte qui danse sous les ponts, d’un coup dix mille oiseaux actionnent les aiguilles et ciseaux d’un énorme atelier de couture, ou – par brouillard – se taisent pour exalter ce merle unique de l’enfance, appelant encore du cœur d’un monde plus pur que le cristal. Vers six heures, le soir, un soleil discret pénètre dans la cuisine, et s’y tient de profil comme une jeune femme qui repasse en souriant. Alors j’entends vibrer plus fort, symétrique de l’arc de la Seine, la corde qu’entre le pont Mirabeau et le pont de Tolbiac tend cette longue voie qui change quatre fois de nom, coupe trois arrondissements, y redistribue le trafic et la vadrouille vers les nefs vides de Citroën, les jardins cachés d’Alésia, les vallons de Montsouris et la farouche autonomie de la Butte-aux-Cailles. Unissant le clocher prétentieux d’Auteuil et la douce colonnade de la Nativité sous les rameaux païens de Bercy, elle s’insinue elle-même sous un fin poudroiement de feuillages. Acacias, gleditschias et autres espèces parentes ou ressemblantes (on s’y perd) s’y gravent en hiver sur des ciels tendrement lithographiques, et s’épanchent l’été dans les bleus par bouffées tropicales. Telles sont aussi la rue des Pyrénées ou la rue Caulaincourt, bien sûr indissociables des régions qu’elles desservent, délimitent, font communiquer, mais dont je sens mieux, la nuit, de mon nouveau point d’ancrage, quelle dimension mentale elles ajoutent au corps de la ville : rues en perpétuel mouvement comme dans les rêves, où c’est la ville qui se rêve et navigue en tout sens à travers les strates de pierre, de vie et de mémoire qui forment une épaisseur, réinventant à mesure les lois de son instable gravitation. Car si Paris semble devenir par instants une ville imaginaire, il faut dire qu’elle est avant tout une ville imaginative, voire jusqu’à un certain point mythomane (tous ces endroits où elle se prend pour Changai, Chicago, Conakry), sans cesse en quête d’elle-même sous le front rassurant que nous tendent les monuments de sa gloire. Sans doute redevable de ces dispositions aventureuses à la proximité de la mer (la lumière y est de sable et d’écume, l’air volumineusement libre et vert), peu à peu ses métamorphoses influent sur le promeneur. Il se pressent à son tour imaginé, promené comme l’antenne vagabonde et réflexive de la ville dans ses humeurs passagères (un coup de vent de carrousel d’automne au Luxembourg, un rayon qui, en un clin d’œil, porte à l’incandescence huit cents balcons de la rue de Grenelle), ou dans des lieux où, au contraire, elle peut céder au vertige d’une idée fixe (rue de l’Évangile, rue Leblanc), s’épanouir avec l’évidence d’une vérité bonne et majestueuse (l’avenue Parmentier, l’avenue Trudaine, l’esplanade du pont Alexandre et des Palais), et ailleurs répéter, parce que c’est instructif et nécessaire, la conclusion d’un raisonnement : telle, entre la Bastille et le fleuve, la vieille rame de métro qui, virant et grinçant, se réextirpait du sous-sol vers les nuages avec une placide régularité de geyser et une sourde véhémence axiomatique. »
Jacques Réda
Châteaux des courants d’air
Gallimard, 1986
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dimanche, 27 août 2017
Cesare Pavese, « Le métier de vivre »
DR
« 10 novembre [1938]
La littérature est une défense contre les offenses de la vie. Elle lui dit : “Tu ne me couillonnes pas ; je sais comment tu te comportes, je te suis et je te prévois, je m’amuse même à te voir faire, et je te vole ton secret en te composant en d’adroites constructions qui arrêtent ton flux.”
À part ce jeu, l’autre défense contre les choses, c’est le silence où l’on se ramasse pour bondir. Mais il faut se l’imposer, ne pas se le laisser imposer. Même pas par la mort. Choisir nous-même, au besoin, un mal est l’unique défense contre ce mal. Voilà ce que signifie l’acceptation de la souffrance. Non pas résignation mais élan. Digérer le mal d’un coup. Ils ont l’avantage ceux qui, par nature, savent souffrir d’une façon impétueuse et totale : de la sorte, on désarme la souffrance, on en fait notre création, notre choix, notre résignation. Justification du suicide.
Ici la Charité n’a pas de place. À moins peut-être que ne soit la vraie charité cette projection violente de soi-même ?
30 mars [1948]
L’odeur de la première pluie nocturne, sous le ciel clair. Saison ouverte, retour.
Dans la vie, il n’y a pas de retour. Beauté de ce rythme discordant – sur le retour périodique des saisons, la progression des années qui colorent de façon toujours différente un thème semblable – mesure et invention, constance et découverte – l’âge est une accumulation de choses semblables que l’on enrichit et que l’on approfondit de plus en plus. »
Cesare Pavese
Le métier de vivre
Traduit de l’italien par Michel Arnaud
Gallimard, 1958
Cesare Pavese est né le 9 septembre 1908 à Santo Stefano, il s'est suicidé le 27 août 1950 dans une chambre d’hôtel à Turin.
On pourra lire l’immense poème de Vasco Graça Moura, http://www.unnecessairemalentendu.com/archive/2015/08/11/...
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vendredi, 18 août 2017
Pascal Quignard, « Vie secrète »
La Rive dans le noir © cc
« Ceux qui aiment ardemment les livres constituent, sans qu’ils le sachent, la seule société secrète exceptionnellement individualisée. La curiosité de tout et une dissociation sans âge les rassemblent sans qu’ils se rencontrent jamais.
Leurs choix ne correspondent pas à ceux des éditeurs, c’est-à-dire du marché. Ni à ceux des professeurs, c’est-à-dire du code. Ni à ceux des historiens, c’est-à-dire du pouvoir
Ils ne respectent pas le goût des autres. Ils vont se loger plutôt dans les interstices et les replis, la solitude, les oublis, les confins du temps, les mœurs passionnés, les zones d’ombre, les bois des cerfs, les coupe-papier en ivoire.
Ils forment à eux seuls une bibliothèque de vies brèves mais nombreuses. Ils s’entre-lisent dans le silence, à la lueur des chandelles, dans le recoin de leurs bibliothèques tandis que la classe des guerriers s’entre-tue avec fracas sur les champs de bataille et que celle des marchands s’entre-dévore en criaillant dans la lumière tombant à plomb sur les places des bourgs ou sur la surface des écrans gris, rectangulaires et fascinants qui se sont substitués à ces places. »
Pascal Quignard
Vie secrète
Gallimard, 1998
13:13 Publié dans Anniversaires, Écrivains, Édition | Lien permanent | Tags : pascal quignard, vie secrète, gallimard
dimanche, 13 août 2017
Philippe Jaccottet, « Bois et blés »
DR
« L’ombre, le blé, le champ, et ce qu’il y a sous la terre. Je cherche le chemin du centre, où tout s’apaise et s’arrête. Je crois que ces choses qui me touchent en sont plus proches.
Une barque sombre, chargée d’une cargaison de blé. Que j’y monte, que je me mêle aux gerbes et qu’elle me fasse descendre l’obscur fleuve ! Grange qui bouge sur les eaux.
J’embarque sans mot dire ; je ne sais pas où nous glissons, tous feux éteints. Je n’ai plus besoin du livre : l’eau conduit.
À la dérive.
Or, rien ne s’éloigne, rien ne voyage. C’est une étendue qui chauffe et qui éclaire encore après que la nuit est tombée. On a envie de tendre les mains au-dessus du champ pour se chauffer.
(Une chaleur si intense qu’elle n’est plus rouge, qu’elle prend la couleur de la neige.)
On est dans le calme, dans le chaud. Devant l’âtre. Les arbres sont couverts de suie. Les huppes dorment. On tend au feu des mains déjà ridées, tachées. Les enfants, tout à coup, ne parlent plus.
C’est juste ce qu’il faut d’or pour attacher le jour à la nuit, cette ombre (ou ici cette lumière) qu’il faut que les choses portent l’une sur l’autre pour tenir toutes ensemble sans déchirure. C’est le travail de la terre endormie, une lampe qui ne sera pas éteinte avant que nous soyons passés. »
Philippe Jaccottet
Paysages avec figures absentes
Gallimard, 1970, revue et augmentée en 1976, rééd. Poésie/Gallimard, 2006
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jeudi, 10 août 2017
Georges Perec, « La disparition »
au Moulin d'Andé, où Georges Perec écrivit La disparition. DR
« Anton Voyl n’arrivait pas à dormir. Il alluma. Son Jaz marquait minuit vingt. Il poussa un profond soupir, s'assit dans son lit, s’appuyant sur son polochon. Il prit un roman, il l’ouvrit, il lut ; mais il n’y saisissait qu’un imbroglio confus, il butait à tout instant sur un mot dont il ignorait la signification.
Il abandonna son roman sur son lit. Il alla à son lavabo ; il mouilla un gant qu’il passa sur son front, sur son cou.
Son pouls battait trop fort. Il avait chaud. Il ouvrit son vasistas, scruta la nuit. Il faisait doux. Un bruit indistinct montait du faubourg. Un carillon, plus lourd qu’un glas, plus sourd qu’un tocsin, plus profond qu’un bourdon, non loin, sonna trois coups. Du canal Saint-Martin, un clapotis plaintif signalait un chaland qui passait.
Sur l’abattant du vasistas, un animal au thorax indigo, à l’aiguillon safran, ni un cafard, ni un charançon, mais plutôt un artison, s’avançait, traînant un brin d’alfa. Il s’approcha, voulant l’aplatir d'un coup vif, mais l’animal prit son vol, disparaissant dans la nuit avant qu’il ait pu l’assaillir. »
Georges Perec
La disparition
Coll. « Les Lettres nouvelles », Denoël, 1969, rééd. Coll. « L’imaginaire », Gallimard, 1989
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vendredi, 21 juillet 2017
Li Bai, « J’interroge la lune, une coupe de vin à la main »
Li Bai, DR
« Lune dans le ciel bleu, depuis quand es-tu là ?
Je te pose la question, une coupe à la main.
L’homme ne peut pas monter sur la lune claire ;
Mais la lune se promène toujours avec l’homme.
Miroir aérien brillant sur la porte rouge du palais ;
Elle répand un éclat pur quand la brume se dissipe.
On la voit se lever dans la nuit au-dessus de la mer ;
On oublie qu’elle se noyait dans les nuages du matin.
Le lièvre blanc y pile la drogue magique jour et nuit ;
Chang’e y habite seule, sans connaître de voisins*.
Les gens d’aujourd’hui, n’ont pas vu la lune d’antan ;
La lune d’aujourd’hui, elle, a éclairé les gens de jadis.
Gens d’aujourd’hui et de jadis : de l’eau qui coule ;
Mais c’est toujours la même lune qu’on contemple.
Puisse au moment où nous chantons face au vin
L’éclat du clair de lune illuminer nos coupes dorées. »
* Chang’e (ou Heng’e), enfuie dans la lune, en devint la déesse.
Li Bai – 701-762
« La dynastie des Song du Nord »
Traduit, présenté et annoté par Florence Hu-Sterk
In Anthologie de la poésie chinoise
La Pléiade, Gallimard, 2015
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mardi, 30 mai 2017
Hermann Broch, « Les Somnambules »
DR
« Dans cette anxiété souveraine qui s’empare de chaque homme au sortir de l’enfance, à l’heure où le pressentiment l’envahit qu’il lui faudra marcher seul, tous ponts coupés, au rendez-vous de sa mort sans modèle, dans cette extraordinaire anxiété qu’il faut bien déjà nommer un effroi divin, l’homme cherche un compagnon afin de s’avancer avec lui, la main dans la main, vers le porche obscur, et pour peu que l’expérience lui ait appris quel délice il y a sans conteste à coucher auprès de son semblable, le voici persuadé que cette très intime union des épidermes pourra durer jusqu’au cercueil. Aussi, quelque rebutantes que soient certaines apparences, car l’on opère entre deux draps de toile grossière et mal aérés ou parce que l’on peut croire qu’une fille ne considère peut-être dans l’homme que le moyen d’assurer ses vieux jours, qu’on veuille bien ne jamais oublier que tout membre de l’humanité, même s’il a le teint jaunâtre, même s’il est anguleux et petit et marqué en haut à gauche d’un défaut de dentition, qu’un tel être, en dépit de son défaut de dentition appelle de ses cris cet amour qui doit pour l’éternité le ravir à la mort, à une peur de la mort qui redescend chaque soir avec la nuit sur la créature dormant dans la solitude, peur qui déjà la harcèle et la lèche comme le ferait une flamme à l’instant où elle se dépouille de ses vêtements ainsi que faisait alors Mlle Erna : elle ôta son corsage de velours rouge pâli, laissa tomber sa jupe de drap vert sombre et aussi son jupon. Elle retira également ses souliers ; en revanche elle garda ses bas et son jupon empesé, elle ne put même se résoudre à ouvrir son corset. Elle avait peur, mais elle dissimulait cette peur sous un sourire futé et à la lumière vacillante de la bougie posée sur la table de nuit, elle se glissa dans le lit sans davantage se dévêtir. »
Hermann Broch (1er novembre 1886 – 30 mai 1951)
Les Somnambules
deuxième partie : « Ersch ou l’anarchie » (1931)
Traduit de l’allemand par Pierre Flachat et Albert Kohn
Gallimard, 1956-1957, rééd. L’Imaginaire, 1990
15:31 Publié dans Écrivains, Édition | Lien permanent | Tags : hermann broch, les somnanmbules, pierre flachat, albert kohn, gallimard